L’anglais, de plus en plus nécessaire et de moins en moins suffisant

Mise en ligne: 19 mars 2012

On assiste au développement de l’enseignement des langues autres que l’anglais sous la poussée notamment de ce qu’on appelle la Chinafrique, par Silvia Lucchini

La prédominance de l’anglais est incontestable dans l’entreprise. Dans l’espoir d’un gain plus important et d’une meilleure employabilité, dans la plupart des pays les jeunes choisissent majoritairement d’apprendre l’anglais.

Cependant, les choses ne sont pas aussi simples. Différents rapports, établis à la demande d’organismes publics, dont la Commission européenne, signalent que les compétences linguistiques nécessaires dans les grandes entreprises, comme dans les PME, ne se réduisent pas à la maîtrise du seul anglais.

Le plurilinguisme dans les entreprises

En entreprise, les besoins de compétences plurilingues se font sentir en particulier dans certains domaines communicatifs. Le rapport Piri de 2002 (L’enseignement des langues de moindre diffusion comme langues étrangères dans d’autres pays), le rapport Grin de 2005 (L’enseignement des langues étrangères comme politique publique) et le rapport Elan de 2006, (Incidence du manque de compétences linguistiques des entreprises sur l’économie européenne) en mentionnent quelques-uns.

Le premier domaine communicatif, cité de manière unanime, est celui qui concerne les relations avec les clients :

« Il est évident que la langue la plus indiquée dans les relations commerciales est celle que parle le client » [1].

« En effet, si l’acheteur a le choix entre des versions à peu près identiques d’un certain produit, sa préférence tendra, toutes autres choses égales par ailleurs, vers le produit qui lui est proposé dans sa propre langue » [2].

« Chaque client étranger peut décider de sa langue de communication » [3].

D’une part, les clients sont ceux des marchés internes, auxquels sont destinés les produits d’une entreprise délocalisée ou qui appartiennent à des communautés linguistiques particulières, temporaires, comme dans le cas des touristes, ou définitives lorsqu’il s’agit de minorités linguistiques à l’intérieur du pays.

D’autre part, c’est aussi dans les activités d’exportation que la communication dans la langue du client est importante, que cela concerne les transactions avant la vente ou les services après-vente. L’enquête Elan conclut que « les PME qui adoptent une stratégie de communication multilingue, recrutent des locuteurs natifs, recrutent du personnel possédant des compétences linguistiques et recourent à des traducteurs spécialisés, ont des activités d’exportation bien plus importantes que celles qui ne le font pas » [4].

« On a calculé qu’une PME investissant dans ces quatre mesures pouvait réaliser des ventes à l’exportation supérieures de 44,5 % à celles d’une PME qui s’abstiendrait de procéder à de tels investissements » [5].

D’autres domaines de communication plurilingue figurent dans les rapports cités : les contacts avec les fournisseurs, la communication interne dans l’entreprise, la production de biens et services dans le domaine linguistique, les relations publiques, les échanges transfrontaliers.

Le rapport Elan mentionne également que les capacités interculturelles, liées à la compétence linguistique, sont parfois citées par les entreprises comme favorisant les transactions commerciales et que la méconnaissance des rituels de négociation est susceptible d’entraver les échanges.

En 2011, dans la suite du rapport Elan, le rapport Pimlico (Rapport sur les stratégies de gestion des langues et les meilleures pratiques dans les PME européennes) présente une enquête réalisée à l’échelle européenne dans le but de recenser et décrire « les modèles de meilleure pratique dans quarante PME européennes, sélectionnées pour l’importance de leur croissance commerciale, fruit de la formulation et du recours à des stratégies de gestion des langues » [6].

Les conclusions auxquelles arrive ce rapport mettent en évidence un certain nombre de stratégies linguistiques dans les entreprises performantes, dont les caractéristiques communes sont un niveau très élevé de compétence en anglais, mais également la capacité à négocier dans au moins deux autres langues étrangères, utilisées pour différents marchés et une gestion des ressources humaines qui inclut les aspects linguistiques et culturels. Par exemple, les PME performantes :
« -*enregistrent soigneusement les compétences linguistiques de leur personnel et les mettent à profit ;

  • emploient des locuteurs de langue maternelle ;
  • entreprennent des formations linguistiques et culturelles ;
  • acquièrent une connaissance interculturelle approfondie ;
  • ont recours à des traducteurs et à des interprètes professionnels ;
  • adaptent leurs sites internet à d’autres cultures ;
  • œuvrent en partenariat avec les universités locales pour sous-traiter du soutien linguistique à court et à long terme, y compris l’accueil de stagiaires étrangers » [7].

Les autres langues : un profil de distinction

Dans certains pays asiatiques en pleine expansion économique, on assiste actuellement à une forte croissance de la demande de langues diverses, ce qui semble confirmer dans la pratique les conclusions des différents rapports.

