Marquée par les années de dictatures,
la réflexion progressiste cherche à présent
à concilier un modèle plus égalitaire avec le
respect des droits humains, bien au-delà du choix entre les modèles cubain et néolibéral, propos de Jean-Paul Marthoz, recueillis par Paola Peebles Vlahovic
L’Amérique latine a aujourd’hui beaucoup de gouvernements de gauche ou supposés tels. Et quelques gouvernements de droite. La force électorale acquise par la gauche est un indicateur pertinent d’une conjoncture politique nouvelle, mais la force électorale de la gauche ne signifie pas par elle-même un recul des forces conservatrices. Les espoirs que cette progression des forces démocratiques inspire peuvent faire perdre de vue la complexité des processus politiques à l’œuvre sur le sous-continent. Peut-on résumer la situation en parlant de deux axes : celui des ‘nouvelles gauches’ et celui des ‘vieilles droites’ ?
Jean-Paul Marthoz : On pourrait intervertir, dire qu’il y a de « nouvelles droites » mais qui expriment des intérêts éternels. Quand on parle du virage à gauche en Amérique latine, on est tenté d’oublier un phénomène de renforcement de gouvernements de droite dans des pays relativement importants dans la configuration et les rapports de force régionaux.
Par exemple, le Mexique. Le président actuel, Felipe Calderón est du Parti d’Action Nationale, qui correspondrait, en Europe, à un parti démocrate-chrétien de droite, avec des thèses économiques plutôt néolibérales, et conservatrices sur le plan des valeurs. Le Parti révolutionnaire institutionnel, parti hétéroclite, était proche de la position de Felipe Calderón lors des élections. Même si on peut se demander si Calderón l’a vraiment emporté face à Manuel Lopez-Obrador, la gauche, représentée par ce dernier, n’a fait que 36 % des voix aux présidentielles. Il reste donc, dans un pays comme le Mexique, un grand pouvoir de convocation de la droite, alors que c’est là qu’a eu la première grande contestation de la mondialisation avec les zapatistes et le sous-commandant Marcos. Le Mexique pose donc un premier problème : est-ce une « vieille droite » ? Oui, si on se dit qu’il s’agit là d’une droite qui défend les intérêts d’une minorité de la population, qui a des théories économiques qui ne remettent pas du tout structurellement en cause les inégalités sociales - qui restent une des plaies les plus graves de l’Amérique latine. Mais c’est une droite « nouvelle », dans la mesure où elle s’est inscrite très habilement dans la mondialisation. Elle est donc passée d’un simple conservatisme social à la formulation de politiques économiques qui apparaissent « modernes ». On peut sans doute parler davantage de nouvelles droites latino-américaines que de vieilles droites latino-américaines.
En Colombie, on est dans le même cas d’école. Le président Uribe a réussi, d’élection en élection, à confirmer son ascendant, en développant des positions très droitières, tant dans sa conception de l’Etat qu’en termes de politiques sociales et économiques. Entre ces deux pôles de droite en Amérique latine que sont le Mexique et la Colombie se trouvent une cascade de pays d’Amérique centrale qui, à l’exception du Nicaragua, ont aussi des régimes de droite. Pour ne pas tomber trop vite dans une espèce d’euphorie progressiste, face à un mouvement qui serait uniquement de balancier vers la gauche, il faut rappeler qu’il y a toujours des pays où les intérêts des groupes qui ont dominé l’Amérique latine pratiquement depuis les indépendances restent très bien représentés.
En ce qui concerne la gauche, deux phénomènes, qui s’emboîtent l’un dans l’autre, sont à mettre en exergue. L’alternance et les aspirations à plus de justice sociale. D’un côté, il y a eu une volonté d’alternance. C’est ce qui a incité un certain nombre d’électeurs dans des pays comme le Brésil et l’Argentine, à voter à gauche. Un phénomène classique d’alternance s’est porté sur la gauche parce que pendant quinze ans, les gouvernements de l’Amérique latine qui sont passés par les élections étaient des gouvernements de droite ou de centre-droit.
