A la différence de l’Europe, où les guerres modernes ont opposées les nations européennes entre elles, dans le monde arabe les guerres ont été imposées par des pays extérieurs, par Ali El Kenz
Le cycle aura duré prés d’un demi-siècle et couvert toute la région et ses composantes (le Moyen-Orient, le Maghreb, le Golfe) à travers des séquences historiques propres à chacune. Après la défaite des « armées arabes » en 1948 contre l’occupation par Israël d’une grande partie de la Palestine, il commence avec la révolution égyptienne des « officiers libres » en 1952 et se clôt aujourd’hui par la destruction américaine de l’Irak et les derniers massacres de Gaza par Israël. Observons-le à partir de ses multiples dimensions.
Sa première dimension, la plus flagrante, est la guerre. Elle caractérise à ce point cette région que la littérature occidentale a fait de la violence une marque distinctive de ses habitants, les Arabes, les Musulmans ou Arabo-musulmans, c’est selon. Pourtant, la très grande majorité des conflits armés qu’elle a connus sont des guerres de libération ou de résistance à des occupations coloniales ou impérialistes. Mais l’asymétrie du conflit entre les premiers et les seconds, qu’elle soit de l’ordre du droit international ou du déséquilibre des forces militaires, est habilement renversée par l’image qui en est produite : ici, des armées organisées, des militaires en uniformes impeccables, obéissant aux règles de la guerre pour neutraliser leurs adversaires ; là, des groupes désordonnées, des hordes hystériques, des guerriers cruels tuant des civils innocents. C’est la violence des agressés qui est alors mise en exergue : ceux-là sont habilement présentés comme des sauvages, des primitifs ; et leur mise en scène médiatique (que permet une supériorité écrasante de la technologie de l’image) par les agresseurs, finit par déplacer la violence sur les premiers. La parabole du couffin contre un avion est toujours d’actualité.
C’est la première caractéristique des guerres que connaît cette région depuis un demi-siècle : par ses résistances aux injustices et agressions qu’elle subit, elle devient responsable des violences qu’elle entraîne. Anthropologues, historiens, politologues dans les centres de recherches américains et européens et même locaux sont alors mobilisés pour donner une légitimité scientifique à ce renversement des schèmes de perception que vulgarisent ensuite les grandes chaînes de télévision et les journaux. « La secte des assassins » fut ainsi remise à jour par Bernard Lewis pour expliquer par l’histoire, la culture et même par les gènes, la violence devenue alors une singularité des Arabes et des Musulmans. Quelle différence y a-t-il entre un homme cagoulé qui tient fièrement un kalachnikov ou un futur kamikaze qui prie avant son acte et un pilote de F15 qui bombarde une cible avec la précision d’un ingénieur ou un destroyer qui envoie un tomahawk à guidance automatique ? Les premiers inspirent au spectateur une violence brute, insupportable, alors que les seconds suscitent une admiration face à la prouesse technologique mise en œuvre.
Le paradigme posé, son conditionnement esthétique, hollywoodien pourrait-on dire, peut alors commencer, souvent d’ailleurs avec la complicité des agressés eux-mêmes, flattés par la sollicitude des caméras. Rappelons, pour exemple, la magistrale mise en scène de la destruction des statues de Bouddha en Afghanistan par les talibans. Elle a précédé de peu leur lâchage, puis leur diabolisation par les Etats-Unis dont ils étaient les meilleurs alliés contre l’Union soviétique.
Le cycle s’ouvre donc par la guerre de libération nationale en Algérie en 1954 et entraîne à sa suite les résistances marocaine et tunisienne ; viennent ensuite, l’agression tripartite (franco-anglo-israélienne) contre l’Egypte à la suite de la nationalisation du canal de Suez en 1956, la guerre des six jours en 1967 qui oppose l’Egypte, la Syrie, et la résistance palestinienne à l’Etat d’Israël soutenu par les Etats-Unis, la guerre de 1973 qui oppose pour une troisième fois l’Egypte à Israël toujours soutenu par les Etats-Unis et les pays occidentaux et, enfin, l’invasion du Liban par Israël en 1982.
