Coca n’est pas cocaïne

Mise en ligne: 27 février 2013

La feuille de coca n’est pas la cocaïne, elle pourrait même être utile pour aider à la désintoxication des toxicomanes. Les paysans des Andes se battent pour pouvoir en exporter des dérivés bénéfiques, par Cecilia Díaz

« Merci pour la tasse de café —dit lentement
Abraham Colque. Quand tu seras chez moi,
nous t’offrirons une feuille de coca. Tu pourras
faire l’acullico avec nous, comme moi je bois
du café avec vous. Le mot acullico —explique-t-
il— exprime très bien ce que je voudrais dire
maintenant. Il est à la fois réunion, être ensemble
et mâcher la feuille de coca ».

Mâcher cette feuille ensemble, en famille ou
avec des amis, est dans les Andes une pratique
plus ancienne que l’ère chrétienne ; on trouve
des traces de feuille de coca dans des tombeaux
datant d’il y a trois mille ans. La feuille était —
et est encore aujourd’hui malgré la colonisation—
au centre de la religion aymara et quechua
que pratiquent plusieurs ethnies des Andes,
en Bolivie, au Pérou, en Équateur, en
Colombie, en Argentine et au Chili. Au cours
de la cérémonie de remerciement à la
Pachamama (la terre-mère), la coca est au
centre du rituel, raison pour laquelle on l’appelle
la feuille sacrée.

En arrivant en Amérique du Sud, les Espagnols
ont bien compris comment ils pourraient dominer
ces peuples. En partie leur stratégie était
détruire la culture des différents peuples pour
s’imposer. Cette destruction était seulement
possible s’ils arrivaient à imposer leur religion,
en déclarant diabolique toute autre expression
d’approche de Dieu. C’est ainsi que la feuille de
coca était déclarée feuille du diable à l’époque
de la colonisation. L’Eglise catholique récoltait
cependant beaucoup d’argent avec l’impôt
à la production de coca qu’elle avait imposé
aux paysans. C’était le début de la malédiction
de cette feuille.

Cette condamnation n’a pas empêché évidemment
les Indiens de continuer à produire et à
consommer la coca. Et après la décolonisation,
au XIXème siècle, des propriétaires de latifundia
se sont rendu compte de l’importance économique
qu’avait ce type de produit agricole.
Abraham Colque raconte comment, dans la
vallée des Yungas, près de La Paz, en Bolivie,
ces propriétaires créoles se sont enrichis par le
biais de la production de coca. Ils ont défendu
le droit à produire et commercialiser la feuille
maudite
auprès du pouvoir central. Comme ils
étaient dans une situation privilégiée, les gouvernements
ont accepté cette production sans
poser trop de questions.

Mais il y a eu un grand changement en Bolivie,
en 1952. C’est ce que les Boliviens appellent la
période de la révolution. A cause d’une réforme
agraire, les grands propriétaires producteurs de
coca ont perdu une partie de leurs terres et aussi
une partie de leur pouvoir. A nouveau, la production
de coca revenait aux petits paysans
d’origine indienne ; à nouveau, la production de
coca était vue d’un mauvais œil, sa commercialisation
devenait difficile, comme il arrive
toujours quand les produits viennent des mains
des pauvres. Pire encore, à la fin du siècle
passé, un technicien allemand avait isolé l’un
des 14 composants chimiques de la feuille de
coca. Il s’agit de l’alcaloïde appelé cocaïne,
pour la poudre de cocaïne, la drogue. Alors, à
un moment où la production de la feuille ne
faisait plus partie des intérêts des classes dominantes,
la guerre contre la coca était déclarée.

En 1961, une convention des Nations unies,
signée à New York, a inscrit la feuille de coca
dans la liste numéro un des substances
psychotropiques, ce qui veut dire que sa production
devait être interdite, comme d’ailleurs
sa commercialisation et sa consommation. Il
est évident qu’on ne pouvait pas l’éradiquer des
pays où elle constitue une tradition, mais on
s’est attelé à limiter radicalement sa production.
Il y a seulement certains lieux où elle peut
être produite ; sa commercialisation est limitée
au marché interne, donc ce n’est pas possible
d’exporter même des chewing-gums de coca.
Plusieurs projets de développement essaient de
remplacer la production traditionnelle de coca
par d’autres produits qui sont évidemment moins
rentables pour les paysans et moins bien adaptés
pour les sols des Andes. On fait payer aux
paysans le prix de la consommation de la cocaïne,
par ailleurs substance inventée en Europe.

Feuille sacrée, sacrée feuille !

