Conversation avec Guy Bajoit à propos des révolutions arabes. Propos recueillis par Chafik Allal et Antonio de la Fuente
Antipodes : Le printemps arabe était-il prévisible ?
Guy Bajoit : Je peux essayer – car je ne connais pas bien les pays arabes –, de comprendre ce qui s’y passe en me servant de ma grille d’analyse de l’action collective. Cette grille postule que, pour qu’une action collective se produise, certaines conditions (quinze conditions des révolutions) doivent être réunies. Mais, par manque d’informations, je n’ai pas la possibilité de comparer et de distinguer clairement un pays d’un autre : la Tunisie n’est pas du tout la Libye, mais quelles différences sont décisives ? Pourquoi une révolte en Tunisie et pas au Maroc, ni en Algérie ? Pourquoi la Tunisie serait-elle le maillon faible des régimes autoritaires ? Les Algériens disent que leur pays a déjà payé très cher sa tendance à la rébellion et qu’ils réfléchissent à deux fois parce qu’ils connaissent le prix de la révolte : la violence de la répression ont déjà été, et peuvent encore, être terribles. Au Maroc, par contre, il y aurait une sorte de consensus, limité sans doute, mais tout de même, ce serait une société plus consensuelle. Et la Libye ? Le peuple libyen est en train de payer très cher sa volonté de se libérer de Kadhafi. Alors, pourquoi la Libye, pourquoi la Syrie, pourquoi le Yémen, et pourquoi pas l’Algérie ? Ce sont, plus ou moins, les mêmes régimes : de vieux partis politiques anticolonialistes qui sont arrivés au pouvoir et se sont ensuite sclérosés. Et pourquoi le Bahreïn ? Les Bahreïnis ne sont pas nombreux, mais ils ont beaucoup de pétrole ; et les gens qui y travaillent sont presque tous des immigrés, qui viennent de Palestine, d’Inde, du Pakistan ou d’ailleurs, et qui n’ont pas beaucoup de droits ; et ce ne sont pas eux qui se rebellent. Bref, la question de la rébellion est très complexe : beaucoup de variables interagissent, qui doivent être considérées si l’on veut vraiment comprendre.
Je me souviens d’avoir visité l’Algérie, le Maroc et la Tunisie dans les années septante. Les villes étaient pleines de jeunes qui, à huit heures du soir, n’avaient rien à faire. Rien ! Et leur perspective d’avenir, c’était aussi… rien ! Aujourd’hui, les jeunes Arabes se rebellent parce qu’ils n’ont pas de perspective d’avenir ; mais ils n’en avaient pas non plus en 1970. Pourquoi ne se sont-ils pas rebellés alors ? En 1969, j’étais très lié au monde arabe et en particulier à la Palestine ; avec mon ami Naïm Khader et son frère Bichara, nous avons organisé à l’Université de Louvain un colloque sur La Renaissance du monde arabe. A l’époque, la « Renaissance » était entendue dans son sens plutôt européen : celui de la fin du soi-disant obscurantisme moyenâgeux, celui de l’ère féodale et religieuse, le début de la modernité utopique. Dans ces années-là, on avait vu s’installer depuis peu dans les pays arabes des régimes libérateurs, pleins de promesses, conduits par de grands leaders, ceux qui avaient mené le puissant mouvement contre la colonisation et l’impérialisme : Bourguiba en Tunisie, Boumediene en Algérie, Kadhafi en Libye, Nasser et son rêve d’union entre la Syrie et l’Egypte...
Et puis ces mêmes pouvoirs se sont assis sur leurs lauriers, se sont installés et se sont corrompus ; et ils sont restés plantés là pendant trente ou quarante ans, protégés par le clientélisme et la répression. Ce sont ceux-là, aujourd’hui, qui se font éjecter par leur peuple : « dégage » ! Ces dirigeants, en effet, n’ont pas tenu – n’ont pas su, n’ont pas pu, n’ont pas voulu tenir – leurs promesses de libération et de développement. Mais des dirigeants politiques qui ne tiennent pas leurs promesses, il y en a partout : dans les pays africains, en Amérique Latine, et en Europe aussi d’ailleurs. Pourquoi est-ce que, tout d’un coup, des peuples se révoltent, en 2011 et pas avant, dans le monde arabe et pas ailleurs, alors que tant d’autres auraient, depuis longtemps déjà, autant de bonnes raisons de le faire ?
