L’acquisition de la langue vient de l’intégration et non l’inverse. Autrement dit, le sentiment d’exclusion empêche l’identification à une collectivité et à sa langue, même si on la parle et on l’écrit parfaitement, par Silvia Lucchini
De plusieurs côtés, ces dernières années, des exigences linguistiques subordonnent l’intégration des personnes de nationalité ou d’origine étrangère à l’obligation de parler la langue de l’état ou de la région de résidence. L’argument avancé est que la cohésion sociale nécessite la maîtrise de la langue commune.
Etant donné les lourdes conséquences pour la population issue de l’immigration, qui, au départ, ne maîtrise pas nécessairement la langue du pays ou de la région de résidence, le lien entre intégration ou cohésion sociale et langue mérite d’être interrogé, en commençant par définir ce que nous entendons par ces termes.
Dans un rapport du Conseil de l’Europe, de 1998, l’intégration est définie à partir de quatre dimensions « relatives au rôle économique, culturel et social [et politique] joué par les migrants dans leur nouvel environnement » (Werth, Delfs et Stevens, 1998 : 11). Le rapport insiste sur un aspect fondamental, à savoir l’égalité des chances par rapport à la population de souche. Selon Coussey et Christensen, l’accès égalitaire au marché du travail, au logement, aux services sociaux, à l’éducation et aux soins de santé, et la participation au processus politique et décisionnel, ainsi qu’à des associations culturelles, sont des indicateurs d’intégration (1998 : p. 23-24). Un deuxième rapport, de 2005, du Conseil de l’Europe intègre cette notion d’égalité de droits et de chances dans le concept de cohésion sociale, entendue comme « la capacité de la société à assurer le bien-être de tous ses membres, à minimiser les disparités et éviter la polarisation » (Conseil de l’Europe, 2005 : 40).
Affirmer la nécessité de connaître la langue pour permettre l’intégration et la cohésion sociale revient en somme à dire qu’il est nécessaire de connaître la langue pour avoir droit à un travail, à un logement, à l’éducation pour les enfants, aux soins de santé, et pour pouvoir participer de plein droit à la vie citoyenne.
Cependant, si nous considérons le parcours d’une communauté d’immigration ancienne, comme la communauté italienne de Belgique, nous arrivons à la conclusion que l’acquisition de la langue vient de l’intégration et non l’inverse.
Les Italiens qui sont arrivés en Belgique dans l’après-guerre ne connaissaient pas le français (et le néerlandais encore moins). La plupart parlaient non pas l’italien mais l’une des très nombreuses langues régionales fractionnées en variantes. Selon le moment d’arrivée en Belgique et la zone de provenance, l’italien était parfois déjà entré en contact avec les langues locales, en donnant lieu à différentes formes de mélanges, décrits notamment par Berruto (1993, 1996). Berruto mentionne un phénomène de contact qu’il appelle « dilalie », où les différentes variétés sont mélangées à l’intérieur d’un même discours. En outre, illettrée ou à peine lettrée, la première génération d’Italiens en Belgique a appris le français sur le tas, en « milieu naturel », souvent sans avoir une expérience de la lecture et de l’écriture.
Ces personnes ont donc appris le français parfois sans une langue orale et écrite stabilisée et normée, que nous appelons « de référence », qui leur aurait permis de l’apprendre en comparant et en analysant les ressemblances et les différences à partir d’une « grammaire intérieure », formée dans cette langue première de référence justement. Le résultat a été dans bien des cas la formation de langues « dilaliques », autrement dit de langues mélangées. Pouvons-nous dire que leur parler hybride a porté atteinte d’une manière ou d’une autre à leur intégration ?
Se poser la question de l’intégration de la population italienne de Belgique revient à tenter d’estimer quelles ont été ses opportunités d’accès au travail, à l’éducation, au logement, aux soins de santé, ainsi que la participation à des associations, syndicats et partis, à égalité avec la population de souche.
L’accès au travail a été l’une des conditions de l’arrivée des Italiens en Belgique, puisque l’octroi du permis de séjour était subordonné au travail dans la mine. Leur méconnaissance linguistique ne les a donc pas empêchés de travailler. Cependant, le travail offert n’était pas toujours salubre et sans risques, et s’il était offert c’était justement parce que la main-d’œuvre locale n’en voulait plus. La catastrophe minière de Marcinelle, en 1956, a coûté la vie de 262 personnes, dont 136 Italiens. Après quarante ans de présence italienne en Belgique, Martiniello (1992 : 133) concluait : « Certes, une ascension professionnelle a eu lieu au cours de ces quatre décennies d’implantation en Belgique. Mais a-t-elle bousculé l’évolution générale du marché de l’emploi dans le pays ? Les Italiens ont-ils atteint le même profil socio-professionnel que les Belges ? Nous ne le pensons pas, même s’ils semblent s’en rapprocher plus que les Turcs et le Marocains. Par ailleurs, ces réussites professionnelles d’Italiens en Belgique leur ont-ils permis de pénétrer l’élite économique du pays ? Rien n’est moins sûr ».
