Printemps incertain au Yémen

Mise en ligne: 20 juin 2011

Le printemps a été long et les Yéménites ne savent pas encore quels en seront les fruits, par Antonio de la Fuente

Les deux tribus du Yémén

Ils sont là depuis la mi-février, sur l’esplanade en face de l’Université à Sanaa, la capitale du pays, d’abord, puis à Taez, puis un peu partout dans le pays. Avec beaucoup de persévérance et de détermination. Et ils sont là, étonnamment, sans violence.

Étonnamment, car le Yémen est un pays réputé violent, patrie des Ben Laden et repaire d’Al Qaeda, où tout le monde serait à peu près armé.

Déterminés à rester sur place jusqu’à ce que Ali Abdellah Saleh, le président éternel, décampe, ces Yéménites. La presse occidentale a fini par s’intéresser à eux. Mais, qui sont-ils ? Si on observe les images des rassemblements de protestation on voit qu’il y a des étudiants, oui, mais aussi de nombreuses femmes, nouvel étonnement. Et les autres, qui sont-ils encore ? Les images montrent des Yéménites tels que l’on se les représente, en veste et jupon cintrés du jambia, le traditionnel poignard à lame recourbée.

La société yéménite est complexe et sa complexité est souvent invisible pour ceux qui la regardent de loin. Là où le spectateur ne voit qu’une masse indéterminée, un observateur averti verra la densité de la stratification sociale composée des castes bien marquées et dont le cloisonnement est relativement étanche. Du prestigieux juge religieux et du propriétaire terrien à l’humble poseur de ventouses et au tenancier de hammam, en passant par les fonctionnaires, les fermiers, les commerçants et les artisans, Saleh a fait en ce printemps 2011 à peu près l’unanimité contre lui.

Pour pouvoir rendre compte de la structure sociale propre au Yémen, la presse utilise le terme « tribu ». Tribu, voilà le beau mot. La chute de Saleh aurait commencé le jour où sa propre tribu l’aurait laisser tomber. Et le mandataire en mauvaise posture ne bénéficierait, à présent, de l’appui que de la tribu de remplacement qu’il s’est constituée pendant trente ans en administrant l’Etat. Sa dernière « tribu » est celle de ses supporters, accrochés comme ils le peuvent aux lambeaux du pouvoir. Comme ils le peuvent, c’est-à-dire en massacrant femmes, jeunes et enfants. Saleh est parvenu ainsi à diviser le Yémen en deux tribus : les pro et les anti-Saleh.

Les femmes battent le pavé

Autre sujet d’étonnement, les femmes sont dans la rue, elles manifestent, elles crient même leur exigence de liberté. On les croyait enfermées à double tour dans les maisons, elles battent le pavé, s’expriment, comptent.

Elles composent des blocs homogènes, ne se mélangeant toujours pas avec les hommes, ou si peu. Ces regroupements, néanmoins, sont la preuve qu’il y a bien des formes d’organisation dans les quartiers et ailleurs probablement, des manières de se concerter qui échappent au regard extérieur, en tout cas au regard lointain qui est le nôtre.

L’image nous rappelle aussi que, même dans un contexte d’islam rigoriste, la désertion féminine de l’espace public est provisoire et ne dure que le temps de la reproduction. Une fois dépassée cette période de la vie biologique, la femme réintègre l’agora. Néanmoins, quand on sait que l’espérance de vie des femmes yéménites est de 61 ans (quatre ans de moins que pour les hommes), il nous faut vite relativiser ce constat.

D’ailleurs, le propre président Saleh a essayé de pointer comme immoral cette mixité dans les manifestations de protestation contre son régime. Il a voulu, par ce fait, les déstabiliser. Dans sa fuite vers l’exil en Arabie Saoudite, cependant, il aura eu le temps de réfléchir à l’affirmation de Mondher Kilani dans ce sens que l’émancipation des femmes est une des ruptures majeures introduites par les révolutions arabes.

De notre côte, nous devrions nous dire, en suivant encore Kilani, que l’émancipation peut passer par d’autres façons de faire que celle qu’on a connues en Occident.

Jour de liesse à Sanaa

C’est en Arabie Saoudite que Saleh a dû s’exiler, blessé après un assaut au palais présidentiel de Sanaa le 4 juin 2011. Ironie du sort, puisque lors d’un épisode peu connu en Europe de l’histoire récente du Yémen, ce furent un million de Yéménites qui durent quitter l’Arabie Saoudite du jour au lendemain, lorsque Saleh s’était trompé de camp en appuyant Saddam Hussein pendant la Guerre du Golfe, en 1991, et que le pouvoir saoudien a voulu faire payer le prix cher à Saleh en renvoyant chez eux sans aucune compensation, et par la force, un million de Yéménites. Vingt ans plus tard, le même pouvoir saoudien rouvre les frontières pour laisser passer dans l’autre sens le président yéménite blessé. Qu’ils le gardent en attendant de le rendre pour qu’il puisse être jugé au Yémen.

C’est ce que réclament les Yéménites en liesse après le départ de Saleh. Qui n’ignorent pas que, tout comme leur joie, le départ de Saleh est provisoire. Le printemps a été long en cette année 2011 au Yémen, et ils ne savent pas encore quels en seront les fruits.

Journaliste et traducteur, Antonio de la Fuente est chargé de publications à ITECO.