C’est moins la chute d’un tyran qui fascine ou la prise d’une ville que la fracassante et invisible évidence d’un désir humain rendu à lui-même, par Jean Sur
Les médias valent par ce qu’ils véhiculent. Je ne dispose d’aucune information privilégiée sur les révolutions arabes, mais le journal, la radio, la télévision m’en apprennent et m’en montrent assez pour que chaque article et chaque image deviennent une source de méditation et me laissent tout à la fois stupéfait, admiratif, presque incrédule, inquiet, profondément heureux.
Si des étudiants m’interrogeaient sur ces événements, je leur dirais simplement : « Ces révolutions sont.. », et je tâcherais de leur faire comprendre pourquoi je m’exprime ainsi : parce qu’elles témoignent d’une réalité puissante qui ne s’épuise pas dans l’expression qu’elle se donne et dans les formes qu’elle se choisit ; parce que cette réalité parle à la fois à l’esprit qu’elle met en marche, et au cœur qu’elle émeut ; parce qu’elle s’adresse à chacun des êtres humains et à tous. Ce langage là, il n’est personne qui ne sente que les autres le comprennent comme lui. Et si ces jeunes gens me demandaient les caractères de ces révolutions qui, à mes yeux, les font « être », je répondrais : elles sont spontanées et pacifiques. Spontanées, d’abord. Nées du sentiment des peuples, non pas de l’opinion de quelques-uns, mais de la longue maturation dans la conscience des hommes et des femmes qui « sont » les peuples, de leurs épreuves, de leurs souffrances, de leurs désirs, de leur raison commune. Nées des mots, des pensées, des sentiments échangés, la diversité des styles, des rythmes, des langages qu’offrent ces mouvements prouve leur authenticité. Spontanées, elles sont aussi pacifiques, elles ne sont pas mues par la violence ni par le désir de vengeance, mais par une affirmation de l’esprit, par un élan du cœur. Même si un pacifique n’est pas un masochiste, et s’il n’a pas tort de le rappeler à ceux que tente la répression brutale. Laquelle, dans le cas de ces révolutions, allume, de toute évidence, plus de feux qu’elle n’en éteint.
Voilà ce que je dirais à ces jeunes, puis je rentrerais chez moi et me laisserais rêver. Il est rare qu’un événement politique nous touche dans cette zone de l’âme que font vibrer l’amitié, l’amour, la beauté. Je crois que ma lointaine enfance me ferait signe. Avec les copains de ma banlieue, je joue aux billes dans la cour poussiéreuse du patronage. Un gamin curieux vient se planter trop près du jeu et nous empêche de viser. Nous lui crions : « Dégage ! » Déjà, et pour une partie de billes ! Comme tout cela est étrange, qu’est-ce donc qui s’agite en moi ? Puis, forcément, des images de 1968 défileraient, ravivant la tristesse de ce formidable gâchis, de cette immense proposition de vie où la plupart n’ont su trouver qu’une invitation à patauger dans la facilité, à s’enfermer dans des sectes politiques prétentieuses, à repeindre d’idéaux soldés les vieilles et sales ambitions de toujours.
Un échec terrible, un enfouissement de quarante-trois ans, et voici une nouvelle moisson. Rien de semblable entre ces deux surgissements, sauf le mystère qui entoure leur naissance, sauf la distance infinie entre eux et les faits qui les provoquent, sauf que, quelque part, sur une pointe minuscule – « quelque part dans l’inachevé », disait Vladimir Jankélévitch, – à la lisière du temps et de l’infini, elles se rejoignent. Dans les deux cas, des désirs plus grands qu’eux-mêmes. Et la largeur infinie de la simplicité humaine. Des couleurs différentes sur la même toile.