Les Européens prétendent que le monde arabe veut la démocratie. Ce serait donc la démocratie qui serait le « bien collectif », hautement valorisé par le modèle culturel régnant dans ces pays. Pourtant, il me semble que ce que la jeunesse arabe veut c’est du travail, des revenus décents, du confort, du bien-être et de la participation à la consommation. Ils veulent des emplois pour eux et leurs enfants, de quoi s’épanouir, de quoi se réaliser en tant qu’individus. Mais ce « bien collectif » est justement celui que la mondialisation met, tous les jours, sous le nez de ces jeunes, celui dont bénéficie une bonne partie des jeunes européens. Or, la mondialisation met aussi ce « bien collectif » sous le nez des Africains, et il est tout autant, sinon plus inaccessible pour eux ; or ils ne se révoltent pas, du moins pas jusqu’aujourd’hui.
Antipodes : Mais les classes moyennes et supérieures tunisiennes ont adhéré au mouvement de révolte, alors qu’elles ont accès à ces biens et vivent dans un confort relativement élevé ! D’ailleurs, si leur principale revendication est la démocratie (le droit de s’exprimer), cela n’exclut pas les revendications économiques : les deux vont ensemble.
Guy Bajoit : Elles vont ensemble et elles ont la même source. La mondialisation, c’est aussi la diffusion du modèle occidental dans le monde entier : ces pays se voient proposer (et parfois imposer), en même temps, un modèle de consommation et un modèle politique. Par ce biais-là, d’ailleurs, ils reçoivent aussi le modèle de la laïcité. Il me semble que pour comprendre ce qui se passe, nous devons d’abord comprendre ce qu’ils veulent. Quel est le « bien hautement valorisé par le modèle culturel régnant » ? Je ne suis pas sûr que, pour les jeunes nés dans la classe moyenne à Tunis, qui cherchent à faire des études universitaires et qui essayent de devenir ingénieurs, il existe une perspective de trouver facilement un emploi sans être obligés de quitter leur pays pour aller travailler ailleurs.
Antipodes : En effet, un des mouvements les plus visibles ces dernières années, au Maroc, est celui des jeunes diplômés sans emploi. Mais le Maroc et l’Algérie sont des contextes bien différents de la Tunisie, où le chômage est le moins élevé du monde arabe… Les perspectives, en Tunisie, ne paraissent pas aussi fermées que dans d’autres pays arabes.
Guy Bajoit : Que le chômage soit moins élevé en Tunisie qu’ailleurs me paraît une condition favorable à la mobilisation des jeunes Tunisiens. Et cela n’a rien de paradoxal : les sociologues de l’action collective ont souvent observé que ce ne sont pas les plus privés qui sont les plus mécontents, les plus frustrés. Il y a un rapport très spécifique entre privation et frustration : ce n’est pas la privation absolue mais la privation relative qui est la source de la frustration la plus grande. Ainsi, ce ne sont pas les ouvriers les plus exploités qui ont fait avancer le syndicalisme, mais au contraire, ceux qui avaient déjà acquis de bonnes qualifications et une certaine sécurité d’emploi. Ce ne sont pas les femmes les plus dominées qui ont fait avancer le mouvement féministe, mais au contraire, les petites bourgeoises instruites, occupant des emplois et prenant la pilule. De même, ce ne sont pas les Noirs les plus discriminés (ceux du Sud des États-Unis) qui se sont le plus battus pour les droits civiques, mais, au contraire, ceux qui étaient déjà en bonne voie d’intégration (ceux du Nord). Ce qui importe, c’est la privation subjectivement ressentie. Et, si j’en reviens à mon jeune homme licencié en économie et fils d’une classe moyenne relativement aisée à Tunis, je pense que, dans sa tête à lui, même si la privation est plus faible, la frustration est plus forte que celle qu’on trouverait dans la tête d’un autre jeune à qui son origine sociale interdit ne serait-ce que de rêver à une quelconque mobilité sociale.
On peut donc se demander : qui ressent la plus forte frustration à cause de la privation de démocratie ? Et on répondra, bien sûr, que ce sont les jeunes les plus instruits, ceux qui espèrent le plus trouver un emploi et sont d’autant plus mécontents s’ils n’en trouvent pas. Mais cela veut dire aussi que le « bien hautement valorisé », c’est quand même la mondialisation qui l’a amené : désir de consommation, désir de démocratie. Et ça, c’est un indicateur intéressant, parce qu’en 1970 la mondialisation n’amenait pas encore cette frustration : elle venait à peine de commencer. On en était toujours à la fin de l’ère coloniale, au temps des promesses de l’indépendance, il y avait encore un fort sentiment d’affirmation de la renaissance du monde arabe. On n’en est plus là aujourd’hui. La jeunesse arabe ne rejette pas du tout la mondialisation : elle la revendique pour elle et elle passe par internet pour le faire savoir.