D’un autre côté, ces gouvernements n’avaient absolument pas répondu aux attentes de la population. Ces attentes, après la période des régimes militaires, étaient l’aspiration à la liberté, mais aussi le sentiment que de la démocratie allait pouvoir surgir une économie qui n’allait plus être uniquement au service des intérêts de l’oligarchie ou des forces armées, mais bien plus largement de l’intérêt des classes moyennes et des classes populaires. Or, la politique économique qui a suivi la rentrée des militaires dans les casernes s’est traduite en général dans des politiques néolibérales qui n’ont pas conduit à davantage d’égalité et de sécurité sociale pour les populations fortement marquées par les années de dictature et de répression sociale. Ces gouvernements ont mis en œuvre des politiques de privatisation, de libre-échange, « d’étasunisation », notamment dans le cadre des accords commerciaux qui commençaient à se développer dans les années nonante, comme l’Alena (Canada, Etats-Unis, Mexique), et un certain nombre d’accords bilatéraux qui ont été signés avec les Etats-Unis. Le projet de Zone de libre échange des Amériques, proposé par le président Clinton, a été repris par le président Bush. Même si celui-ci n’a pas abouti, ce qu’on a appelé le consensus de Washington, prônant libéralisation et privatisations, a débouché sur un accroissement des malédictions traditionnelles de l’Amérique latine.
Les inégalités sociales, la dépendance, l’adoption d’un modèle économique fondé sur les exportations aux dépens du développement des structures internes de l’économie, l’absence de politiques volontaristes et audacieuses dans les domaines fiscal et social. C’est le drame de l’Amérique latine. On ne peut obtenir de changement de la politique sociale sans changement de politique fiscale.
Dans les années nonante, cette ambiance néolibérale a débouché sur une série de phénomènes, dont l’explosion de la dette. Celle-ci a été l’une des expressions les plus graves de cet échec du consensus de Washington dans la plupart des pays qui ont payé les conséquences très lourdes de ce modèle de développement.
Parallèlement au travail qui se faisait dans les partis politiques, des mouvements sociaux se sont développés dans ce contexte de néolibéralisme économique et de démocratie politique (au sens limité d’élections et d’alternance politique, de meilleur respect des droits humains). C’était une décennie de nouvelles mobilisations sociales, dans des pays qui avaient été marqués par les dictatures et dans lesquels les mouvements sociaux avaient été cassés, presque liquidés par la répression. C’est l’aspect positif de la réapparition d’une démocratie formelle : elle a permis un espace dans lequel un certain nombre de nouveaux mouvements, et d’anciens mouvements également, ont exprimé des revendications. Le plus symbolique est le mouvement indigène, qui a été marginalisé pendant des décennies et qui, dans les années nonante, a fait une percée considérable. Les raisons de ce développement sont multiples. Paradoxalement, ce mouvement a bénéficié de la mondialisation, qui a permis de rendre transnational le combat indigène, qui n’était plus vu comme purement ethnique, mais comme une cause universelle. Le mouvement autour du Chiapas est exemplatif à cet égard, même si ce n’est pas la seule dimension du combat des zapatistes. La mondialisation et le combat indigène ont alimenté et donné l’audace aux pays andins comme l’Equateur et la Bolivie. Ce mouvement est devenu un acteur incontournable de l’action politique et sociale, même s’il est difficile parfois de l’intégrer dans les luttes classiques. Nées d’une nouvelle conscience politique et sociale, des mobilisations ont permis de former un cadre d’interprétation plus cohérent, une remise en cause de la fatalité du néolibéralisme, dans laquelle on avait tenté de coincer les résistances.
Les laissés-pour-compte du néolibéralisme qui, déjà traditionnellement, étaient déjà marginalisés, sont aujourd’hui organisés dans des mouvements, comme celui des Paysans sans terre, au Brésil par exemple. Un acteur social et politique très visible et dont les luttes sont mondialisées. L’expression de ces luttes que sont les Forums sociaux a d’ailleurs débuté à Porto Alegre. L’altermondialisme est aussi la résultante de l’apparition de mouvements liés aux nouvelles formes de marginalisation, comme les « piqueteros », en Argentine, avec la marginalisation des classes populaires et même des classes moyennes.
