L’effet Pygmalion désigne la réalisation ou non des objectifs scolaires par les élèves, en fonction des représentations des enseignants à leur égard, par Silvia Lucchini
La « littératie » (lire et écrire) est l’une des grandes conquêtes de l’humanité. L’acquisition de la langue écrite est également l’une des clés de l’inclusion sociale, tant l’écrit occupe une place prépondérante dans notre société. On peut donc se demander ce qu’il en est de cette acquisition pour les jeunes issus de l’immigration, qui risquent la marginalisation sociale et économique de par leurs origines sociales et ethniques.
Pour répondre à cette question, nous disposons aujourd’hui des données produites par les enquêtes internationales Pisa (Programme international pour le suivi des acquis des élèves).
Les enquêtes Pisa ont lieu tous les trois ans, depuis l’an 2000. Nous disposons donc de quatre enquêtes (2000, 2003, 2006 et 2009). Leur principe est l’évaluation comparée des différents systèmes éducatifs par l’évaluation des acquis scolaires des jeunes de 15 ans, sélectionnés par échantillonnage dans un certain nombre de pays (entre 4 500 et 10 mille élèves par pays).
Les différentes enquêtes ne portent pas exactement sur les mêmes compétences. En 2000 et en 2009, c’est la compréhension à la lecture qui a été évaluée en particulier ; l’enquête de 2003 à porté de manière approfondie sur les compétences en mathématiques et celle de 2006 sur les sciences.
Par ailleurs, toutes les enquêtes ont identifié certains groupes d’élèves. Entre autres, ont été considérés les élèves nés hors de Belgique (autrement dit les élèves de première génération) et les élèves nés en Belgique dont les deux parents sont nés à l’étranger (autrement dit les élèves de deuxième génération), pour pouvoir les comparer au groupe d’élèves « de souche », qui inclut également les élèves nés en Belgique dont l’un des deux parents est également né en Belgique (autrement dit les élèves de troisième génération, selon une définition large).
Nous pouvons donc voir, dans les enquêtes Pisa de 2000 et de 2009, quelles sont les capacités de comprendre des textes écrits des jeunes issus de l’immigration, de première ou de deuxième génération, en Belgique et ailleurs.
Dans tous les pays occidentaux à forte immigration, les résultats des élèves de première génération sont de loin inférieurs à ceux des élèves de souche. C’est le cas dans tous les pays européens et aux Etats-Unis. Au Canada et en Australie, l’écart est faible.
De manière surprenante, les jeunes de deuxième génération, autrement dit nés et entièrement scolarisés en Belgique, ne progressent que faiblement dans la plupart des pays. Deux cas particuliers et opposés sont constatés.
Le premier concerne le Canada et l’Australie, où les jeunes de deuxième génération ont des performances pratiquement équivalentes à celles des élèves de souche. Ces deux pays apparaissent donc comme rapidement intégrateurs du point de vue de la langue scolaire écrite.
Le deuxième cas, dans le sens opposé, concerne la Belgique, le Luxembourg et l’Allemagne, où les résultats des jeunes de la deuxième génération sont quasiment au même niveau que ceux des élèves de première génération et très loin derrière ceux des élèves de souche. Ces données sont déconcertantes : le fait que les jeunes nés en Belgique ne s’approprient pas la langue écrite, alors qu’ils sont scolarisés depuis le début dans l’enseignement belge, pose question. Il faut souligner que cela se vérifie tant dans le régime francophone que dans le régime néerlandophone. D’autre part, des résultats analogues sont constatés en mathématiques (Pisa 2003) et sciences (Pisa 2006). Pour certains domaines, on remarque même de moins bons résultats chez la deuxième génération, comparativement à la première.
Des rapports ont été consacrés à l’analyse des médiocres résultats des élèves issus de l’immigration, en particulier celui de l’OCDE, en 2006, et ceux publiés par la Fondation Roi Baudouin [1]. Dans ces rapports, plusieurs explications ont été avancées pour rendre compte de l’incapacité du système scolaire belge, entre autres, à intégrer la population issue de l’immigration, autrement dit à lui donner les moyens d’atteindre une égalité d’acquis, par rapport à la population de souche, au terme de l’enseignement secondaire.
Le rapport spécifique de l’OCDE (2006) sur la population d’origine immigrée, portant sur les résultats de Pisa 2003, a mis l’accent sur la gestion de la diversité linguistique des différents pays, plutôt que sur la différence de langue elle-même. L’hypothèse initiale visait l’établissement d’une relation entre les différentes gestions et les résultats des jeunes, dans l’espoir de pouvoir identifier les bonnes pratiques de gestion linguistique qui auraient pu réduire les écarts des résultats. Le rapport n’a cependant pas pu parvenir à définir « la meilleur gestion » parmi celles des différents pays étudiés.
Le deuxième rapport de la Fondation Roi Baudouin, portant sur les résultats de l’enquête Pisa 2006 [2], indique que plusieurs facteurs, reliés entre eux, conjuguent leurs effets pour expliquer les faibles performances des élèves issus de l’immigration : l’appartenance socio-économique, mesurée en termes de niveau d’instruction et de profession des parents, qui reste le facteur le plus important, puis la langue parlée à la maison, autre facteur indiqué comme déterminant, et enfin le type d’école fréquenté, caractérisé entre autres par le taux de ségrégation d’une même population ethniquement et socialement et économiquement homogène.