Antipodes : En Tunisie, on était à la fin du règne de Ben Ali, et on disait que c’était la femme de Ben Ali et sa famille, profondément détestées par la population, qui exerçaient le pouvoir. En Egypte, c’était le cas d’un de fils de Moubarak qui était aussi profondément détesté que lui. On ne pouvait pas les renverser, il y a vingt ans, lorsqu’ils étaient en pleine possession de leurs moyens.
Guy Bajoit : Cela concerne, me semble-t-il, une autre condition de l’action collective : le rapport à l’espoir d’amélioration des conditions de vie. Prenons le cas de la Révolution française. Louis XVI avait commencé à faire des réformes ; il avait proposé au Tiers-État d’exprimer ses revendications – dans ce qu’on a appelé des « cahiers de doléances ». Il avait envisagé de réformer le système féodal, de réduire les privilèges de l’aristocratie et du clergé. Et puis, ceux-ci ont résisté et les réformes ont échoué, ont été reportées à plus tard. C’est alors que les gens du peuple se sont révoltés : ils avaient espéré que tout irait mieux, et puis, rien n’avait changé ! L’espoir déçu, à cause des réformes promises, mais ratées, est un facteur de révolution. Or, on voit aujourd’hui tous ces régimes arabes menacés faire des promesses de réformes, et puis réprimer les mouvements sociaux, notamment en Syrie, au Maroc ou au Yémen. Ils sont en train de créer eux-mêmes une condition essentielle des mobilisations futures. Plus ils feront des promesses qu’ils ne tiendront pas, plus ils éveilleront des espoirs, qu’ils décevront ensuite, et plus ils frustreront les gens et les jetteront dans les rues.
Antipodes : En effet, Ben Ali a essayé cela en Tunisie pendant deux ou trois semaines, mais ça n’a pas marché. Et cela a entraîné sa chute.
Guy Bajoit : Oui. Mais, quels espoirs avait-il éveillé, et chez qui ?
Antipodes : Un espoir de liberté, notamment chez les femmes ! Il n’y a qu’à regarder les images des médias : elles sont très claires. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, les femmes ne sont pas restées « enfermées à la maison ». Elles sont descendues dans les rues, très présentes dans les manifestations, même au Yémen qui passe pourtant pour un pays très traditionnel. En outre, toujours au Yémen, on voit qu’il s’agit de mouvements composites : des tribus, qui faisaient l’essentiel de l’appui du président Saleh, l’ont lâché ; même sa propre tribu.
Guy Bajoit : Parmi les conditions de l’action collective, il y a aussi celle-ci : il faut que le mouvement attribue la cause de la privation à un autre acteur avec lequel il est en relation (et non pas à Dieu, ou à la Fatalité, ou… à eux-mêmes), et qu’ils nomment un objectif, un enjeu accessible. Mais la question est très complexe. En effet, si le mouvement focalise toute son énergie sur un acteur et un objectif précis (« Ben Ali, dégage » par exemple) et qu’il obtient la victoire, le « soufflé » risque fort de retomber. Or il n’est pas retombé en Tunisie : le peuple lutte toujours ! Pourquoi ? Ils ont compris que, derrière Ben Ali, il y avait tout une clique, tout un système. Et ils ont cessé d’attribuer la cause de leurs malheurs à la fatalité, à l’Inch’Allah. Mais quel rôle jouait exactement la religion musulmane, tant dans la soumission d’hier, que dans la révolte d’aujourd’hui ? En outre, on a beaucoup souligné en sociologie de l’action collective, l’importance de l’événement déclencheur : la bombe, la bavure policière… ; dans le cas de la Tunisie, le jeune homme qui s’immole par le feu sur une place publique.
Autre condition encore : le rôle des dirigeants activistes. Y a-t-il vraiment des activistes dans les mobilisations auxquelles nous assistons ? J’ai l’impression qu’au contraire, il y a une méfiance vis-à-vis des leaders. Est-ce la même méfiance que celle qu’on retrouve dans les mouvements sociaux européens : pas de délégation de pouvoir, pas de représentants qui vont négocier à notre place, ou alors, on les renouvelle tous les jours. Je ne sais pas si cette même méfiance se retrouve dans le monde arabe envers les leaders – ou les candidats leaders – des mouvements sociaux. Pourtant, selon la théorie de l’action collective, aussi longtemps qu’il n’y a pas de leadership visible et identifiable, avec lesquels le pouvoir puisse négocier, le mouvement reste une rébellion, une révolte, qui retombe en peu de temps, et non un véritable mouvement social et politique organisé qui conduit ses membres vers une accumulation de victoires partielles, qui finissent par améliorer réellement son sort. Or, dans ce cas-ci, la mobilisation ne retombe pas. Le mouvement s’étend et avance, même si je ne vois pas toujours très bien vers quoi, ni ce qui en résultera !
