Littérature et immigration en Italie, par Daniele Comberiati
Ces vingt dernières années, l’Italie est devenue le lieu de passage ou la destination de vagues migratoires toujours plus intenses provenant de tous les pays du monde (mais en grande partie de l’Afrique) et, pour la première fois dans son histoire, elle s’est transformée de pays d’émigration en pays d’immigration.
Le tissu ethnique de la population italienne a donc changé : les couples mixtes sont plus nombreux, tout comme les enfants de deuxième génération qui fréquentent l’école publique ou les étrangers qui ont obtenu la carte de séjour ou la nationalité italienne.
La littérature en langue italienne écrite par des immigrés est simplement une des conséquences de ce changement : plus de vingt ans après les premiers grands mouvements migratoires, très nombreuses sont les œuvres littéraires produites par des étrangers. Si certains auteurs écrivaient déjà dans leur langue maternelle, pour la majorité d’entre eux c’est l’expérience (ou mieux le traumatisme) de la migration, le passage souvent brusque et inévitable d’un pays à l’autre, qui les a poussés à écrire et à se raconter.
On fait généralement remonter les débuts de la littérature italienne de la migration à la période qui va de 1990 à 1992, quand sont publiés les premiers livres écrits par des immigrés : toujours autobiographiques, ils parlent naturellement de la migration et de l’arrivée en Italie, dénoncent le racisme et les difficultés rencontrées et d’une certaine manière, ils font fonction de « miroir » ou de support documentaire pour le débat qui naissait alors sur l’accueil des étrangers. Certaines maisons d’édition importantes comme Garzanti ou De Agostini s’intéressent à la thématique et elles publient les premières œuvres de Pap Khouma et de Said Moussa Ba. Pendant à peu près deux ans, les récits de vie des premiers immigrés en Italie sont un argument d’actualité et à la mode, même si ces écrivains, qui ne maîtrisent pas encore parfaitement la langue, sont aidés par des superviseurs et, dans la majorité des cas, par de véritables coauteurs qui rendent dans un italien correct le récit de leurs expériences. Normalement c’est avec le deuxième roman que les écrivains se mettent à l’épreuve de la langue italienne, mais pour nombre d’entre eux, la vague d’intérêt de la critique et des médias sera déjà passée quand ils chercheront à publier leur deuxième œuvre.
Plusieurs écrivains ont donc publié à leurs frais des romans ou des recueils poétiques, souvent ils ont bénéficié de l’aide économique d’associations culturelles ou de centres d’accueil, plus rarement ils ont trouvé un tout petit éditeur.
Certains critiques [1] s’accordent pour voir dans les événements de la nuit du 24 au 25 août 1989 l’épisode qui a marqué le début de la production artistique des immigrés en langue italienne. Un fait divers, donc, serait à la base de cette littérature. Il est important de résumer les faits de cette nuit : à Villa Literno, dans la province de Caserte, un jeune Sud-africain nommé Jerry Masslo est volé et tué. Arrivé en Italie pour chercher fortune, il avait trouvé un travail, comme beaucoup d’immigrés d’Afrique Noire ou du Maghreb, dans la cueillette de tomates pendant l’été, un travail délaissé par les jeunes Italiens. Il travaillait au noir.
L’épisode, comme il est normal, fait naître de grandes polémiques en Italie : en plus d’être un honteux acte raciste, il révèle à l’opinion publique l’existence du problème des nouveaux immigrés. Le 28 août, la télévision nationale RAI retransmet en direct à dix-sept heures l’enterrement du jeune homme, tandis que le 7 octobre à Rome a lieu une imposante manifestation antiraciste à laquelle participent deux cent mille personnes. Assistent à l’enterrement, notamment, le ministre des Affaires sociales Rosa Russo Jervolino et le vice-président du Conseil Claudio Martelli, à l’origine de la loi n° 39 du 28 février 1990, connue justement comme Loi Martelli. Pendant quelques jours, l’Italie semble découvrir certains thèmes de discussion typiques de la société des Etats-Unis, à propos de ces travailleurs noirs d’origine africaine qui vivent dans des conditions de pauvreté extrême et sans aucune protection de l’Etat et de la vague montante de racisme contre eux.