Les révolutions arabes nous mettent à vif, nous Français, et bien d’autres avec nous. Elles nous sont un fabuleux miroir. Nous les voyons triompher peu à peu d’un destin que nous désespérions de surmonter. C’est moins la chute d’un tyran qui nous fascine ou la prise d’une ville que la fracassante et invisible évidence d’un désir humain rendu à lui-même. Et qu’il s’exprime dans une autre langue, en d’autres lieux, dans une autre histoire, nous le rend plus présent encore, plus irréfutable : il nous pousse à réinvestir le centre de nos existences avec la même énergie qui pousse les révoltés vers le centre de leurs villes. Depuis 68, les Français ont joué trop petit, trop facile, trop bourgeois. Les plus lucides d’entre eux devinaient qu’il n’y avait plus rien à faire, que rien ne pouvait être transformé de l’intérieur, que l’or des meilleures initiatives se changerait en plomb. Le trésor de leurs rêves était enterré trop profond. Les révolutions arabes les invitent à le déterrer.
Mai 68, c’était bien trop peu. La partie se joue maintenant à l’échelle du monde, il n’y en aura jamais de plus vaste. Et ce sont les Arabes, cette fois, qui montrent le chemin. Qu’on me laisse saluer un instant Jacques Berque. Il n’avait jamais douté que de l’irrécusable naîtrait un jour de ces pays qu’il disait sous analysés et sous aimés et qu’il aimait, lui, avec une exigeante tendresse. Il avait raison, et l’on ne peut que balbutier devant l’immensité des perspectives qui viennent de s’ouvrir. Tout, ou à peu près, change de signe. Nous voici devant l’évidence massive de la fragilité de la force, de la vanité de la puissance, de l’ineptie des stratégies belliqueuses. Les révolutions arabes tournent le regard des peuples vers eux-mêmes et, par un bouleversant paradoxe, au moment même où elles invitent chacun d’eux à ce retournement, non seulement réinventent de fond en comble ses relations avec tous les autres, mais encore rendent à ces relations, jadis frileuses et méfiantes, une jeunesse qui ne fut jamais la leur.
Comment ces libérations immenses ne placeraient-elles pas tous les peuples devant l’ardente nécessité de se libérer, eux aussi, de ce qui les retient ? Comment le souffle né au Maghreb ne pousserait-il pas chaque société à se mettre en expression ? Peut-on encore se confier aux vieilleries qu’on voit mourir sous ses yeux ? Et qu’est-ce d’autre que la guerre, au fond, qu’est-ce que l’imbécile compétition économique, ce jeu de société pour technocrates confus, qu’une projection de la haine de soi, un effort pour faire oublier qu’on est un étranger à soi-même ? Un peuple qui travaille à sa liberté n’a plus besoin de se comparer, de se mesurer, de triompher. Il n’a plus besoin de son égoïsme, il n’a plus besoin non plus de cet altruisme truqué qui en est l’envers hypocrite. Nous sommes là, les autres sont là. Tout est dans ce mystère. Nous échangeons des signes de présence qui nous font les uns et les autres plus présents encore.
L’affirmation de nous-mêmes nous rapproche des autres, la présence des autres nous rapproche de nous-mêmes. Nous n’existons que dans ces échanges de liberté. La différence n’est pas dans l’autre, elle est en soi-même, et le regard de l’autre l’abolit.
Dangereuses, ces révolutions ? Bien sûr ! Et d’abord pour le panthéon des banquiers et des tyrans, pour les divinités de pacotille qui surplombent le monde. L’économie, pour importante qu’elle soit, ne serait pourtant la clef de rien ? Aucun système ne pourrait prétendre à la moindre vérité ? Il n’y aurait de science que des choses, jamais de l’homme ? Seuls existeraient des êtres humains et leurs relations ? Mais alors ? La liberté serait première, imprévisible, impénétrable ? La vôtre, la tienne, la mienne ? Vraiment ? Mais comment vont donc faire les geôliers ?