Le cycle se termine avec les deux guerres dirigées par les Etats-Unis contre l’Irak en 1991 et 2003 et plus récemment l’agression israélienne au Liban en 2006 et le bombardement génocidaire de Gaza en 2008. L’unité des pays de la région, même factice, a commencé à se fissurer avec la guerre du Golfe en 1991 ; l’alignement d’une partie d’entre eux (quelques pays du Golfe et la Jordanie) sur les positions de l’envahisseur américain est allé en s’élargissant pour apparaître clairement lors des massacres de Gaza. Le soutien public à la résistance palestinienne était alors la limite à ne pas dépasser qui donnait à cette région une relative unité ; elle a été franchie.
Il faut ajouter à cette série de guerres dont les pays occidentaux sont les sources et les bénéficiaires principaux, des conflits régionaux qui ont opposé l’Egypte nassérienne à l’Arabie Saoudite en 1967 (guerre du Yémen) et surtout la guerre irako-iranienne de 1982 qui épuisera l’économie des deux pays ; la fin du cycle est marquée par les deux guerres civiles qui ont affaibli durablement le Liban à partir de 1985 et l’Algérie dans les années nonante.
Le phénomène de la guerre est donc omniprésent dans l’histoire contemporaine du Monde arabe comparée à d’autres régions. Mais à la différence de l’Europe par exemple, où les guerres modernes ont opposées les nations européennes entre elles, ici, les guerres sont imposées aux pays arabes par des pays extérieurs à leur région. Ce sont en plus des guerres lourdes menées par les pays les plus puissants de la planète (France, puis Angleterre, Israël, ensuite les Etats-Unis et les autres pays européens après 1989) intervenant souvent en coalitions et provocant des milliers de victimes et des destructions matérielles importantes, à l’exception, il faut le noter, des monarchies du Golfe qui sont restés relativement à l’abri de ces catastrophes.
Autre fait remarquable : Israël est présent dans chacune de ces guerres, comme acteur central ou en arrière plan, ce qui a amené beaucoup d’analystes, y compris américains à « imaginer » qu’il en était le véritable meneur de jeu. Vrai ou faux, la controverse reste ouverte, mais dans tous les cas il en est un des principaux bénéficiaires ; l’accroissement de son territoire augmentant proportionnellement à l’affaiblissement des pays arabes.
Comment comprendre cet acharnement guerrier ? Le relier à une sorte de « haine millénaire » de l’Occident vis-à-vis du monde arabe, le rattacher aux cycles des croisades que le Moyen âge chrétien avait lancées pour conquérir la Terre sainte et retomber ainsi dans les discussions interminables et voulues comme telles par les théoriciens du « choc des civilisations » ?