En Corée, une étude de 2008 mentionne la demande croissante des employeurs pour des langues autres que l’anglais, notamment le français, le russe, l’espagnol et l’arabe, due à l’ouverture de nouveaux marchés, en particulier le marché africain [8]. L’enseignement de ces langues ne semble pas avoir suivi la tendance pour l’instant [9].

Le cas de la Chine est le plus éclatant et concerne aussi l’enseignement. Depuis une dizaine d’années, on assiste à un développement extraordinaire de l’enseignement des langues autres que l’anglais [10], et du français en particulier, entre autres sous la poussée du développement de ce qu’on appelle la Chinafrique, c’est-à-dire de l’investissement commercial et économique de la Chine dans le continent africain.

Ces deux pays imposent l’apprentissage précoce de l’anglais, à l’école primaire ou secondaire. Le fait que l’anglais soit enseigné de toute façon à tous, sans aucune concurrence, permet sans doute l’émergence, à un moment donné, de la demande d’autres langues, demande complémentaire et diversifiée.

L’évolution de l’enseignement des langues dans ces deux pays semble donner raison aux prévisions de Grin, qui, dans son rapport de 2005, faisait l’hypothèse d’un accroissement de la demande d’autres langues, en avançant comme argument que si tous connaissent l’anglais, sa « rentabilité » pour l’entreprise ne peut que diminuer :

Dans une économie globalisée où la concurrence érode les différences de qualité et de prix entre produits concurrents, et où le vendeur et l’acheteur sont tous deux capables de s’entretenir en anglais, les compétences communicationnelles (essentielles, entre autres, dans tout ce qui relève du service après-vente) vont voir leur importance s’accroître [11].

Grin établit une analogie avec ce qui s’est passé dans le cas de la littératie (lecture et écriture). Lorsqu’elle n’était pas généralisée dans les pays européens, la capacité de lire et écrire représentait un « profil de distinction » pour les entreprises, alors que ce n’est plus le cas aujourd’hui, étant donné qu’il s’agit d’une compétence de base supposée acquise par tous.

De même, si l’anglais est enseigné à tous et devient une compétence de base, ce sont les autres langues qui vont construire le « profil de distinction », même d’un point de vue économique.

Cette même idée est reprise par le rapport Pimlico, déjà cité, mais aussi par d’autres rapports récents toujours établis à la demande de la Commission européenne, à savoir Un défi salutaire (dit « Rapport Maalouf »), en 2008, Les langues font nos affaires, toujours en 2008, et Languages for jobs, en 2011 : ce qui va faire la différence entre les entreprises en termes d’excellence et de compétitivité, ce sera bien la connaissance d’autres langues en plus de l’anglais.

« Du point de vue professionnel, tout porte à croire que la langue anglaise sera, à l’avenir, de plus en plus nécessaire, mais de moins en moins suffisante. Si, dans certains domaines d’activité, il est déjà quasiment impératif de la connaître, inclure dans son curriculum vitæ une langue qui serait déjà mentionnée par tous les autres candidats ne donne au postulant aucun atout supplémentaire pour trouver un emploi, ou pour exercer une activité. C’est déjà largement le cas aujourd’hui, et ce sera encore plus vrai à l’avenir » [12].

Préparer le futur

De telles considérations sur l’usage des langues pour le développement économique ont des implications évidentes sur l’enseignement et l’apprentissage des langues.

En Europe, la tendance actuelle vise à promouvoir les enseignements trilingues (au minimum) dans la formation de base.

A partir des conclusions du Conseil européen de Barcelone, en 2002, la politique linguistique européenne promeut le trilinguisme précoce pour des raisons économiques, dont nous avons déjà parlé (« la diversité linguistique au sein de l’Europe constitue une valeur ajoutée pour le développement des relations économiques et culturelles entre l’Union européenne et le reste du monde » [13]), mais aussi pour des raisons relatives à la construction de l’identité européenne, qui est définie comme étant plurilingue et interculturelle [14], et à la préservation des droits linguistiques de chaque citoyen [15].

Outre la formation de base, d’autres modalités d’enseignement des langues se révèlent nécessaires aujourd’hui pour satisfaire les besoins linguistiques croissants dans les entreprises.

Les différents rapports cités attirent l’attention sur l’importance de lier l’enseignement des langues au monde du travail, qui nécessite une communication efficiente dans des domaines précis. Languages for jobs indique que c’est justement dans le domaine de l’enseignement des langues sur objectifs spécifiques que des progrès doivent être accomplis :

« Une attention particulière est consacrée à l’enseignement des langues dans l’éducation professionnelle et la formation, car c’est un domaine dans lequel des progrès sont nécessaires. Des méthodes spécialisées de l’enseignement des langues doivent être conciliées afin de répondre aux besoins professionnels des apprenants en formation professionnelle » [16].