Quant à l’accès au logement, les Italiens ont rapidement quitté les baraquements proches de mines pour devenir bien souvent propriétaires. Cependant, ce sont souvent des logements à bas prix qui ont été accessibles (« en matière de qualité de logement, la position des Italiens est favorisée par rapport aux autres étrangers et défavorisée par rapport aux Belges », Martiniello, 1992 : 140). Il ne nous semble pas que des questions linguistiques aient eu une influence quelconque sur la qualité des logements achetés.
L’accès aux soins de santé a été immédiat, mais la reconnaissance de la silicose comme maladie professionnelle est arrivée tardivement (1964). Ici également, nous n’avons pas d’éléments pour attribuer ce retard au manque de maîtrise de la langue.
Par ailleurs, l’associationnisme a toujours été important dans la communauté italienne de Belgique. Cependant, il s’agit essentiellement d’associations liées à l’appartenance régionale d’origine. De même, la participation syndicale a été très forte, et de nombreux syndicalistes sont d’origine italienne (Martiniello, 1992 : 257-260). La capacité de s’exprimer a donc dû être suffisante pour jouer ce rôle. Cependant, comme le souligne Martiniello, très peu ont gravi les sommets des organisations. La participation aux partis politiques a été nettement plus faible, sans doute parce qu’elle était conditionnée à la nécessité d’être Belge et donc de demander la naturalisation. Ce choix n’a pas été fait par la majorité de la population de première génération, puisque jusqu’en juin 2010 il impliquait la perte de la nationalité d’origine.
Quant à l’accès à l’éducation pour les enfants, certains indicateurs ont montré qu’il ne s’est pas fait à égalité avec la population de souche (Blaise, 1989).
Que peut-on dire en conclusion ? Oui, il y a eu globalement intégration de la population, mais nous ne pouvons pas affirmer que l’égalité avec la population de souche ait été atteinte, du moins quarante ans après le début de l’immigration historique : « Très grossièrement, on pourrait dire que la collectivité italienne de Belgique est intégrée dans le sens où elle fait effectivement partie de la société belge. Par ailleurs, elle continue de souffrir d’inégalités, de désavantages dans différents domaines par rapport à la population belge » (Martiniello, 1992 : 143).
Pour la première génération, le manque de maîtrise de la langue n’a pas empêché cette intégration partielle. Et c’est l’accès au travail, surtout si ce travail comportait un contact avec la population francophone de souche, qui a permis l’apprentissage de la langue, même si cet apprentissage a été imparfait. Le travail peu qualifié était demandé, alors qu’aujourd’hui il se fait rare. Nous pouvons néanmoins nous demander si l’intégration de la première génération des Italiens de Belgique aurait été meilleure si le français avait été acquis dès le départ.
Dans la logique initiale, l’acquisition de la langue produirait l’intégration et la cohésion sociale. Dans cette hypothèse, qu’est-ce qui rendrait compte de l’acquisition de la langue ? Le sentiment d’appartenance est l’une des explications évoquées (en accord d’ailleurs avec le concept de « motivation intégrative » élaboré par Gardner et Lambert (1972), et qui fait du souhait d’intégration au groupe l’un des moteurs les plus puissants de l’apprentissage linguistique). On apprendrait une langue si on se sent appartenir à la communauté qui la parle, ce qui justifierait d’ailleurs l’exigence posée par la collectivité à l’égard de l’individu, contraint d’apprendre la langue de la collectivité comme gage de loyauté linguistique et citoyenne. Mais, d’où viendrait ce sentiment d’appartenance ? Est-il le produit d’une attitude individuelle ou bien le résultat de quelque chose d’autre ?
Les données que nous avons obtenues dans une enquête sur les représentations de Belges issus de l’immigration au sujet du français et du plurilinguisme (Lucchini, Hambye, Forlot et Delcourt, 2008) nous portent à renverser à nouveau la perspective. En ce sens, c’est à nouveau l’intégration et la cohésion sociale, telles que nous les avons définies, qui génèrent non seulement l’acquisition de la langue de la collectivité mais également le sentiment d’appartenance à la communauté qui la parle.
