par Guy Bajoit
Louvain-la-Neuve, le 22 juin 1996
Cher Thierry,
Merci pour ta lettre, pour sa clarté, pour sa
précision, pour son honnêteté, pour son ton modéré.
J’ai lu aussi avec beaucoup d’intérêt l’excellent
article sur la place de la culture dans le
développement que tu as publié dans la revue du
Réseau Cultures. Je vais essayer de rester au
niveau où tu as situé le débat. Car, comme tu le
dis aussi, c’est un débat sérieux, important, qui
concerne un problème d’une extrême gravité. Je
ne vais pas défendre ce que j’ai dit ou écrit, mais
plutôt, en profiter pour faire le point ici même, et
peut-être, commencer un dialogue qui peut nous
être profitable. Je vais donc redire, en synthèse,
ce dont je suis profondément convaincu, du
moins, pour le moment.
Je pense que, face à la question du développement,
il existe aujourd’hui cinq courants de
pensée. Ces courants peuvent être identifiés par
la réponse qu’il donne à la question : pourquoi
certains pays sont-ils moins développés que
d’autres ? En résumé, voici les réponses que j’ai
pu identifier dans la sociologie du développement
depuis qu’elle existe comme telle :
1. C’est une question de mentalités : le système
des valeurs traditionnelles ralentirait ou empêcherait
l’expansion de la modernité ;
2. C’est une question d’impérialisme économique
et politique : le pillage des richesses des
pays faibles, avec la complicité des dirigeants
locaux, interdirait le développement ;
3. C’est une question d’excès d’État, de politique
et de bureaucratie : leurs interférences
empêcheraient le bon fonctionnement de la
rationalité économique ;
4. C’est une question d’insuffisance de démocratie
: la dictature politique, en écrasant la
société civile, étoufferait la dynamique conflictuelle
des mouvements sociaux ;
5. C’est une question d’identité culturelle :
l’impérialisme culturel, en imposant une culture
étrangère, détruirait l’identité des populations
concernées, et cet affaiblissement culturel
entraînerait le sous-développement.
Je ne pense pas qu’il y ait d’autres explications
que ces cinq-là, même s’il y a plein d’auteurs
— et c’est bien normal— qui les mélangent, les
articulent et les nuancent. Or, de l’idée que l’on
se fait de la cause du sous-développement découle
tout le reste : ce que l’on croit être le
développement, ce qu’on pense qu’il faut faire
pour le faire avancer, ce que doit être la coopération,
etc..
Chaque courant a (ou a eu) son noyau dur fondé
sur des théoriciens [1] sérieux [2] Et, pour dire les
choses clairement, je pense que tu es un théoricien
sérieux de la cinquième approche mentionnée ci-dessus, et même un des chefs de file de ce courant. Je reconnais que, depuis Des racines
pour vivre jusqu’à l’article que je viens de lire
dans le n° 24 de Cultures et développement - Quid Pro Quo, il y a une évolution, qui consiste en effet en une volonté d’articuler le cinquième
courant avec le quatrième. Cependant, l’article
mentionné me paraît confirmer lui-même très
clairement ton attachement fondamental à ce
que j’appelle la cinquième théorie. Manifestement,
tu es convaincu (voir surtout les points 9 et
10) que la culture est un moteur du développement,
et que la revitalisation culturelle en est le
moyen (et même la fin).
Et tu as peut-être raison ! Le problème c’est que
les autres théoriciens, eux aussi, croient très
sincèrement qu’ils ont raison. Et qu’en vertu du
crédit qu’on leur accorde, on oriente les politiques
concrètes de développement et de coopération,
on dépense d’énormes ressources financières
et humaines, on fait des projets et des programmes,
on place et on déplace des gouvernements,
on suscite des espoirs, on fait travailler
des millions de gens, et .... Et le problème reste
là, entier, honteux, scandaleux, voire même pire
qu’avant : la misère du monde continue. Et les
experts de tous bords se réunissent, et les intellectuels
écrivent. Et on a déjà perdu quarante ans
à croire que la solution c’était ceci, puis que
c’était cela, puis que c’était encore autre chose.
