Des médinas traditionnelles aux bidonvilles modernes

Mise en ligne: 20 juin 2011

Alger, Beyrouth, Damas, Le Caire, Tunis, Rabat et leurs destins respectifs et, dans la tragédie de la guerre, Bagdad, par Ali El Kenz

Lors d’une conférence sur le monde arabe à Caracas, j’avais commencé par mes souvenirs d’Alger, celle de ma jeunesse quand elle était une capitale cosmopolite et comme on la nommait alors : « La Mecque des révolutionnaires ». C’était l’âge de l’Indépendance.

Le centre-ville vivait au rythme de l’université ; cafés, bars, restaurants, librairies, cinémas s’ouvraient largement sur les rues Didouche Mourad et Larbi Ben M’hidi parcourues par des groupes d’étudiants, d’enseignants, de fonctionnaires fraîchement diplômés qui travaillaient dans les ministères où les Instituts d’Etat et qui continuaient à fréquenter ces lieux de la vie citadine. Il y avait aussi beaucoup d’étrangers (Européens, Arabes, Africains, Sud-américains…) qui résidaient dans la capitale. Ils étaient bien plus nombreux qu’aujourd’hui et « habitaient » les lieux naturellement, pas comme des touristes ou « des hommes d’affaires ». Parmi eux, ils y avaient beaucoup de réfugiés politiques qui trouvaient un asile amical dans le pays. L’influence culturelle du centre-ville s’étendait jusqu’à la place des Martyrs, après le théâtre national vers le nord et après la maison du peuple (siège du puissant syndicat lié au parti FLN) vers le sud ; mais on la retrouvait, on la ressentait, pourrait-on dire, jusqu’à Ben Aknoun, autour du centre familial où étaient logés certains exilés politiques et même à Kouba, autour de l’école normale supérieure.

La vie culturelle et politique y était intense et se remarquait par la « spécialisation » en quelques sorte des lieux de rencontres ; il y avaient des cafés que fréquentaient plutôt les Arabes (Palestiniens, Libanais, Syriens...), d’autres les Européens (en majorité des coopérants français), d’autres encore les Sud-américains et les Africains que les dictatures qui se succédaient en Amérique (Brésil, Chili, Argentine) où les liens d’amitiés (Cuba) ou les guerres de libération en cours (Angola, Mozambique) ramenaient en Algérie.

Alger était une « métropole monde », une métropole résolument « de gauche » qui vivait au rythme des révolutions et contre-révolutions de l’heure, des courants politiques et des théories de libération et de développement qui traversaient l’hémisphère Sud. Mais les questions locales n’étaient pas en reste : il y avait « les pour et les contre Boumédiène », les communistes et les baathistes, les maoïstes et déjà quelques « islamistes » qu’on nommait « les frères ». Cette animation, continuellement alimentée par des controverses, restait cependant peu violente. Au plan démographique, notre tout petit monde universitaire et lycéen n’était qu’une goutte dans l’océan de la population mais il marquait la ville avec sa vitalité et son activisme, qui était d’ailleurs étroitement surveillé par une multitude d’indicateurs nationaux et étrangers.

Prés de quarante ans se sont écoulés depuis, comment tenter de décrire Alger dans sa forme actuelle ? Une image me vient à l’esprit, « une huître qui s’est refermée sur elle-même », un espace habité par « une foule » qui traverse les rues, à pieds ou en voiture, sans les voir, les goûter en quelque sorte, les habiter. Les cinémas, nombreux auparavant, ont pratiquement disparu et s’il y a beaucoup plus de journaux à lire, la majorité raconte le même quotidien sombre et désespérant de la vie sociale et politique. Il y aussi beaucoup plus de lieux de restauration, mais on y mange souvent debout et souvent des sandwichs, on s’y alimente ; et puis, les librairies se sont multipliées mais nombre d’entre elles sont hétéroclites, vendent de tout, dans un bric à brac étonnant qui rappelle l’esthétique du « bazar » qu’on retrouve dans les épiceries et les magasins de vaisselle. Il y a peu d’étrangers dans cette foule, et beaucoup de « très pauvres » qui mendient souvent.

Ce centre-ville que j’avais connu n’est plus en réalité le centre de la ville, qui d’ailleurs n’en a plus. Sa population a dû être multipliée par dix depuis les premières années de l’Indépendance, Alger est devenue une très grosse ville, ou mieux, ou pire, une très grosse agglomération qui se dilue très rapidement dans de nouveaux centres périphériques si j’ose dire, eux-mêmes fondus dans les gros bourgs enlisés dans les arbres mourants de la Mitidja et les chantiers boueux des lotissements. Elle est certes toujours la capitale du pays, mais elle n’est plus cette métropole, encore moins cette « métropole monde » que j’avais connue.

Pour comprendre ce qui s’était passé durant ces dernières décennies, je notais que la même courbe était valable pour d’autres pays arabes et leurs capitales, véritables éponges qui absorbent l’histoire du pays, ses progrès et ses défaites. Je décrivais Beyrouth, Damas, Le Caire, Tunis, Rabat et leurs destins respectifs et, dans la tragédie de la guerre, Bagdad. Cette courbe avait commencé sa phase positive, dans les années cinquante avec la fin de l’ère coloniale : les années cinquante et soixante pour l’Egypte, le Liban, la Syrie ; les années soixante et septante pour les capitales maghrébines ; les années septante et début quatre-vingt pour l’Irak.

