Quand la « rue arabe » sert de modèle au Nord

Mise en ligne: 20 juin 2011

L’exemple de la rive sud de la Méditerranée stimule sur la rive nord la capacité de penser sur un mode différent, par Georges Corm

A partir de la Tunisie, la divine surprise qui a touché la rive sud de la Méditerranée n’est
pas aussi simple qu’elle peut apparaître de prime abord. Elle n’est évidemment pas issue
de l’Irak. Envahi par l’armée américaine en 2003, sous prétexte de supprimer un tyran et
d’y établir une démocratie, l’Irak a, au contraire, connu une involution outrageante dans le
communautarisme et l’ethnisme, assortie d’une paupérisation encore plus grave que celle
amenée par treize années d’embargo économique onusien, implacable sur ce malheureux
peuple.

La surprise n’est pas plus venue du Liban, où, en 2005, la « révolution du Cèdre », appuyée
par l’Occident, n’a servi qu’à aggraver le communautarisme et les dissensions internes.
Une commission d’enquête internationale sur l’assassinat de Rafic Hariri, puis la
constitution du Tribunal international spécial pour le Liban n’ont fait que jeter encore plus
le trouble entre les deux grandes communautés musulmanes du pays (sunnite et chiite) et
aggraver les dissensions internes.
L’attaque israélienne d’envergure de 2006 sur le sud du pays pour éradiquer le Hezbollah
n’aura pas non plus été les « douleurs d’enfantement » du nouveau Moyen-Orient de
George Bush, suivant les termes scandaleux employés à l’époque par Condoleezza Rice,
sa ministre des affaires étrangères. En bref, tous les essais d’imposer la démocratie de
l’extérieur n’auront eu pour effet que d’aggraver les tensions et instabilités de la région.

En revanche, c’est un pauvre Tunisien désespéré socialement et économiquement qui, en
s’immolant par le feu dans une zone rurale, déclenche la vague de protestations populaires
qui secouent le sud de la Méditerranée. Les immolations par le feu se multiplient.
Dans cette vague, il faut bien identifier l’alchimie qui en a fait jusqu’ici le succès : de
fortes revendications d’équité sociale et économique, couplées à l’aspiration à la liberté
politique et à l’alternance dans l’exercice du pouvoir. Soutenir uniquement la
revendication politique que portent les classes moyennes et oublier celle de justice et
d’équité socio-économique que portent les classes les plus défavorisées conduira à de
graves désillusions. Or, le système qui a mené au désespoir social est bien celui de
kleptocraties liant les pouvoirs locaux aux oligarchies d’affaires qu’ils engendrent et à
des grandes firmes européennes ou à de puissants groupes financiers arabes, originaires
des pays exportateurs de pétrole. C’est ce système qui a aussi nourri la montée des
courants islamistes protestataires.

La vague de néolibéralisme imposée aux Etats du sud de la Méditerranée depuis trente
ans a facilité la constitution des oligarchies locales. La façon dont ont été menées les
privatisations a joué un rôle important dans cette évolution, ainsi que les redoutables
spéculations foncières et le développement des systèmes bancaires, financiers et boursiers
ne profitant qu’à cette nouvelle oligarchie d’affaires. Or, de nombreux observateurs ont
naïvement misé sur le fait que ces nouveaux entrepreneurs seraient le moteur d’un
dynamisme économique innovant et créateur d’emplois qui entraînerait l’émergence d’une
démocratie libérale.

La réalité a été tout autre. Le retrait de l’Etat de l’économie et la forte réduction de ses
dépenses d’investissement pour assurer l’équilibre budgétaire n’ont pas été compensés par
une hausse de l’investissement privé. Ce dernier était supposé créer de nouveaux emplois
productifs pour faire face aux pertes d’emplois provoquées par les plans d’ajustement
structurels néolibéraux et à l’augmentation du nombre de jeunes entrant sur le marché du
travail. Le monde rural a été totalement délaissé et la libéralisation commerciale a rendu
plus difficile le développement de l’agroalimentaire et d’une industrie innovante créatrice
d’emplois qualifiés.

Face aux fortunes considérables qui se sont constituées ces dernières décennies, le slogan
« L’islam est la solution » a visé, entre autres, à rappeler les valeurs d’éthique économique
et sociale que comporte cette religion. Ces valeurs ressemblent étrangement à celles de la
doctrine sociale de l’Eglise catholique. C’est pourquoi, si la question de l’équité et de la
justice économique n’est pas traitée avec courage, on peut penser que les avancées
démocratiques resteront plus que fragiles, à supposer qu’elles ne soient pas habilement ou
violemment récupérées.

Au demeurant, les organismes internationaux de financement, tout comme l’Union
européenne, portent eux aussi une certaine responsabilité. Les programmes d’aides ont
essentiellement visé à opérer une mise à niveau institutionnelle libre-échangiste, mais non
à changer la structure et le mode de fonctionnement de l’économie réelle. Celle-ci,
prisonnière de son caractère rentier et « ploutocratique », est restée affligée par son manque
de dynamisme et d’innovation.

Partout, le modèle économique est devenu celui de la prédominance d’une oligarchie
d’argent, liée au pouvoir politique en place et aux pouvoirs européens et américains et à
certaines grandes firmes multinationales. Le Liban en est devenu un modèle caricatural
où des intérêts financiers et économiques servent à perpétuer des formes aliénantes de
pouvoir en s’abritant derrière des slogans communautaires scandaleux tels que celui de
« bons » sunnites opposés aux « dangereux » chiites.

Pour que les choses changent durablement en Méditerranée pour qu’un ensemble euroméditerranéen
dynamique, compétitif et pratiquant l’équité sociale puisse émerger, ne
faut-il pas que la société civile européenne suive, à son tour, l’exemple de ce qui a été
jusqu’ici dédaigneusement appelé dans les médias la « rue arabe » ? Qu’elle élève à son tour
le niveau de contestation de la redoutable oligarchie néolibérale qui appauvrit les
économies européennes, n’y crée pas suffisamment d’opportunités d’emplois et précarise
chaque année un plus grand nombre d’Européens de toutes les nationalités.

Cette
évolution négative s’est, elle aussi, faite au bénéfice de la petite couche de manageurs
dont les rémunérations annuelles accaparent toujours plus la richesse nationale.
Au nord comme au sud de la Méditerranée, ces manageurs soutiennent les pouvoirs en
place et dominent la scène médiatique et culturelle. Il nous faut donc repenser en même
temps le devenir non plus d’une seule rive de la Méditerranée, mais bien de ses deux rives
et de leurs liens multiformes.

L’exemple de la rive sud devrait stimuler aujourd’hui sur la rive nord la capacité de penser
sur un mode différent un autre avenir commun.

Ancien ministre des finances de la République libanaise, Georges Corm est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’histoire du Proche-Orient.