Certes, ces considérations interviennent certainement comme moyens de mobilisations et de manipulations par les Etats occidentaux de leur opinion publique et légitiment ainsi leurs opérations guerrières contre ce nouvel ennemi extérieur, aujourd’hui associé à « terrorisme » ; les Etats arabes, avec moins de succès, suivent la même logique mais pour maintenir l’effort de résistance. C’est que, pour employer les mots de Berque, « l’islam pâti dans l’opinion mondiale d’un discrédit qu’il ne partage ni avec le Japon, plus redouté que réprouvé, la Chine, formidable client à ménager, ou l’Inde, ce géant que son penchant métaphysique fait tenir pour inoffensif… Le musulman demeure l’éternel Sarrasin rendu plus dangereux encore par une modernité à quoi il n’accéderait que pour le pire… ». Le rire de Nasser ou la superbe de Boumediene devant le canal de Suez et les champs pétroliers nationalisés de Hassi Messaoud, l’arrogance de Saddam inaugurant la première usine nucléaire, ou plus simple et plus intrigant, cette multitude d’immigrés dans les capitales européennes qui continuent à se sentir supérieurs à ces kouffars qui les emploient, à cette civilisation occidentale qui les accueille et qu’ils narguent pourtant en s’arrogeant, suprême pouvoir de supériorité, celui de la juger et de sélectionner en elle ce qui leur convient, son matérialisme mais pas sa culture, son code juridique mais pas ses lois civiles…
Toutes ses figures, parmi une
infinité d’autres, contribuent évidemment à figer dans des stéréotypes négatifs, la personnalité du musulman d’aujourd’hui, « ce grand réfractaire » à la modernité comme on le présente dans les colloques. Et, en les reliant à celles du passé, fondent en valeurs et en droit les guerres qui sont lancées contre ces territoires. Mais cette opération a l’immense et double avantage de couvrir par la morale et le droit, la culture et la civilisation, les objectifs réels « des chocs » et des affrontements que ces guerres déclenchent. Elle convainc les opinions publiques occidentales et les peuples agressés eux-mêmes, qui finissent par croire à ce récit et à jouer le rôle qui leur a été ainsi imparti. Comme ce fameux Abou Hamza, réfugié politique à Londres, que la BBC invitait régulièrement, et en prime time, devant les téléspectateurs anglais. De son bras gauche, qui finissait par un crochet métallique, il répétait continuellement que lors de la victoire inéluctable de l’islam, tous les mécréants et kouffars qui ne se plieraient pas à sa loi, seraient anéantis. Et à la question insidieuse du journaliste : même ici, même en Angleterre, il répondait imperturbable, partout, même ici. Après plusieurs séances de cet acabit, on ne le vit plus sur les écrans ; la BBC n’ayant plus besoin de lui, il a été jugé et condamné à plusieurs années de prison. Exhibant fièrement ses convictions, il avait été en réalité « exhibé » et avait joué exactement le rôle qu’on attendait de lui : menacer, faire peur, convaincre l’opinion publique anglaise que la politique de son Etat était légitime, juste. A lui seul, Abou Hamza aura amplifié, popularisé par l’image, ce que les démonstrations académiques s’étaient attaché à produire par le concept : la thèse du conflit des cultures, des religions, des civilisations, et donc aussi, couvert les véritables objectifs des guerres menées contre les musulmans. Son passage à la BBC devenu inutile, on le passa à Scotland Yard.
Ces objectifs d’affrontement et d’affaiblissement du monde arabe sont à chercher ailleurs, non pas dans la chrétienté de l’Occident qui nous renvoie aux rivalités d’un passé ancien mais dans la logique de ses intérêts économiques et donc aussi stratégiques d’aujourd’hui ; ils ne sont pas tournés vers le passé même s’ils y puisent une partie de ses images et de ses mythes, mais bien assis dans le présent et rationnellement orientés vers l’avenir. Comment expliquer autrement l’amitié inébranlable que « ces croisés » vouent à certains états musulmans, parmi les plus rigoureux de la région, notamment dans le Golfe contre l’Egypte hier, puis l’Irak, contre l’Iran aujourd’hui , à la Tchétchénie contre la Russie, au Kosovo contre la Serbie ? L’amitié, l’alliance plutôt, se noue toujours contre un adversaire. Il nous faut donc détourner notre attention des rivalités d’un autre âge et observer avec plus de rigueur les alliances d’aujourd’hui.