« Et voilà, cela c’est l’histoire de comment de
petit paysan indien on devient délinquant international,
dit Abraham Colque en souriant, même
si après il ajoute : pour nous, ce n’est pas un jeu ;
nous sommes des paysans pauvres et opprimés.
Si on n’a pas le droit de produire ce qui pour
nous a une importance économique et culturelle
primordial, on risque d’être vite écrasé ». Il
est venu en Belgique pour participer à la campagne
« Coca et développement » que mène
Frères des hommes. Il est venu pour témoigner,
pour montrer sa réalité, mais surtout pour
nous apprendre ce que nous ignorons : la feuille
de coca n’est pas la cocaïne ; les producteurs de
coca ne sont pas des délinquants, les consommateurs
de cette feuille ne sont pas des drogués.
Les paysans des Andes ont parfaitement le
droit de produire, de consommer et de commercialiser
des dérivés bénéfiques de la coca.

Et des sous-produits bénéfiques, on peut tirer
beaucoup de cette feuille ! Hugo Cabieses, le
collègue d’Abraham dans cette lutte de dénonciation,
affirme qu’on connaît très peu des 13
composants chimiques restants de la feuille de
coca, en dehors de l’alcaloïde de cocaïne. Mais
les Indiens utilisent cette feuille comme un
médicament très puissant : anti-diarrhée, pour
combattre le mal des hauteurs (« du Pape à Fidel
Castro, le thé de coca a été utilisé pour empêcher
ce mal », raconte Abraham), pour atténuer
le diabète, comme anti-dépressif, anti-ulcère,
pour des problèmes de vue, pour soigner le foie,
pour éliminer des parasites dans les intestins, et
même elle pourrait être utile pour la désintoxication
des toxicomanes de la cocaïne. On voit
bien que c’est une sacrée feuille ! C’est vrai que
manquent encore plusieurs études scientifiques
pour démontrer toutes ses qualités, mais il
faut dire qu’au Pérou et en Bolivie des scientifiques
s’y emploient activement.

Et le coca-cola, alors ?

La commercialisation des sous-produits de la
feuille de coca est très rentable. Les entreprises
étrangères installées en Bolivie en témoignent.
Les producteurs de coca voudraient eux aussi
pouvoir fabriquer ces sous-produits et les commercialiser
à l’étranger mais il est interdit d’
exporter quoi que ce soit qui a un rapport avec
la feuille. « Mais les lois, vous savez, sont
différentes selon le pays qui achète la production
 » ironise Abraham. Le coca-cola est le
symbole des États-Unis, et sa composition inclut
un sous-produit de la coca. Même si cette
interdiction existe, il y a une exportation légale
de feuilles de coca vers les Etats Unis pour la
production de coca-cola et pour l’extraction
de cocaïne à utilisation pharmaceutique, notamment
pour la fabrication d’anesthésiques
locaux. Ce commerce est un monopole en Bolivie
et aux Etats-Unis. Les petits producteurs,
les coopératives de paysans, les micro-entrepreneurs
n’en bénéficient pas.
Abraham et Hugo affirment qu’il faut faire la
distinction entre la dépénalisation de la feuille
de coca et la dépénalisation des drogues. Les
ONG, les organisations populaires, les syndicats
des pays des Andes sont d’accord avec la
pétition de faire sortir la feuille de coca de la
liste des stupéfiants. Cela permettrait l’exportation
des dérivés de la coca, ce qui serait pour
les petits producteurs très bénéfique, vu la
grande pauvreté existant dans les campagnes
des Andes.

Une chose différente est la dépénalisation de la
cocaïne. Sa consommation se fait ici, au Nord,
ce qui implique que cela reste un problème à
débattre surtout ici. Mais dans ce débat, il faut
considérer quand même qu’une dépénalisation
serait bénéfique pour les paysans car cela permettrait
de ne plus les considérer comme des
délinquants ou des narcotraficants. Un contrôle
de qualité pourrait se faire, ce qui impliquerait
une amélioration de la production. Les paysans
sont fatigués de la forte répression qui s’exerce
sur eux. Leurs organisations se posent des
questions : le contrôle des Etats-Unis sur les
champs boliviens et péruviens veut-il seulement
empêcher la production de la feuille de
coca ? Peut-être les Etats-Unis ne sont-ils pas
tellement innocents car ce contrôle a aussi un
effet politique de surveillance sur toute l’organisation
locale.

« Ce que nous voulons ? Ne plus être considérés
comme des délinquants internationaux —concluent
Abraham et Hugo—, ne plus permettre
l’enrichissement de quelques-uns, le plus souvent
ici au Nord, sur le dos des paysans des
Andes, réparer l’erreur historique qui fait considérer
la feuille de coca comme un stupéfiant,
pouvoir la dépénaliser pour exporter les dérivés
bénéfiques, favorisant des recherches scientifiques
pour connaître les propriétés de la feuille,
et que le monde cesse de nous considérer comme
des Indiens drogués parce que nous consommons
notre feuille sacrée comme vous faites
avec le vin et le café ».

Publié dans Antipodes n° 125, juin 1994