Sur les décombres, les désillusions et les frustrations des échecs de la révolution dans certains pays d’Amérique latine, sur l’effondrement du monde communiste, on a osé penser de manière plus globale, au-delà des luttes sectorielles, de manière à proposer un autre modèle de développement. Les formules ne sont pas exemptes d’incohérences, de vieilles recettes mais de nouvelles propositions surgissent, dans un bouillonnement intellectuel très palpable partout sur le continent. On pense la crise globalement, on formule des alternatives plus audacieuses. C’est dans ce débat que des partis ont réussi à se placer, parfois avec davantage de légitimité que d’autres, dans une longue tradition d’articulation avec le mouvement social. C’est le cas du Parti des travailleurs de Lula (PT), au Brésil, qui a réussi à proposer un programme se basant sur ses expériences à la base, celles acquises notamment dans la gestion municipale, mais aussi une autre manière d’intégrer le Brésil dans le monde. Bien que des partis de gauche aient bénéficié des actions et réflexions de mouvements sociaux, ils n’ont pas toujours réussi à représenter une ligne claire dans l’alternative qu’ils proposent. Par exemple, le péronisme en Argentine reste confus sur ses fondements, sur ses objectifs, sur le type de société qu’il veut construire. Au Brésil, le PT a été rapidement l’objet de critiques internes et même de divisions.
L’épuisement du modèle néolibéral, vers la fin des années nonante, est reconnu par tous, même par ceux qui sont à l’origine de la pensée néolibérale aux Etats-Unis. La fragilisation de l’économie en est une traduction, la précarisation, aussi. Mais sur le plan politique, le risque est de voir les électeurs, confrontés à des difficultés sociales, penser qu’il vaut mieux, en vue de plus d’égalité sociale, avoir un système plus autoritaire (ce qui ne veut pas dire nécessairement militarisé). Ainsi, le Latinobarometro 2004 révélait qu’un pourcentage élevé de la population était tenté par un système plus autoritaire, puisque la démocratie n’avait pas délivré les biens qu’elle avait promis. Ce sentiment s’est exprimé en particulier dans les sociétés les plus brutalisées par la délinquance, un des phénomènes aiguisés par la crise économique et sociale, par l’insécurité. Est-on en démocratie quand on a peur ? C’est un élément-clé pour comprendre ce qui a alimenté le sentiment d’impuissance économique et, en tant que citoyen, un des éléments les plus perturbateurs de la démocratie.
Une grande insatisfaction sociale s’est donc traduite dans un basculement à gauche. Il faut toutefois se demander ce que signifie aujourd’hui la gauche en Amérique latine. Elle n’est pas la même au Chili avec Michelle Bachelet ou au Venezuela avec Hugo Chávez. De plus, dans la plupart des pays, on parle beaucoup plus de croissance économique que de redistribution par des politiques remettant en cause les structures des inégalités. A ce sujet, il n’y a pas beaucoup de différences entre les différents gouvernements de gauche. La droite prône de grossir le gâteau par la croissance, mais en le préservant pour l’oligarchie. Les recettes de la gauche ne tablent pas sur autre chose qu’un gâteau plus grand également, mais en le répartissant mieux. Il s’agit cependant plutôt d’assistancialisme que de remise en cause structurelle des inégalités. Lula a choisi une politique de "responsabilité" au niveau international, pour faire croître l’économie du pays. Un équilibre de la balance des paiements, le remboursement de la dette auprès des institutions financières internationales... Il faut malgré tout souligner les puissantes contraintes, internes, internationales, du système électoral, les freins mis par les élites. Par exemple, si Lula voulait changer de politique sociale, il serait coincé dans sa volonté de répartition par le nécessaire passage par un changement de politique fiscale.