La mondialisation, au sens capitaliste du terme est, nous semble-t-il, au cœur de cette logique et c’est sa compréhension qui nous permettra d’expliquer son acharnement sur cette région. Le capitalisme n’a pas d’états d’âme, il l’a assez démontré avec ses propres peuples et les colonies au XIXème siècle, ses guerres mondiales au XXème ; quant aux Etats qui le portent, ce sont des institutions politiques, et non pas des êtres moraux ; ils n’ont pas d’amis mais bien des alliés, et ce sont les plus puissants d’entre eux qui déterminent, à partir de leurs intérêts propres, les termes de l’alliance. Les trois guerres franco-allemandes (1870, 1914, 1939) ont fait des millions de morts et se sont soldées par l’occupation de la France, puis la division de l’Allemagne ; mais aujourd’hui l’axe franco-allemand est le moteur de l’Union européenne. Les Etats-Unis ont bombardé à l’arme atomique le Japon, mais aujourd’hui celui-ci fait partie de la « Triade ». L’histoire est pleine de ces alliances et mésalliances, y compris entre musulmans et chrétiens au temps des croisades ou des temps modernes, qui traversent allégrement les cultures et les systèmes religieux, portées par les logiques de l’intérêt politique, stratégique ou économique. Avec le passage du capitalisme libéral, qui restait malgré tout enraciné dans l’espace et les intérêts des États nations, à celui mondialisé du néo-libéralisme, cette logique de l’intérêt économique est devenue le noyau quasi exclusif de l’action politique.
L’intérêt stratégique de la région arabe, comme nœud de circulation vers l’Asie, comme hinterland obligé d’Israël et comme réservoir de main d’œuvre pour l’Europe, s’imbrique étroitement à son intérêt économique lié aux immenses réserves de pétrole et de gaz qu’elle détient. Son cycle d’évolution post-colonial dépendait étroitement de cette équation, mais « l’étreinte » qui l’enserre devient plus forte aujourd’hui.
Le cycle avait commencé avec les Indépendances, quand les principaux pays (notamment l’Egypte et la Syrie, puis l’Algérie et l’Irak), se lancèrent dans une politique de non-alignement active qui inquiéta les pays occidentaux, et apportèrent leur soutien sans aucune ambiguïté à la résistance palestinienne qui dérangeait alors le projet occidental de règlement de la question juive, leur question « intime ». L’heure était à l’esprit de Bandoeng, idéologie indépendante du camp communiste mais qui déplaisait aux puissances occidentales.
Ces dernières n’auront alors de cesse d’affaiblir ce troisième axe dont les programmes indépendantistes de développement (réformes agraires, nationalisations et industrialisation) mettaient en cause les intérêts des entreprises occidentales et se rapprochaient du bloc soviétique par des idéologies socialistes qui les animaient. Mais, non couverts par le bouclier de la dissuasion qui institua une stratégie de guerre froide entre l’Ouest et l’Est, les pays non-alignés (non intégrés au Pacte de Varsovie) subirent alors de plein fouet la réaction, souvent militarisée, de l’Occident.
La vague d’interventions commença en Asie pour ensuite toucher l’Amérique Latine : les régimes de Mossadegh en 1952 en Iran, de Sukarno en 1965 en Indonésie (un million de morts) et plus tard au Pakistan (1977), furent défaits dans la violence. Dans la région arabe, les pays autour desquels s’étaient polarisées ces expériences de développement et de « neutralité positive » comme l’Egypte, la Syrie, l’Algérie et l’Irak finissent par tomber à travers des guerres (dont celle qui s’est terminée par l’occupation l’Irak), ou des pressions très fortes, économiques et politiques sur les gouvernements et les sociétés civiles des autres pays.
Avec l’effondrement de l’Union soviétique et la guerre en Afghanistan, finit la première phase du cycle et son idéologie développementaliste. La nouvelle phase, quant à elle, s’ouvre alors sur des perspectives bien différentes. Le monde arabe, pacifié, peut accueillir l’expérience néolibérale du capitalisme déjà bien entamée en Occident, dans quelques pays d’Asie, dans les pays du Golfe, au Mexique.