Il ne faut pas rêver, dites-vous ? Comme vous êtes drôle ! « Si nous n’avions pas rêvé, dit, lui, Ahmed Ben Bella, nous ne nous serions pas soulevés. » Ne sommes-nous pas là tout près de notre sujet ? Nous rêvons un rêve véridique, nous rêvons les yeux ouverts. Ce qui s’est passé à Tunis et au Caire, qui déferle désormais sur le monde arabe, et n’en oubliera aucun autre, est bon. A mon sens, absolument bon. J’oserai dire : bon en soi. Tout ce qui est déjà advenu de cruel, tout ce qui pourrait encore advenir de mauvais, ou même d’effroyable, n’y changera rien : nous venons d’assister à une émergence de l’incontestable. Elle ne débouchera sur aucun chemin de roses, mais rien ne pourra faire qu’elle n’ait jeté son affirmation de sens à la face du non-sens, que sa triomphante simplicité n’ait cruellement souligné les rides des cyniques. Il faudrait être myope pour l’imaginer capable de transformer l’histoire des hommes en conte de fées, mais il faudrait être comme mort pour ne rien voir, ne rien entendre, ne rien sentir de ce qu’elle annonce ou, en tout cas, de ce qu’elle signifie. Nonobstant les convulsions prévisibles, elle déroulera de manière imparable ses effets pacifiques. L’intelligence et la vie sont de son côté.
Il est vrai que, ces grands instants là, une fois l’enthousiasme un peu refroidi, on ne sait plus trop qu’en faire. Parce qu’ils ont touché quelque chose de la vérité, faut-il les enchâsser, les emprisonner dans des formules qui s’empoussiéreront ? Parce que le temps les recouvrira, feindre d’oublier en quoi ils furent et demeurent transcendants, les réduire malhonnêtement à des faits du passé, cultiver la mauvaise foi ? Ni ceci, ni cela, sans doute. Vient le temps de la patience. « Etre impatient avec patience, disait Paulo Freire, et patient avec impatience. »
Tout ce qui est superficiel a besoin d’objectif pour oublier sa médiocrité. Le séducteur a un objectif, l’amoureux n’en a pas. L’argent et la puissance ont des objectifs, l’amitié n’en a pas. Le but de la liberté tient tout entier dans le chemin qu’elle prend. Triomphantes ou souffrantes, ces révolutions ont une musique. La laisser cheminer. Sans la retenir, sans la presser. Devenir l’élève de ce qu’elle désigne. Comme un promeneur cherche dans la forêt un sentier reconquis par la nature, flairer avec le cœur la trace de ces événements pour que l’intelligence ne les oublie pas.
J’entends dire en France que les jeunesses arabes sont en marche vers la démocratie. Si l’on veut dire qu’elles sont fatiguées de ces régimes auxquels les pays européens ont pourtant distribué leurs mamours républicains, et qu’elles ont soif d’expression et de liberté, inutile d’insister sur ces évidences. Les peuples arabes veulent la démocratie ? Soit, mais laquelle ? Et mes compatriotes, quand ils parlent de démocratie, de quoi parlent-ils eux-mêmes ? De ce que l’étrange rencontre de la Révolution et des cathédrales a produit de bon et de vrai dans notre pays ou de ces maladies qu’il a contractées dans les années quatre-vingt et qui en usurpent le nom : peste de l’argent, lèpre de l’individualisme, choléra de l’esprit de puissance. ? De la France, ce pays que j’aime et dont je suis fier, ou de « l’entreprise France », cette invention de voyous ?
Formateur et écrivain français, Jean Sur a publié une vingtaine d’ouvrages, dont deux avec Jacques Berque (Il reste un avenir, Arléa, 1993 et Les Arabes, l’islam et nous, Mille et une nuits, 1996). Dans Une alternative au management, la mise en expression (Syros, 1997), il a développé une vision de la formation très critique des théories managériales couramment admises. On peut trouver cet ouvrage, ainsi qu’un grand nombre de textes, sur Résurgences.