Et on perd son temps.
Alors, que faire ? Vaut-il mieux investir son
énergie dans la production d’une théorie de plus,
ou bien prendre de la distance et se demander
pourquoi toutes ces théories sont, tour à tour,
reçues et puis rejetées et, de toute façon, n’aident
pas à résoudre les problèmes ?
Pour ce qui me concerne, jusque maintenant du
moins, j’ai préféré essayer de prendre de la
distance. Ce qui me sidère, c’est de voir que les
mêmes hommes peuvent changer d’avis au point
de croire sincèrement aujourd’hui rigoureusement
le contraire de ce qu’ils croyaient sincèrement
il y a vingt ans. Par exemple, la gauche
latino-américaine était convaincue, dans les années
septante, que l’ennemi principal du développement
était les investissements étrangers, et
que l’« ami principal » était les entreprises publiques.
Les mêmes personnes —j’insiste, les mêmes
(con nombres y apellidos)— font aujourd’hui
l’impossible pour faire venir dans leurs pays des
sociétés multinationales, et pour privatiser leurs
entreprises publiques. Et pendant ce temps-là,
les gens continuent à crever ! Je pense, Thierry,
que tu es un homme sensible et sincère, et que,
comme moi, devant de telles conneries, tu ne
peux être qu’écoeuré. L’imbécillité des hommes
semble n’avoir pas de limites, et si quelquefois je
les tourne en dérision, c’est pour ne pas en
désespérer.
C’est donc en prenant ainsi de la distance que je
me suis aperçu que les quatre premières théories
du développement étaient étroitement liées à
l’expérience de l’industrialisation des pays occidentaux,
à ses acteurs et à ses idéologies, donc,
à son modèle culturel [3]. C’est par une réflexion
sur le modèle culturel industriel et sur les idéologies
qui en dérivent que j’ai pu fonder une
critique radicale de l’ethnocentrisme. Cela dit,
comme tu le penses aussi il me semble, l’ethnocentrisme
de ces théories ne veut pas dire qu’elles
ne contiennent rien de bon pour les pays
auxquels on les propose-impose aujourd’hui.
Mais, elles sont en effet susceptibles de produire
des effets pervers, et notamment, celui d’entrer
en contradiction avec leurs propres modèles
culturels et de les étouffer.
Poursuivant ma réflexion sur cette question, il
m’a semblé —et c’est ici que tu dois voir la
critique la plus dure que j’adresse à la cinquième
théorie— que le regain d’intérêt pour les identités
culturelles des pays du tiers monde est lui
même un phénomène conjoncturel et ... tout à
fait occidental ! C’est en effet, me semble-t-il,
l’affaiblissement de la crédibilité du modèle
culturel industriel dans les pays du Nord, la prise
de conscience des limites du Progrès et de la
Raison, qui nous permet de nous rendre compte,
de voir, l’ethnocentrisme de nos théories du
développement, et, du même coup, de revaloriser
(voire de survaloriser) les cultures des autres,
de ces autres lointains que nous avions jusqu’alors
méprisés.
Au moins cette approche a-t-elle l’avantage de
respecter leurs cultures, de reconnaître la dignité
de leurs identités, d’augmenter leur estime de
soi, et de chercher à y prendre appui pour améliorer
leurs conditions de vie. Cela est très bien,
et à cela je souscris tout à fait : il y a là une
position idéologique et politique qui me plaît et
à laquelle j’adhère. Mais la question n’est pas de
savoir si cela nous plaît ou pas, si cela fait plaisir
ou pas à notre (bonne) conscience de croire en
cela. La question est de savoir si cette approche
permet de fonder une théorie capable de guider
efficacement le développement d’un pays dans
le monde d’aujourd’hui, tel qu’il est et va
devenir. Et cela, je ne le crois pas.