Le libéralisme hérité des Lumières était devenu keynésien après la crise de 1929 et surtout la catastrophe de la deuxième guerre mondiale et sa victoire partagée avec l’Union soviétique ; cette phase appelée les Trente glorieuses ou le xelfare state aura duré une trentaine d’années ; après l’affaiblissement puis l’effondrement de l’Union soviétique, sa fin marque la levée des contraintes de l’Etat qui bridaient la dynamique du capitalisme. Le libéralisme cède alors la place à l’ultralibéralisme ou néo-libéralisme de Reagan aux Etats-Unis et Thatcher en Angleterre. Les Arabes ne sont pas de reste : Sadate, successeur de Nasser l’adapte et l’arabise avec la notion d’infitah, rapidement suivi par la Tunisie, le Maroc, plus tardivement mais plus timidement par l’Algérie post Boumediene. Après la guerre du Golfe et l’isolement de l’Irak, les Etats-Unis s’imposent définitivement à l’Europe et au monde devenu unipolaire. Dans le monde arabe, les expériences passées, associées -parfois à juste titre- à la dictature, à la bureaucratie et à l’inefficacité économique sont abandonnées sans résistances par des populations et des élites épuisées par les guerres et les difficultés économiques. Une nouvelle culture politique accompagne le démantèlement des secteurs publics alors associés au socialisme. Quelques notions clefs encadrent alors toutes les réformes : gouvernance (qui remplace gouvernement avec la théorie du moins d’Etat), dérégulation de l’économie, privatisation de la propriété, démocratisation des pouvoirs par des élections, libre circulation des capitaux et des marchandises. Quelques acteurs internationaux mais ne dépendant pas des Nations unies occupent avec force la nouvelle scène économique et politique et relèguent au second plan les institutions internationales établies après la deuxième guerre mondiale. Le FMI, La Banque mondiale, l’OMC –dont deux moments fondateurs ont eu lieu à Marrakech et à Doha- imposent par la contrainte la libélisation des économies ; c’est la période des fameux et sinistres plans d’ajustement structurels qui imposent aux pays du Sud, endettés dans leur majorité, l’abandon des plans de développement économique régulés par l’Etat.
La théorie du marché autorégulateur, le marché mondial dominé par les multinationales, se substitue aux politiques publiques contraintes d’abandonner les monopoles classiques de l’Etat moderne : protectionnisme, contrôle de la monnaie, programmes de santé, d’éducation et de plein emploi. Dans le même temps, les grandes puissances s’associent en « clubs » plus ou moins informels, le G7, le G8, le G20 (ouvert occasionnellement aux Etats du Sud), les rencontres de Davos, pour définir les grandes lignes des politiques à venir. Cette nouvelle construction, parallèle à l’architecture onusienne mais plus puissante, est soutenue par la diplomatie des Etats occidentaux et une myriade d’ONG spécialisées dans les droits de l’homme y compris le droit d’ingérence. Une nouvelle théorie du principe de souveraineté, contraire à celui « wilsonien » des nations qui fondait les Nations unies, « la souveraineté restreinte », commence à circuler. Dans les réunions de ces nouveaux décideurs à l ‘échelle mondiale, on prépare dès les années quatre-vingt le passage à cette nouvelle étape mondiale du capitalisme, le néo-libéralisme.
Pour la région arabe, après le travail de la guerre ayant affaibli tous les régimes politiques en place, vient celui de la diplomatie : Oslo en 1993 et Barcelone en 1995 ouvrent, le premier pour le Moyen-Orient, le second pour le Maghreb, la voie de l’économie globalisée à une région enfin pacifiée. Il faut alors mettre à niveau ses élites dirigeantes : en économie (la privatisation), en politique (la démocratie), et même en société (avec les théories de l’acteur, de l’individu libre et donc responsable de ses actes). Le secteur informel devient « une source d’innovations », la pauvreté, « un statut », et la dérégulation du droit du travail, la bonne gouvernance chargée de redonner plus de flexibilité aux travailleurs jusqu’alors assistés par des politiques sociales populistes. En toile de fond, cette belle notion de liberté qui déclasse sa sœur jumelle, celle d’égalité devenue désuète et renvoyant trop aux temps obscurs du socialisme. L’idéologie néolibérale, fondée sur la notion axiale de liberté est une ingénierie sociale nouvelle et attrayante : expérimentée avec succès par Reagan aux Etats-Unis et Thatcher en Angleterre, elle fait des ravages partout ailleurs, notamment dans les pays de l’Est qui démantèlent à tout va les secteurs publics. Les vieilles bourgeoisies industrielles en Europe sont déclassées ou recasées dans les nouvelles oligarchies financières qui accueillent alors, avec joie, les « repentis » du socialisme en Russie, en Pologne et ailleurs.