L’épisode de Jerry Masslo est l’exemple classique d’une situation déjà explosive portée à son point d’exaspération. Il est clair qu’on ne peut pas faire remonter à un fait divers la naissance d’un phénomène littéraire (ce qui est encore plus clair aujourd’hui, alors que de nouveaux auteurs migrants de première ou deuxième génération reconnaissent bien d’autres sources à leur inspiration littéraire), même s’il est vrai que les premiers textes de la littérature italienne de la migration, témoignages et discours de dénonciation sociale plus que fictions, ont des rapports très étroits avec la réalité italienne du temps et la mort de Jerry Masslo, qui a fait naître le débat sur l’immigration, a certainement touché les auteurs, tout comme il a frappé et sensibilisé la partie de l’opinion publique qui a constitué son premier lectorat.
Les premiers écrits d’immigrés en Italie représentent un genre hybride entre autobiographie et fiction, dans lequel l’expérience personnelle et le récit fictif se mêlent sans solution de continuité. L’utilisation des données autobiographiques au sein du récit de fiction est un élément constant dans la première phase de la littérature de migration.
Il me semble important de montrer ici que ces écrivains immigrés ont voulu, avec ces textes, participer au débat naissant sur l’immigration en Italie et que la littérature devait, pour eux, porter une exigence civique : insatisfaits de la manière dont les médias avaient abordé le problème, ces écrivains avaient décidé de rendre public leur regard « interne » sur les immigrés, en utilisant l’écriture pour faire écouter leur voix.
L’histoire de Pap Khouma, dans ce sens, me semble exemplaire : il est le porte-voix de la communauté sénégalaise de Milan et il est le protagoniste du documentaire Stranieri tra noi, utilisé comme instrument didactique dans les écoles pour sensibiliser les jeunes aux thèmes du racisme et des droits humains. L’auteur sénégalais est dans ce documentaire interviewé toujours en champ, tandis que l’intervieweur joue le rôle d’écouteur discret. Le moment où le documentaire est diffusé dans les écoles est très important parce que le débat législatif sur l’immigration (la loi Martelli) en est à une phase fondamentale. L’interviewé parle donc des moments importants de la dernière période de sa vie : l’abandon du Sénégal et le voyage vers l’Italie, l’arrivée en tant que clandestin et la lutte pour survivre, le rôle de la communauté sénégalaise et son travail de marchand ambulant. Issu d’une culture orale, Pap Khouma semble à l’aise dans l’utilisation de la voix comme instrument pour raconter son histoire. Le schéma de l’interview a été conservé, dans ses grandes lignes, pour le roman Io, venditore di elefanti de 1990 [2] . Pour la création du livre l’auteur a également voulu partir de l’oralité, sûrement plus proche à sa culture : il a enregistré plusieurs cassettes audio où il racontait son histoire et il les a données à Oreste Pivetta, son collaborateur. Ce dernier a transcrit les cassettes enregistrées avant de redonner cette transcription à Pap Khouma qui a revu, corrigé, augmenté, censuré la version initiale. Il est clair que cette méthode de collaboration entre un auteur étranger et un coauteur italien peut difficilement continuer et ce n’est pas un hasard si, à part quelques récits, il ait fallu attendre quinze ans avant la deuxième épreuve linguistique de Pap Khouma, écrite directement en italien sans aide, vu qu’il n’a publié qu’en 2005 son roman Nonno Dio e gli spiriti danzanti, qui se déroule en Afrique et a été publié par la maison d’édition milanaise Baldini&Castoldi Dalai [3].
Le modèle dont Pap Khouma déclare s’être inspiré éclaire certains aspects de son premier livre. Dans les années quatre-vingts, un journaliste allemand, en se faisant passer pour turc, avait vécu plusieurs mois dans la communauté turque kurde du quartier de Kreutzberg à Berlin, pour analyser de l’intérieur la vie des immigrés dans la nouvelle capitale de l’Allemagne. A partir de cette expérience il avait publié Tête de turc [4], volume dont Khouma s’est inspiré pour son Io, venditore di elefanti. Le modèle littéraire n’est donc pas un texte de pure fiction narrative, mais une sorte d’enquête sociologique réalisée à partir d’une expérience personnelle, un témoignage authentique sur un nouveau phénomène social.