Pour expliquer mes raisons de ne pas y croire, je
dois discuter la place de la culture dans le
développement. C’est-à-dire, précisément, le
thème de ton article, dans lequel tu clarifies ta
position sur ce point, et que j’ai trouvé très
intéressant. Je suis en gros d’accord avec ta
définition de la culture, mais pas avec le rôle que
tu lui attribues dans le changement social. Tu
sembles considérer la culture d’une collectivité
comme une sorte d’étalon-or auquel ses membres
pourraient se référer pour jauger les apports
du passé (ça on garde, ça on jette), et sélectionner
les apports du dehors (ça on prend, ça on refuse
et on résiste) ; comme une sorte de garde-fou ou
de boussole qui permettrait de savoir ce qui est
compatible ou pas avec ce que la communauté
est et veut devenir ; et qui donnerait ainsi du sens
à l’avenir, à un projet de développement.
Or, je pense que ce n’est pas du tout ainsi que le
changement social se passe. Cette lecture, que je
trouve volontariste, ne correspond pas du tout à
la réalité. Une collectivité humaine (un ensemble
d’individus situés sur un territoire limité) n’a
pas une, mais des cultures, n’a pas une, mais des
identités, n’a pas un, mais des projets d’avenir,
n’a pas une, mais des idées de ce qui est bon,
beau, vrai, juste, légitime, pour son développement.
En plus, ces idées changent dans le temps,
et la culture peut justifier demain le contraire de
ce qu’elle justifiait hier. En fait, elle peut justifier
absolument n’importe quoi. Elle est à la fois
indispensable, décisive (car les hommes se conduisent
selon ses préceptes) et en même temps
complètement conjoncturelle (tout peut être justifié,
et son contraire). Donc, il n’y a pas d’étalon-
or, pas de garde-fou, pas de boussole, pas
de... pilote dans l’avion ! Dès lors, la collectivité
va (si tant est qu’elle va quelque part ! ) là où la
conduisent les rapports de force entre les acteurs
individuels et collectifs qui s’orientent d’après
l’idée qu’ils se font (plus ou moins sincèrement
d’ailleurs) de ce que doivent être leurs valeurs et
de ce que sont leurs intérêts. Et ainsi, la plupart
des grands tournants sociaux sont le résultat de
l’agrégation de millions de décisions individuelles
et des quelques orientations exprimant les
rapports de forces entre les acteurs collectifs
organisés. Ce qui revient à dire que les grandes
décisions ne sont jamais prises, parce qu’elles ne
sont jamais débattues.
Me revoici donc, gros Jean comme devant ! Car
il faut bien faire quelque chose : l’injustice est là,
la misère est là, qui interpellent. Mais que faire,
si tout ce que nous imaginons est imprégné de
notre culture occidentale (qu’elle soit triomphante
ou discréditée, sûre d’elle-même ou en
crise et mutation), et si, dès lors, nous sommes
incapables de penser autrement que dans le cadre
intellectuel qu’elle nous impose. Que faire si,
même quand nous voulons sortir de notre culture
et respecter celle des autres, nous n’avons rien de
réaliste à proposer. Chaque fois que je finis un
cours ou une conférence, où je dis tout cela, je
sens le trouble que je sème dans les esprits. Car
je démolis toutes leurs idées préconçues de mes
auditeurs, tout ce qu’ils croyaient juste, bon,
beau, et vrai, et je n’ai rien à mettre à la place.
Rien que le doute, et une bonne dose d’ironie,
perçue parfois comme du cynisme.