Dans les rangs des intelligentsias arabes fatiguées par des décennies de bureaucraties brutales et étouffantes qui avaient fini par bloquer toute évolution (tant au niveau de l’économie et du système politique qu’au niveau du droit, de l’éducation et des libertés d’expression), l’heure est à l’alignement. Pour des raisons différentes, les courants de gauche comme ceux de droite, épuisés par des décennies d’étatisme souvent policier et toujours bureaucratique, suivent le mouvement général ; les uns en attendent plus de libertés politiques (organisation, expression, droit de la personne), les autres plus de libertés économiques (privatisation, investissement, commerce extérieur). Le processus de Barcelone, lancé en 1995 tombe à point : il dégage des financements importants pour aider écrivains, cinéastes et artistes de la rive sud de la Méditerranée, mais aussi pour former des journalistes, des responsables des chambres de commerce, des entrepreneurs, et même des diplomates, à la nouvelle culture fondée sur la liberté, les droits de l’homme, l’environnement, la paix.
La nouvelle doxa est bien accueillie et peu font alors attention aux conséquences à venir : les nouveaux pauvres et les nouveaux riches, les nouvelles dictatures légitimées cette fois-ci par les élections et de nouvelles formes de mobilisation politique qui déplacent les enjeux et les conflits sur les dimensions culturelles, religieuses ou ethniques. Car la « dérégulation » néolibérale va bien au-delà de l’économie ; elle se déploie sur toutes les sphères de la société qu’elle met en désordre structurel, sans qu’on puisse prévoir les limites de son action. Effaçant les repères anciens, elle suscite des « bricolages » rapides qui ne parviennent pas à contenir les transformations en cours ni à leur donner sens.
En Europe, apparaissent de nouveaux mouvements sociaux s’alimentant plus des problèmes de société, d’écologie et d’identités que des conflits économiques et sociaux : les thématiques du féminisme, du réchauffement de la planète et de l’homosexualité mobilisent plus que les grèves traditionnelles. Aux Etats-Unis, cette matrice du « nouveau monde », la multiplication des conflits d’identité individuelle ou collective, les nouveaux évangélistes que patronne Bush, les problèmes d’immigration, et après le 11 septembre, l’islamophobie « encadrée » par le Patriot Act, viennent cacher les autres questions sociales comme le sous-emploi, la sécurité sociale ou, l’éducation.
La concomitance des phénomènes économiques et sociaux, au sens large du terme, est remarquable. Mais le déplacement de la violence et des guerres sur « le nouvel ennemi extérieur » touche de plein fouet le monde arabe qui en absorbe l’essentiel.
Au sein du monde arabe, les politiques néolibérales effacent les acquis sociaux et de souveraineté de la région mais changent aussi sa polarité. L’axe Egypte, Algérie, Irak, qui avait porté, durant la première phase du cycle, les espérances de progrès de toute la région y compris la création d’un Etat palestinien, est mis à mal. Cette épine dorsale brisée par les guerres (d’Egypte et d’Irak) ou les affrontements civils (d’Algérie) et répudiée par une partie des élites locales ayant souffert des dictatures instaurées, laisse alors une région sans repères. Les idéologies socialistes ou populistes avaient occupé un temps le champ politique des pays arabes ; socialistes, communistes, baathistes, nationalistes et nassériens étaient les principaux courants qui avaient animé les arènes politiques de la première période.