Un certain nombre de personnes interrogées mentionne explicitement la perception de discriminations directes ou indirectes, indépendamment de la qualité du français parlé. Ce sont plutôt les « marques ethniques » qui sont perçues comme génératrices d’exclusion. Nous entendons l’ethnicité dans le sens de Juteau (1999 : 15), autrement dit comme « une croyance en des ancêtres communs, réels ou putatifs », et par conséquent la différence ethnique comme la croyance en des ancêtres différents.
Parmi les marques ethniques perçues comme génératrices d’exclusion, l’apparence physique est pointée à plusieurs reprises. C’est à cause de celle-ci que l’on perçoit comme difficile d’inscrire les enfants dans un établissement scolaire caractérisé par la mixité sociale et ethnique, ou de trouver un emploi et un logement.
A côté de ces discriminations directes, d’autres perceptions de discrimination apparaissent clairement. Nous les appelons « indirectes », dans la mesure où les informateurs interrogés se sentent stigmatisés lorsqu’ils ne correspondent pas à la représentation partagée du « Belge francophone prototypique ». Le prototype du Belge francophone semble ainsi se caractériser par le fait a) qu’il s’agit d’un francophone natif ou tout au plus d’un bilingue français-néerlandais, b) que ses couleurs sont le blanc, le bleu, le blond, c) qu’il est non musulman, du moins en apparence, d) qu’il a un (pré)nom francophone, ou éventuellement néerlandophone ou germanophone. Ceux qui ne correspondent pas à ces critères se sentent rejetés par la population de souche vers le « non-belge allophone, radicalement différent et potentiellement problématique ».
D’autre part, les perceptions de discrimination ont des effets sur les représentations de la population issue de l’immigration concernant le français.
Premièrement, la relation entre langue et sentiment d’appartenance est certes construite historiquement, par la nécessité de former des états nations soudés autour d’une langue et une culture communes. Par ailleurs, parler une même langue permet aussi de partager les mêmes produits culturels, et davantage encore, de découper la réalité, signifiée par la langue, d’une même manière. Le fait est donc que le sentiment d’appartenance ethnique et le sentiment d’appartenance linguistique sont liés et que toucher à l’un revient à toucher à l’autre.
Deuxièmement, l’image de soi positive au sein d’un groupe, dont l’être humain a besoin, ne peut être restaurée que du côté des communautés et des langues d’origine, que celles-ci soient réellement parlées ou seulement désirées. Parfois, c’est uniquement au sein d’une « communauté issue de l’immigration » que l’on se reconnait. Le maintien de « sa propre langue », devient un symbole de la communauté d’origine ou un moyen d’appartenance à cette communauté.
Le troisième effet produit par ce sentiment de discriminations directes ou indirectes est le développement d’un rapport aux langues clivé. D’un côté, les langues associées à la différence ethnique assument des valeurs très affectives d’appartenance. Ces langues peuvent être connues ou pas, et les sentiments d’incompétence linguistique, dans ces langues, sont d’ailleurs très fréquents. Peu importe, aussi, que ces langues aient été véritablement parlées par les ancêtres ou pas. En effet, dans certains cas, le sentiment d’appartenance concerne non pas une communauté d’appartenance réelle, mais une communauté de référence idéalisée, qui parle une langue standard que les ancêtres n’ont jamais parlée (c’est souvent le cas de l’italien ou de l’arabe littéraire). Le pas vers l’apprentissage de ces langues standard est parfois franchi.
De l’autre côté, les langues de l’espace commun sont des langues utilitaires, celles qui permettent la réussite scolaire et professionnelle, et l’accès à un bon emploi. Parce que justement l’on estime que c’est l’intégration qui permet leur acquisition, seules les langues de l’insertion socioprofessionnelles sont perçues comme légitimes dans l’espace public, dans l’administration, dans l’enseignement, dans la ville, alors que les langues « des racines » sont réservées à la sphère privée.
L’espace public est l’espace de tous, et pour avoir les mêmes chances il faut qu’on y suive les mêmes règles. Pour cela, par exemple, pour presque tout le monde les langues de l’immigration sont acceptables à l’école si elles sont insérées dans un curriculum commun.