Chávez n’est en ce sens pas très éloigné de la position de Lula : il vise l’augmentation de la rente pétrolière, une politique qui aujourd’hui favorise davantage les milieux socialement défavorisés que l’oligarchie, mais il ne touche pas réellement au pouvoir de l’oligarchie nationale et internationale. Le pétrole continue d’affluer vers les Etats-Unis, malgré sa rhétorique anti-étatsunienne. Et en s’affichant avec l’Iran, en faisant des alliances avec la Syrie, la Lybie, avec Cuba, pratique-t-il un jeu purement géopolitique ou cela traduit-il une sympathie pour des formes de gouvernement plus autoritaires ? D’autant plus que la militarisation de la société au Venezuela pose question. La perte du référendum a calmé les choses : elle met en évidence qu’il existe une possibilité pour l’opposition de faire valoir ses points de vue. La critique de la personnalisation du pouvoir et de la centralisation des décisions interroge sur la réalité de la participation citoyenne. Cette dernière est-elle une courroie de transmission du pouvoir ? Quelle est l’autonomie des luttes sociales ? Par ailleurs, le modèle économique chaviste est fondé sur des ressources épuisables, principalement le pétrole. La gauche parvient-elle à trouver un équilibre entre les politiques énergétiques et les politiques de lutte contre les inégalités, au-delà du pétrole qui sera épuisé un jour ? Il faudrait pour ce faire des politiques structurelles pour créer une véritable sécurité sociale.
Avec l’explosion de la demande de pétrole (due notamment à la croissance des économies chinoise et indienne) l’Amérique latine acquiert, de nouveau, un rôle important sur l’échiquier mondial. Elle devient un acteur international également grâce aux ressources minières du Chili, de la Bolivie, du Mexique. Les ressources engrangées permettent de rembourser la dette mais les institutions financières internationales n’en sont pas moins vues comme absolument négatives. Avec son projet de socialisme du vingt-et-unième siècle et ses capacités financières, le Venezuela vise à promouvoir une politique sociale globale qui lui permet de développer sa position régionale. Le projet de l’Alba (Alternative bolivarienne des Amériques) cherche à s’articuler autour d’infrastructures tournant autour du pétrole. C’est un projet économique, mais aussi politique, culturel, voire onirique, qui rêve d’une Amérique latine nouvelle. Cependant, il se confronte aux autres. La concurrence existe entre Chavez et Lula. Mais aussi entre le Brésil et l’Argentine, dépassée par la masse économique, la puissance technologique et même militaire du Brésil. L’enjeu est d’imaginer de nouvelles relations internationales, au-delà du déclamatoire, une nouvelle intégration régionale.
Sur le continent des inégalités, l’épée de Damoclès est l’absence de réformes. Pour l’oligarchie, le réformisme social, le keynesianisme, sont souvent perçus comme révolutionnaires. Les inégalités sont pourtant ce qui fait que l’Amérique latine en reste à un stade de développement intermédiaire. L’Amérique latine est aussi touchée par la mélancolie démocratique, similaire à celle que vit l’Europe, par le sentiment d’impuissance par rapport à des facteurs extérieurs. Qui contrôle l’économie ? C’est un élément démobilisateur. L’explosion des exportations de matières premières accentue la primarisation et la dépendance des économies et reporte en fait les échéances de décisions structurelles.
L’Amérique latine est cependant redevenue source d’inspiration. Des phénomènes de mobilisations importants, mais aussi des expériences dans le domaine des médias, comme l’existence de quotidiens de gauche comme Pagina 12 en Argentine, malgré que la plupart des médias soient aux mains de grands groupes de presse, montrent que le continent est en mouvement. La réflexion aiguë au sujet des impasses du néolibéralisme est un facteur de mobilisation pour beaucoup. Il ne s’agit plus de choisir de manière binaire entre le modèle cubain et le modèle néolibéral. Marquée par les années de dictatures, la réflexion progressiste est complexe et cherche à concilier un modèle plus égalitaire avec le respect des droits humains.