Pour une majorité des pays occidentaux, les courants politiques arabes restaient néanmoins trop à gauche et donc aussi trop proches de l’axe soviétique, il fallait donc les affaiblir. Ils le furent par les agressions extérieures mais relayées à l’intérieur par leurs adversaires de terrain, à commencer par les rivalités internes des partis et factions au pouvoir ; pourtant ce sont les courants religieux, au départ du cycle encore faibles, qui mobilisaient alors sur le terrain culturel et dénonçaient leur prétendue occidentalisation et leur athéisme présumé, qui vont ensuite s’imposer.
Nous sommes en pleine guerre froide, le grand ennemi de l’Occident est le camp soviétique qu’il faut affaiblir à tout prix : ce fut le keynésianisme pour l’Europe avec le soutien des Etats, le catholicisme pour la Pologne avec le soutien du Vatican, et l’Islam pour les musulmans : en Indonésie pour mettre fin à l’expérience socialiste de Sukarno, au Pakistan pour affaiblir l’Inde de Nehru et dans le monde arabe avec le soutien des monarchies islamiques du Golfe (avec à leur tête l’Arabie Saoudite, surtout après l’assassinat du roi Fayçal) contre les Etats non-alignés. Contrairement à l’Amérique Latine où les théologies de la libération s’étaient opposé à la stratégies étasunienne dans la région, ici , l’alliance du monde musulman, porté par l’Arabie Saoudite, et du « monde libre » porté par les Etats-Unis fut un succès.
Succès qui donnera tous ses fruits dans la guerre en Afghanistan : formés à la guerre par l’armée nord-américaine, des milliers de volontaires, venus de tous les pays arabes et asiatiques avaient accouru pour participer à sa libération présentée comme une guerre sainte, un jihad contre l’athéisme. Avec l’effondrement rapide de l’Union soviétique et de son empire, les non-alignés ne pouvant plus jouer l’équilibre entre les deux blocs, virent leur force politique s’éteindre ; à l’inverse, ceux qui avaient joué le jeu se trouvaient renforcés. Pour la région arabe, la topologie des lieux changea presque instantanément ; sa nouvelle polarité se fixa sur les pays du Golfe, vainqueurs sans conteste de changements mondiaux intervenus. Leur entrée en politique internationale a été fulgurante et, forts à la fois de la place nouvelle qui leur était réservée et des immenses réserves en hydrocarbures qu’ils possédaient, ils allaient conquérir en très peu de temps une position régionale inespérée. Les jihadistes mobilisés en Afghanistan pouvaient toujours servir pour d’autres causes.
Mais cette dimension géopolitique est bien assez connue que pour la développer ici ; citons plutôt quelques faits illustrant l’ordre symbolique qui accompagne parfois la dimension politique de ruptures avec l’ordre ancien : l’image de ce vieil irakien pleurant comme un enfant et battant furieusement de son soulier le portrait de Saddam Hussein quand Bagdad est tombée exprime mieux que toutes les théories, l’effondrement de l’idéologie développementaliste postcoloniale autour de laquelle s’était construit son monde.
On peut l’ajouter à celle des millions d’Egyptiens qui avaient accouru en juin 1967 au Caire pour empêcher Nasser de démissionner, aux massacres de Sabra et Chatila lors de l’invasion du Liban, aux terribles années de la guerre civile en Algérie ou encore aux Palestiniens de la deuxième intifada abandonnés par les Etats arabes aux avions et aux tanks de l’armée israélienne.
L’Egypte, L’Irak, l’Algérie, La Palestine, Le Liban, cinq pays, cinq destins tragiques qui annoncent l’entrée du monde arabe dans une nouvelle période.
Né en Algérie, Ali El Kenz enseigne la sociologie à l’Université de Nantes.