Antipodes : Il n’est pas si clair qu’il n’y ait pas de leadership. En Tunisie, les Islamistes essayent de le prendre et ils ne semblent pas si mal partis. Ils ont déjà fait des manifestations spontanées, y compris un peu agressives, à Tunis, ce qui était très surprenant pour des laïcs. Or la Tunisie est un pays où le voile est interdit à l’école. En Algérie, au sommet de leur forme, les Islamistes avaient de vingt-cinq à trente pour cents de soutien, et ils ont réussi à avoir une emprise sur l’ensemble de la société.
Guy Bajoit : Il y a encore une condition dont on a peu parlé jusqu’ici : c’est la réaction de l’adversaire, selon qu’il se lance dans une répression trop forte ou, au contraire, trop négociatrice ; selon que le système est fermé ou ouvert. C’est là qu’intervient la question du rôle de l’armée. Si elle refuse de tirer sur sa population, la répression faible favorise la mobilisation, pour autant que le pouvoir n’ouvre pas des négociations. S’il en ouvre, s’il invite les adversaires à s’asseoir autour de la table, il risque fort de démobiliser le mouvement. La condition la plus favorable serait donc quand l’armée refuse de tirer sur les manifestants et que le pouvoir n’invite pas à négocier (ou qu’il n’y a pas de leaders visibles à inviter !).
Antipodes : Il y a aussi la thèse d’Emmanuel Todd sur l’évolution démographique : une société ferait sa transition démographique, notamment, quand plus de la moitié des femmes sont alphabétisées. Et, justement, la société tunisienne est la plus « féministe » du monde arabe : présence dans le monde du travail, visibilité dans l’espace public ; et en plus, le nombre d’enfants par femme est le plus bas (il est même plus bas qu’en France).
Guy Bajoit : Oui, la variable démographique est très importante, bien que ce soit une variable parmi toutes les autres. La croissance démographique n’a pas systématiquement débouché sur des révolutions dans de nombreux pays. Par contre, la croissance de l’éducation a été un facteur déterminant. On explique le succès du mouvement féministe par quatre facteurs, qui permettent de comprendre pourquoi ce ne sont pas les prolétaires, mais les petites ou les grandes bourgeoises des pays industrialisés, qui se sont le plus mobilisées pour cette cause. Ce sont celles qui ont le plus bénéficié de la démocratisation de l’éducation (elles avaient des diplômes) ; avec l’éducation, elles avaient des emplois sur le marché du travail ; avec les emplois, elles avaient de l’argent, donc, de l’aide ménagère (des machines ou des servantes) et de l’indépendance financière vis-à-vis de leur mari ; et enfin, elles étaient ouvertes au progrès technique et notamment à l’usage de la pilule, donc elles contrôlaient leurs grossesses.
Antipodes : Une analyse en termes d’accumulation de facteurs n’est-elle pas trop « froide » ? On a vu tant de colère, tant d’indignation dans la mobilisation des jeunes Arabes.
Guy Bajoit : Mais, les sentiments sont eux-mêmes une condition très importante. Les gens ne se mobilisent pas parce qu’ils tiennent des raisonnements, mais parce qu’ils sont indignés, humiliés, méprisés, floués, exclus ou exploités, parce qu’on leur manque de respect. Dans les cas dont nous parlons, on a senti une forte rage, une grande intransigeance : les Argentins disaient des politiciens : « Que se vayan todos » ; les Tunisiens disaient : « Dégage ».
Antipodes : Il y a un mot arabe pour dire cela, la « hogra » : c’est un mélange d’humiliation et d’injustice. Mais cette colère doit aussi être au service d’un projet à long terme, sinon, elle ne durera pas.