Elle s’inverse à partir des années septante mais pas en même temps pour tous les pays. Sa phase négative débute pour l’Egypte dés la Guerre des six jours en 1967 ; elle « suit » ensuite les pays et les capitales, d’Est en Ouest. Dans les années quatre-vingt, avec la guerre qui oppose l’Irak à l’Iran, elle aura couvert toute la partie nord du monde arabe.

A la fin de cette décennie, la Guerre du Golfe ouvre une nouvelle période pour l’ensemble de cette région : ce sont alors les capitales affairistes des pays pétroliers du Golfe qui orientent, par leurs capitaux et leurs cultures fortement religieuses, la dynamique d’ensemble de la région. Au Moyen-Orient, Bagdad comme l’Irak sont détruits systématiquement, Le Caire et l’Egypte s’enlisent dans une économie privatisée qui appauvrit la population et enrichit une minorité, Damas et la Syrie se débattent dans une dictature que légitime le conflit avec Israël, Beyrouth et le Liban, sont pris au piège d’un confessionnalisme qu’instrumentalisent les puissances étrangères. Au Maghreb, l’échec du projet d’union régionale, l’UMA, laisse chacun des pays affronter en solitaire les conditions de la mondialisation en cours : Tunis et la Tunisie s’enferment dans une expérience de dictature singulière qui libère l’économie de marché mais emprisonne les libertés d’expression, Rabat et le Maroc, asphyxiés par le remboursement de la dette publique, espèrent en vain une entrée à l’Union européenne, tandis qu’Alger et l’Algérie, après l’abandon du projet développementaliste des années septante plongent, dans une guerre civile qui ruine l’économie du pays et défigure son système politique, social et culturel.

Toutes ces grandes capitales, fonctionnant comme un « concentré » de leurs pays respectifs, expriment avec fidélité l’essentiel de l’expérience historique que traversèrent leurs sociétés, les problèmes et les espoirs, les conflits intérieurs comme les alliances extérieures ; tout cela se manifestant dans leur vie culturelle et politique, sous les formes particulières à chacune. Littérature, cinéma, théâtre et musique mais aussi militantisme politique et syndical, réalisations économiques et sociales multiples imprègnent la vie quotidienne de chacune ; tout cela est inscrit dans leur évolution urbaine, leur grammaire.

Le voyageur qui a eu la chance de connaître ces villes dans leur vitalité au tout début de la période post-coloniale et qui les revisite aujourd’hui découvrira comme moi, à la fois leur récente « obésité » urbaine et la rapide régression de leurs anciens centres vitaux, c’est-à-dire culturels et politiques, ces « espaces publics » autour desquels s’organisait la vie de la cité. El Hamra à Beyrouth a été mal remplacé par les nouveaux quartiers construits par Hariri que ne fréquentent que les très riches arabes du Golfe et les hommes d’affaires européens ; au Caire, Asr el Nil et Talaât Harb ont été abandonnés aux marchands de chaussures alors qu’El Maadi a éloigné de « la populace » la nouvelle bourgeoisie, celle-là même qui à fuit à Tunis, l’avenue Bourguiba pour se réfugier dans les nombreux menzah ou les coûteuses villas du « Lac ». Partout, les nouvelles classes de riches parvenus s’isolent, loin de la ville abandonnée à des classes moyennes appauvries elles-mêmes « assiégées » par les flux de nouveaux pauvres qui se réfugient dans les villes. L’ouvrage de Alaa Al Aswani, L’immeuble Yacoubian décrit admirablement, pour Le Caire, ce triste destin, valable pour toutes les autres capitales arabes.

L’abandon par les nouvelles classes dirigeantes des centres urbains et la délocalisation de leurs espaces de vie sur des « périphéries » abritées et protégées des multitudes rurales et urbaines s’agitant dans l’informel est à lui seul tout un programme. Tournées vers l’extérieur, l’Europe, les Amériques ou les pays du Golfe, ces nouvelles oligarchies s’enrichissent du pays mais vivent ailleurs leur welfare state. Loisirs, santé, études pour leurs héritiers comme leurs investissements économiques se déroulent dans les capitales plus sûres de l’étranger. D’où leur désintérêt pour la construction d’un espace public,- social, culturel et politique-, autour duquel s’organise la vie de la cité, la polis, el hadara. Grandes et petites métropoles, locales ou nationales à quelques exceptions prés, expriment en fait par les nouvelles logiques urbaines, les logiques plus profondes des restructurations sociales en cours. Elles préfigurent un nouveau mode urbain, déjà présent ailleurs, dans lequel la ville ne réunit plus, mais « agglomère » en segments séparés les différentes classes de la société. Elles annoncent aussi un nouveau mode de « gouvernance » fondé sur une gestion différentielle des divers groupes et espaces urbains que les anciennes médinas et casbah avaient réussit à contenir dans une relative « unité de vie » collective mais que les nouvelles villes seraient tentées de repartir selon des lignes de séparation plus tranchées. De proche en proche, les segments ou groupes de segments résidentiels pourraient alors s’emboîter à des cultures, des valeurs, des way of life, des mondes sociaux différents que les « classes d’en haut », incapables d’assumer leur devoir d’intégration culturelle et sociale, « d‘hégémonie » pour parler comme Gramsci, seront obligées de contenir par la violence.

Dans les nouvelles dynamiques urbaines que j’ai observées dans les grandes villes du monde arabe actuel, c’est toute la question de l’avenir de la démocratie qui est en jeu.

Né en Algérie, Ali El Kenz enseigne la sociologie à l’Université de Nantes.