Il faut bien souligner le fait que le texte littéraire Io, venditore di elefanti soit apparu dans un contexte précis, celui de la sensibilisation des jeunes au racisme envers les nouveaux immigrés, et que l’exigence narrative est venue seulement dans un second temps. Il était plus important de participer au débat culturel sur l’immigration, et fondamental de faire entendre la voix des étrangers. Pour ces raisons la littérature devient le moyen par lequel s’exprime cette conscience civique et, pour participer à la discussion naissante, il est nécessaire d’utiliser la langue italienne. Les auteurs étrangers n’hésitent pas à se faire aider par des collaborateurs (souvent de vrais coauteurs), en sachant très bien que, même si leur liberté créatrice est un peu limitée, l’utilisation d’une langue correcte et compréhensible est la condition essentielle pour avoir un public, se faire lire et comprendre.
La première phase de la littérature italienne italophone se caractérise donc par sa valeur de témoignage et de réflexion sur la migration, au sein du débat qui était alors en train de naître en Italie.
A l’heure actuelle, on peut voir les différentes manières dont les écrivains d’origine africaine enrichissent la littérature italienne contemporaine. D’un coté, on trouve des écrivains originaires du Maghreb, tels Amara Lakhous ou Amor Dekhis, qui poursuivent un chemin personnel à travers le polar ironique ou le roman de science-fiction [5]. Ils ont été publiés par des importantes maisons d’édition et ils ont gagné de nombreux prix littéraires célèbres.
De l’autre coté, on trouve des écrivains issus des anciennes colonies italiennes (Lybie, Éthiopie, Somalie et Érythrée en Afrique), qui contribuent, avec leurs œuvres, à apporter une vraie « décolonisation » dans la culture italienne, où l’histoire coloniale est méconnue et souvent banalisée. Des auteurs comme Igiaba Scego, Cristina Ubax Ali Farah (somaliennes), Gabriella Ghermandi (éthiopienne) ou Ribka Sibhatu (érythréenne) ont écrit des romans intéressants qui parlent des personnages hybrides, liés au passé africain et en même temps au présent italien [6].
Par ailleurs, on ne peut pas nier que les écrivains des anciennes colonies sont en train de changer radicalement le langage de la littérature italienne migrante. C’est particulièrement le cas des écrivains de la seconde génération : la nouvelle vague d’écrivains migrants a porté sur le devant de la scène des figures d’intellectuels qui pouvaient souvent faire valoir des publications antérieures et indépendantes de la vogue de la littérature de la migration. Les écrivains des anciennes colonies, qui disposent déjà d’une bonne connaissance de la langue italienne, se retrouvent naturellement à l’avant-garde de ce phénomène susceptible de renouveler de l’intérieur la littérature italienne.
[1] Notamment, Gnisci (Armando), La letteratura italiana della migrazione. Roma, Lilith, 1998, p. 32.
[2] Khouma, Pap, Io venditore di elefanti. Una vita per forza tra Dakar, Parigi e Milano. A cura di Oreste Pivetta. Milano, Garzanti, coll. Memorie, documenti, biografie, 1990, 143 p.
[3] Khouma, Nonno Dio e gli spiriti danzanti. Milano, Baldini&Castoldi Dalai Editore, coll. Romanzi e racconti, 2005, 222 p.
[4] Wallraff, Günter, Ganz Unten. Köln : Kiepenheur & Witsch, 1985 ; Ed. It., Faccia da turco : un infiltrato speciale nell’inferno degli immigrati. Napoli : Tullio Pironti, 1986, 186 p.
[5] Lakhous Amara, Scontro di civiltà per un ascensore a Piazza Vittorio. Roma, e/o, 2006, 189 p. ; Divorzio all’islamica a viale Marconi. Roma, e/o, 2010, 204 p. ; Dekhis Amor, I lupi della notte. Napoli, Ancora del Mediterraneo, 2008, 231 p.
[6] Scego, Igiaba, Rhoda. Roma, Sinnos, 2004, 221 p. ; Oltre Babilonia. Roma, Donzelli, 2008, 458 p. ; La mia casa è dove sono. Milano, Rizzoli, 132 p. ; Ali Farah (Cristina Ubax), Madre piccola. Milano, Frassinelli, 2007, 272 p. ; Ghermandi Gabriella, Regina di fiori e di perle. Roma, Donzelli, postface de Cristina Lombardi-Diop, 2007, 264 p. ; Sibhatu, Ribka, Aulò. Canto-poesia dall’Eritrea. Roma, Sinnos, 2004, 128 p.