Alors j’ai essayé de reprendre le problème à
zéro, et de revoir mes cours d’histoire. Et ce qui
m’est apparu décisif, c’est ceci : le développement
se produit chaque fois qu’un acteur gestionnaire
dirigeant [4] se constitue et parvient à
proposer-imposer son projet à l’ensemble de
la collectivité. Les moyens qu’il emploie sont
souvent discutables du point de vue éthique (le
stalinisme), les résultats ne sont pas toujours très
convaincants (le FLN algérien), ou pas très durables
(FSLN du Nicaragua). Parfois le projet est
porté par une force politique (l’Unité populaire
chilienne), ou militaire (Velasco au Pérou), ou
charismatique (Nasser) ; parfois, c’est par une
force économique (la bourgeoisie capitaliste, les
technocrates néolibéraux). Parfois, le projet est
porté par un groupe mais, le plus souvent, c’est
par un homme d’Etat exceptionnel. Souvent le
pouvoir est pris par les armes (les Soviets),
parfois il s’impose lentement et par la voie
démocratique (la bourgeoisie anglaise des XVIIè
et XVIIIè. siècles). Parfois le projet naît de
l’intérieur de la collectivité, bien que, le plus
souvent, il vienne du dehors et a déjà été essayé
ailleurs. Mais toujours, il y a un acteur qui surgit,
propose, mobilise, et s’impose, parce qu’il est
efficace, parce qu’il résout les problèmes. Bien
entendu, pour convaincre et mobiliser, pour proposer
et imposer son projet, il lui faut des justifications,
et il va bien entendu les chercher dans
la culture, reprenant des héritages du passé (la
culture d’entreprise des Japonais), adoptant et
adaptant des emprunts du dehors (les Japonais
copiant la technologie américaine), et innovant
beaucoup. La culture est donc indispensable
comme support du projet, pour lui donner un
sens, et pour galvaniser les énergies. Et elle joue
certainement un rôle dans le surgissement même
de ce projet (l’éthique protestante et l’esprit du
capitalisme), bien qu’elle en soit plutôt un effet
qu’une cause.
C’est pour essayer de clarifier un peu tout cela
que j’ai écrit une « contribution personnelle à la
réflexion sociologique sur ce thème » que tu
trouves dans la revue Antipodes [5]. C’est tout ce que j’ai
trouvé ! J’ai essayé de me débarrasser le plus
possible de mes propres a priori culturels et
idéologiques. Et, bien entendu, j’aimerais bien
avoir ton avis sur cette manière d’approcher la
question.
Peut-être aurons-nous l’occasion d’approfondir
tout cela un jour. Je tiens à te redire que je
considère ton travail comme une tentative très
intéressante et sincère pour apporter quelque
chose de neuf dans l’approche du développement.
Si j’ai dit ou écrit des choses qui peuvent
laisser croire, par amalgame, que je pense autre
chose de toi, je te prie de m’en excuser, et je suis
prêt à les rectifier.
Reçois ma sincère amitié.
Guy Bajoit
[1] Le mot théoricien n’a, pour moi, rien de péjoratif : c’est celui qui élabore une pensée qui peut être essentielle pour
l’action. D’ailleurs, je pense que tu en es un, et je fais ce que je peux pour en être un moi-même.
[2] Mais chaque courant a aussi ses extrémistes et ses fumistes. Et ce sont parfois des gens très dangereux, quand ils sont
pris au sérieux par des maisons d’édition ou par des bailleurs de fonds. J’ai toujours pris plaisir, dans mes conférences de les tourner en dérision avec l’ironie la plus caustique dont je sois capable. Des fabricants de digesteurs à méthane
et autres écolo-doux-dingues, jusqu’au adorateurs de Vichnou, en passant les fanatiques de l’économie informelle, je
ne vois là qu’un bande d’intellos, le cul dans le beurre et en mal d’exotisme.
[3] En gros, je suis assez d’accord avec la définition que tu en donnes dans ton article. Sauf que, pour moi, la culture, ce
ne sont pas les solutions elles-mêmes, mais les sens auxquels les hommes se réfèrent pour les inventer, les adopter, les
conserver, ou les rejeter. Ce sont les principes de sens (hérités, adoptés, inventés) qu’une collectivité invoque pour
légitimer les solutions qu’elle met en œuvre afin de résoudre les problèmes de son existence dans son environnement
social et matériel.
[4] J’emploie « dirigeant » (porteur d’un projet collectif, qui dépasse son intérêt particulier) par opposition à « dominant »
(qui se préoccupe de conserver la position d’inégalité dont il bénéficie)
[5] n° 131, p. 34 à
45 ; ou p. 30 à 40 dans l’édition parue sous
l’énoncé Outils pédagogiques et qui reprend les
mêmes textes.