En d’autres mots, le risque, pour les jeunes issus de l’immigration, d’avoir des résultats inférieurs à ceux de la population de souche serait déterminé par l’appartenance sociale, la langue parlée à la maison, si elle est différente de la langue du test, et la présence majoritaire, dans l’école fréquentée, d’une population immigrée et socialement défavorisée.
Cependant, les deux rapports de la Fondation Roi Baudouin mentionnent également qu’une large part de la différence de résultats entre la population issue de l’immigration et les élèves de souche reste non expliquée. Dans l’un des deux rapports, les auteurs avancent l’hypothèse d’un « effet Pygmalion », susceptible de compléter les explications avancées.
En référence au mythe grec de Pygmalion, le sculpteur qui parvient à donner la vie à sa statue, dont il était tombé amoureux, l’effet qui porte ce nom renvoie à la puissance des représentations, qui finissent par créer, dans la réalité, l’objet sur lequel elles portent. Dans le cadre scolaire, à la suite d’une célèbre recherche de Rosenthal et Jacobson, l’effet Pygmalion désigne la réalisation (ou la non réalisation) des objectifs scolaires par les élèves, en fonction des attentes, des préjugés et des représentations des enseignants à leur égard.
Autrement dit, l’élève réussit ou ne réussit pas, parce que l’enseignant est convaincu qu’il pourra ou qu’il ne pourra pas réussir. On imagine ici le poids des représentations concernant l’origine sociale et culturelle des élèves, en termes de projections sur leur futur. Dans une recherche récente, Salima El Karouni (2010) montre justement que, dans des classes de l’enseignement secondaire général, les enseignements sont marqués par la représentation des enseignants concernant le devenir possible de leurs élèves, représentation construite à partir de l’origine de ceux-ci. Elle met en évidence, dans deux cas particuliers, la manière dont l’effet Pygmalion peut agir concrètement dans les classes.
Outre cet effet Pygmalion, le facteur concernant la langue parlée en famille mérite un approfondissement, nous semble-t-il. On sait depuis longtemps que le bilinguisme en soi ne cause pas des traumatismes scolaires. Lorsqu’on examine les données de Pisa 2009, on ne peut que constater que le fait de parler une autre langue en famille, différente de la langue du test, produit des effets négatifs dans tous les pays européens, indépendamment du milieu socioéconomique, contrôlé dans les analyses statistiques. Même la brillante Finlande, toujours au top de tous les classements, ne parvient pas à venir à bout de la question de la diversité de la langue familiale. Cependant, le bilinguisme des élèves a des effets favorables dans d’autres pays. Il a des effets hautement bénéfiques (toujours indépendamment du milieu social) au Qatar, à Dubaï et en Israël. Des légers effets positifs apparaissent aussi aux Etats-Unis et en Australie, lorsqu’on contrôle le niveau économique.
C’est ce qui nous fait dire que les bilinguismes ne sont pas tous les mêmes. En particulier, il nous semble qu’il faut distinguer la maîtrise de deux langues distinctes et toutes les deux écrites, du mélange linguistique qui peut se produire lorsqu’une langue n’est pas utilisée dans sa forme écrite (qui parfois n’existe même pas). Dans ce cas, ce n’est pas tant le bilinguisme qui est en cause, mais l’absence d’au moins une langue de référence, qui est stable et normée, et dans laquelle on prend conscience de la nécessaire normativité de toute langue et on la valorise.
De même, il nous semble qu’il faut prendre en considération le contexte dans lequel les langues sont apprises et parlées. Des parents issus de l’immigration mentionnent parfois la difficulté que peut engendrer, du point de vue du contact avec le français normé et de son apprentissage par les petits, le fait d’habiter dans des quartiers où l’environnement, les commerces, les médias (via les paraboles) n’utilisent pas le français comme langue de communication.
En d’autres mots, ce n’est pas tant le bilinguisme qui serait en cause, mais la manière dont les langues sont parlées, la présence ou l’absence d’une langue de référence normée, et la valorisation du bien parler.
Quoi qu’il en soit, il est urgent que l’on trouve des solutions aux difficultés de lecture, et de compréhension des textes écrits, qu’éprouvent une bonne partie des jeunes issus de l’immigration, à l’âge de 15 ans. Ces solutions vont dans le sens de l’augmentation de la mixité scolaire et urbaine, de l’amélioration de l’enseignement de la langue écrite, de la formation d’une langue de référence, et de la prise de conscience, par les enseignants, de l’effet des leurs représentations sur leurs élèves et sur leurs possibilités de progrès.
Bibliographie
El Karouni S. (2010) : Les compétences en français d’élèves « issus de l’immigration » : une conséquence des effets de représentation ? Université catholique de Louvain, thèse de doctorat.
Jacobs D., Rea A. & Haniquet L. (2007). Performances des élèves issus de l’immigration en Belgique selon l’étude Pisa. Une comparaison entre la Communauté française et la Communauté flamande. Bruxelles, Fondation Roi Baudouin.
Jacobs D., Rea A., Teney C., Callier L. & Lothaire S. (2009) : L’ascenseur social reste en panne. Les performances des élèves issus de l’immigration en Communauté française et en Communauté flamande. Bruxelles, Fondation Roi Baudouin.
OECD (2006). Where immigrant students succeed – A comparative review of performance and engagement in PISA 2003