En synthèse, la recherche mentionnée nous montre que le sentiment d’exclusion empêche l’identification à une collectivité et à sa langue, même si on la parle et on l’écrit parfaitement. Ce sentiment d’exclusion se fonde sur la perception de discriminations directes, ou sur les représentations partagées du « citoyen prototype » de cette collectivité, construites à partir de traits ethniques, autrement dit sur la croyance que nous ne descendons pas des mêmes ancêtres (représentations activées à partir du nom, de la couleur, de l’apparence physique).
La réponse à la question « l’intégration de la première génération des Italiens de Belgique aurait-elle été différente si leur maîtrise linguistique avait été meilleure ? » est non, puisque même lorsque la langue est maîtrisée, la discrimination ethnique continue d’exister.
Dès lors, qu’est-ce qui est à la base des discriminations ethniques ? Nous l’interprétons comme un reflexe protectionniste de la population de souche qui souhaite limiter l’accès de la population issue de l’immigration aux ressources matérielles (biens, propriétés, emploi) et symboliques (langue, produits culturels, idéologies), réflexe qui s’atténue en période de vaches grasses, et se durcit en périodes de vaches maigres... Cette interprétation est en accord avec la conception de la société ethnique que développe Bastenier (2004) et qui structure désormais les conflits sociaux :
« L’ethnicité (...) et les appartenances qui lui sont associées ne sont donc ni un archaïsme ni le produit d’une tradition communautaire qui chercherait à se perpétuer. Elles sont, au contraire, une manière nouvelle qu’ont les acteurs de se positionner au sein de la modernité tardive où, dans l’ensemble des pratiques constitutives de l’action, celles qui relèvent de la culture ont acquis une saillance particulière. Cette ethnicité n’est en définitive que le versant symbolique du processus par lequel le jeu des oppositions statutaires se poursuit. Les individus s’impliquent ainsi dans le tout social par une action qui est à la source d’appartenances organisant les différences. L’exigence d’intégration n’a bien entendu pas disparu dans cette situation nouvelle, mais elle se construit désormais à partir d’une trame de rivalités qui n’est pensable que culturellement conflictuelle » (p. 306).
Si cette interprétation est correcte, le fait de poser la maîtrise de la langue comme l’une des conditions de l’intégration est à la fois une exacerbation du réflexe protectionniste, due à la position défensive de la collectivité, et une injonction paradoxale : on se voit prescrire la maîtrise de la langue pour l’intégration, alors qu’on sait bien que cette maîtrise ne suffira pas pour être intégré, étant donné que l’exigence linguistique ne fait que symboliser un conflit de statut.
Bibliographie
Bastenier A. (2004) : Qu’est-ce une société ethnique ? Ethnicité et racisme dans les sociétés européennes d’immigration. Paris : PUF.
Berruto G. (1993) : « La varietà del repertorio . Dans Sobrero A. (dir.) : Introduzione all’italiano contemporaneo. La variazione e gli usi. Bari : Laterza, pp. 3-36.
Berruto G. (1996) : Sociolinguistica dell’italiano contemporaneo. Roma : La Nuova Italia Scientifica.
Blaise P. (1989) : Présence, localisation, insertion d’enfants italiens dans l’enseignement francophone de l’arrondissement de Bruxelles. Bruxelles : Co.A.Sc.It.
Conseil de l’Europe (2005) : Elaboration concertée des indicateurs de la cohésion sociale. Guide méthodologique. Strasbourg : Editions du Conseil de l’Europe.
Coussey M. & Christensen E. (2008) : « Les indicateurs d’intégration ». Dans Conseil de l’Europe : Les mesures et indicateurs d’intégration. Strasbourg : Editions du Conseil de l’Europe, pp. 19-27.
Gardner R. C., & Lambert W. E. (1972) : Attitudes and motivation in second language learning. Rowley, MA : Newbury House.
Goffman E. (1975) : Stigmate. Les usages sociaux des handicaps. Paris : Éditions de Minuit.
Juteau D. (1999 : L’ethnicité et ses frontières. Montréal : Presses de l’Université de Montréal.
Lucchini S., Hambye PH., Forlot G. & Delcourt, I. (2008) : « Francophones et plurilingues. Le rapport au français et au plurilinguisme des Belges issus de l’immigration ». Français et société, 19, numéro monographique.
Martinello M. (1992) : Leadership et pouvoir dans les communautés d’origine immigrée. L’exemple d’une communauté ethnique en Belgique. Paris : CIEMI L’Harmattan.
Werth M., Delfs S. & Stevens W. (2008) : « Introduction ». Dans Conseil de l’Europe : Les mesures et indicateurs d’intégration. Strasbourg : Editions du Conseil de l’Europe, pp. 7-16.