Or, ces progrès ne pourront sans doute pas être accomplis sans une collaboration étroite sur l’acquisition des langues entre les entreprises et la recherche universitaire. Cette collaboration entreprises-universités est mentionnée explicitement dans le rapport Pimlico, qui a mis en évidence que les entreprises performantes « œuvrent en partenariat avec les universités locales pour sous-traiter du soutien linguistique à court et à long terme, y compris l’accueil de stagiaires étrangers » [17].

Langue identitaire et langue personnelle adoptive

D’autre part, tous les rapports européens font références aux capacités culturelles et interculturelles des entreprises. Il est donc important de ne pas réduire l’apprentissage d’une langue à ses objectifs purement communicatifs, même au sein de l’entreprise. A ce propos, le rapport Maalouf développe une vision originale d’un plurilinguisme qui prend en considération les aspects culturels et interculturels des langues.

L’idée centrale du rapport Maalouf est qu’à côté de la langue identitaire, qui coïncide en général avec la langue maternelle, et d’une ou deux langues de communication nationale ou internationale, toute personne soit encouragée à choisir une « langue personnelle adoptive », de façon la plus large possible et dans un groupe de langues de moindre diffusion.

« L’Union européenne devrait prôner la notion de langue personnelle adoptive.
Ce que nous entendons par cette notion, c’est que tout Européen serait encouragé à choisir librement une langue distinctive, différente de sa langue identitaire, et différente aussi de sa langue de communication internationale. Telle que nous la concevons, la langue personnelle adoptive ne serait pas du tout une seconde langue étrangère, mais plutôt, en quelque sorte, une seconde langue maternelle. Apprise intensément, couramment parlée et écrite, elle serait intégrée dans le cursus scolaire et universitaire de tout citoyen européen, ainsi que dans le curriculum professionnel de chacun ».
 [18].

Cette « langue personnelle adoptive » serait apprise de la manière la plus approfondie possible, y compris dans ses aspects culturels, entendus comme un ensemble de pratiques, de productions et comme un patrimoine sédimenté par les vicissitudes de l’histoire.

Bibliographie

Conseil européen de Barcelone, Conclusions de la présidence, 15 et 16 mars 2002.

Languages for jobs, 2011 : Providing multilingual communication skills for the labour market. Report from the thematic working group « Language for jobs » European Strategic framework for education and training. Commission européenne.

Les langues font nos affaires. Des entreprises plus performantes grâce à une connaissance accrue des langues, 2008. Commission européenne.

Bel D., 2011 : « Economie politique du développement du français en Chine au niveau universitaire. Entre discours et réalité ». Conférence au Séminaire régional francophone de recherche-action.

CILT (The National centre for fanguages), 2006 : Incidences du manque de compétences linguistiques des entreprises sur l’économie européenne (Elan). Commission européenne.

Grin, F., 2005 : L’enseignement des langues étrangères comme politique publique, Haut conseil de l’évaluation de l’école.

Maalouf A., 2008 : Un défi salutaire. Comment la multiplicité des langues pourrait consolider l’Europe. Propositions du Groupe des intellectuels pour le dialogue interculturel, constitué à l’initiative de la Commission européenne

Milhaud M., 2011 : Paradoxe et perspectives du français en Corée, Synergies Corée, 2, pp. 27-36.

Piri, 2002 : L’enseignement des langues de moindre diffusion comme langues étrangères dans d’autres pays. Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe – De la diversité linguistique à l’éducation plurilingue. Conseil de l’Europe.

Résolution du Conseil du 21 novembre 2008 relative à une stratégie européenne en faveur du multilinguisme. 
Journal officiel n° C 320 du 16/12/2008 p. 0001 – 0003

Stratégies de gestion des langues et les meilleures pratiques dans les PME européennes : le projet Pimlico, 2011. Commission européenne.

[1Rapport Piri, 2002, p. 11.

[2Rapport Grin, 2005, p. 45.

[3Rapport Elan, 2006, p. 28

[4Rapport Elan, 2006, p. 67.

[5Rapport ELAN, 2006, p. 8.

[6Rapport Pimloco, 2011, p. 1.

[7Rapport Pimlico, 2011, p. 3-4.

[8Milhaud, 2011.

[9Synergies Corée, 2011.

[10Bel, 2011.

[11Rapport Grin, 2005, p. 45.

[12Rapport Maalouf, 2008, p. 15.

[13Résolution du Conseil de l’Europe, 2008.

[14Conseil européen de Barcelone, 2002.

[15Rapport Piri, 2002.

[16Language for jobs, 2011, p. 5.

[17Rapport Pimlico, 2011, p. 4.

[18Rapport Maalouf, p. 10-11.