Guy Bajoit : C’est exact. Il faut donc résoudre aussi toute la question du projet politique alternatif et de l’organisation. Et j’ai l’impression que là, il y a un sacré point faible. Au fond, jusqu’ici, ce sont plutôt des émeutes, des révoltes. Elles durent une semaine, c’est un feu qui flambe ! Pour qu’elles tiennent dans la durée, il leur faut une utopie et organisation. Ce qui suppose des leaders, des délégations de pouvoir, des négociateurs, des gens qui soient capables de préparer le futur. Ce qui suppose aussi des ressources : de l’argent, de l’information, des relations, parfois… des armes ! Quelles ressources avaient les manifestants qui campaient sur la Place Tarhir au Caire : qui les nourrissait, payait leurs pancartes, leurs déplacements ? Qui leur versait un salaire alors qu’ils ne travaillaient pas ? Si on n’a pas de ressources, on ne mobilise pas dans la durée. Et pourtant ça dure ! Il est vrai qu’il y a encore d’autres conditions dont on n’a pas parlé : la crédibilité des utopies, la légitimité des méthodes de lutte, le fonctionnement interne des organisations du mouvement…
Antipodes : Si on avait fait, il y a quelques mois, l’exercice d’examiner les quinze conditions de l’action collective, on aurait peut-être conclu qu’elles étaient réunies. Pourquoi est-ce que la révolution n’a pas eu lieu plus tôt ? Quel a été ce « plus » qui a fait justement plus que toutes les conditions réunies. N’y a-t-il pas un « effet domino » qui a joué ? Le Sahel, frontière avec le monde arabe, est perméable. Le Burkina Faso, le Tchad, le Niger seront peut-être aussi secoués par l’onde de choc qui secoue les pays arabes.
Guy Bajoit : C’est vrai, mais, aujourd’hui, avec les techniques de communication, est-ce qu’on a encore besoin de se toucher géographiquement pour pouvoir se transmettre des idées ? Il y a tout de même un grand point commun : le monde arabe est, depuis plus de quinze siècles, une grande et vieille civilisation, qui s’inscrit dans un champ historique très long et très riche. Pour autant que je puisse bien comprendre ce qui s’est passé en Europe au Moyen-âge et à la Renaissance, les Arabes sont pour beaucoup dans la transmission des idées, des inventions, des innovations, par rapport à la conception scientifique du monde. C’est là tout un courant qui s’appuie sur ce qui les unit, qui les assemble, et qui leur fait une identité forte. Pourquoi, par exemple, n’a-t-on jamais réussi à faire pour le cuivre, l’étain, les fruits, le coton ou le café…, une organisation semblable à l’OPEP ? Il me semble que c’est une culture commune qui permet cela et que cette culture existait pour les pays producteurs de pétrole et pas pour les autres.
En outre, avec la mondialisation – qui n’a pas que des effets néfastes – le rapport au politique a changé dans la culture occidentale, qui se diffuse dans les pays du Sud, à grands coups de médias de masse. Partout, les citoyens prennent conscience que les politiciens ne s’occupent guère de l’intérêt général et trop de leurs intérêts particuliers et qu’ils cachent ceux-ci derrière leurs « beaux discours », derrière leurs idéologies. Donc, bien sûr, ils ne veulent plus de dictateurs (même légitimés par de fausses élections), mais ils ne veulent plus non plus de ces démocraties dites « représentatives » qui, en fait, ne les représentent pas puisque leurs délégués, même élus, échappent à leur contrôle et bénéficient d’un système parlementaire qui permet de « prendre les mêmes et de recommencer ». Ils veulent une vraie démocratie : celle qui leur permet de choisir, contrôler, critiquer et changer leurs dirigeants politiques. Voilà plutôt une bonne chose, non ? Et que cette bonne chose ait sauté de l’autre côté de la Méditerranée – mais qu’on la retrouve aussi en Grèce, en Espagne, en Italie, au Portugal, cela n’a rien d’étonnant. Et que demain (espérons le) on la retrouve ailleurs, notamment en Afrique, cela ne m’étonnerait pas non plus. Mais ce n’était pas le cas il y a trente ans !
En bref, et pour conclure, l’action collective reste le produit d’un cocktail mystérieux, ce qui interdit justement de la prévoir. C’est le fruit d’une convergence de conditions, d’un faisceau de variables qui interagissent entre elles : aucune n’est nécessaire, mais toutes sont utiles car elles augmentent la probabilité de voir surgir le mouvement ; aucun ensemble de variables n’est suffisant, car les humains ne sont pas des objets mais des sujets, et qu’ils peuvent toujours décider de « ne pas y aller » même si tout les y pousse. Pour vraiment comprendre, il faudrait plus d’informations : il faut pouvoir comparer les pays entre eux et, pour chacun d’eux, ce qu’ils sont aujourd’hui et ce qu’ils étaient il y a trente ans.
Guy Bajoit est sociologue du développement et professeur émérite de l’Université de Louvain. Chafik Allal et Antonio de la Fuente travaillent à ITECO.