Aller sous les tropiques devient un rite de passage prisé par les jeunes Européens, par Antonio de la Fuente
Si faire le voyage est le destin
de l’être humain, autant commencer
jeune. D’autant plus
que les voyages formatent la
jeunesse, quel beau jeu de
mots ! « Le participant type aux
chantiers d’été dans les pays de
Sud serait une personne de sexe
féminin, d’entre 20 et 23 ans et
ayant effectué, étant en train
d’effectuer ou allant effectuer
des études supérieures » [1].
Le voyage est une initiation à
la vie adulte, une découverte de
soi et de ses pairs. Si cela peut
se faire dans le cadre d’un paysage
humain et naturel différent
et si on y ajoute une reconnaissance
sociale accrue, on comprend
aisément pourquoi aller
sous les tropiques devient un
rite de passage prisé par les jeunes
Européens. Y aller en mission
d’exploration, pour voir,
pour faire un tour, pour faire un
aller-retour, en stage d’immersion,
à la découverte d’une réalité
faite de dénuement matériel
et d’abondance sensorielle et
émotionnelle, d’un terrain propice
à la tenue d’expériences à
haute intensité existentielle.
Pas moins de mille jeunes
Namurois ont fait récemment
cette expérience dans les pays
du Sahel. « Nous avons été accueillis
à bras ouverts », racontent
d’autres jeunes, ceux-ci
fréquentant la Maison de jeunes
Copainville à Boitsfort, qui
sont partis au Sénégal pour tenter
de monter une maison de
jeunes, un Copainville-Dakar
en quelque sorte. « En deux
jours, nous étions presque habitués,
si bien que nous avons
pu assister à un concert de
Youssou N’dour dans un stade
de Dakar. Les policiers disaient
que nous étions fous d’être là.
C’est vrai qu’on nous a tout
pris, même nos mouchoirs usagés…
On revient complètement
transformés —concluent-ils—,
on ne pourra plus vivre
comme avant. Comme les gens
paraissent tristes ici ! Comme
notre confort paraît indécent
! » [2].
Car, sous les tropiques, la
pauvreté exhale son parfum
d’hyène. Xavier Liesenborghs,
en stage d’immersion à l’association
Quart monde, au Guatemala,
dans le cadre d’un programme
d’initiation au développement
d’AFS, rapporte :
« La rue qui longe le dépôt central
d’immondices est très sale
et l’odeur de déchets en décomposition
est particulièrement
fort. A chacun de nos passages,
on rencontre des jeunes assis à
même le sol souvent avec leur
pot de colle qu’ils respirent à
longueur de journée… Avez-vous
déjà vu des enfants partant
avec un bâton ou un bout
de fer en bas des camions déversant
des ordures, à la recherche
de matériaux
récupérables ? », interroge-il.
Julien Prévost, en stage AFS à
l’association Prolena, au Honduras,
pointe des réalités difficiles
à accepter, le travail des
enfants notamment : « Ici, les
habitations sont protégées par
de grands murs et des fils barbelés,
toutes les fenêtres sont
munies de barreaux. Tous les
bâtiments qui recèlent un peu
de richesse sont protégés par
des gardes armés, la violence et
l’insécurité sont omniprésentes…
Dans les plantations, les
enfants sont soumis à des charges
de travail considérables vu
leur âge… Dans ma famille
d’accueil, comme dans toutes
les familles riches, les travaux
domestiques sont effectués par
des servantes. Celles-ci peuvent
être très jeunes ( 12 ans ) et les
rapports entre elles et la famille
sont loin d’être amicaux. Elles
travaillent douze heures par
jour et doivent répondre au
moindre caprice, le plus petit
détail qui n’est pas accompli
selon le désir de la famille leur
est durement reproché ».
Rencontrer la population locale
et découvrir un pays, une
région, sont les motivations
principales des participants à
ces voyages que Norma
Miramontes, l’auteur de l’étude
cité sur les chantiers de Quinoa
et du SCI, qualifie de « tourisme
participatif ». Tourisme, car le
voyage est une parenthèse
ouverte dans la quotidienneté
du participant, qui se prolonge
rarement dans ses activités
après le retour. Et participatif,
car le jeune participe à la vie et
au projet d’une association locale
en apportant un coup de
pouce dans ses activités.
Découvrir un pays, une région
et rencontrer la population locale,
même si parfois la rencontre
déborde du cadre attendu :
« Ici, les gens se connaissent et
vivent beaucoup à l’extérieur,
de retour du travail et à n’importe
quelle heure du jour, il
n’est jamais trop tard pour entamer
une discussion —raconte
Xavier Liesenborghs—. Pour
ainsi dire, tout le monde sait
tout sur tous car le moindre détail
raconté ne sera pas tombé
dans l’oreille d’un sourd.
N’ayant pas autant de distractions
qu’en Europe pour remplir
leur temps libre, les Guatémaltèques
discutent de tout (et
de rien) en continu. En Belgique,
on appellerait cela du commérage
; ici, de simples discussions.
Comme je suis presque
le seul étranger à Santiago
Sacatepequez, les gens me connaissent
(au moins de vue, parfois
sans que l’inverse soit
vrai) et savent presque tout ce
que je fais en dehors de la maison
dans le village… ».
Julien Prévost pointe lui l’incompréhension
mâtinée d’intolérance
qui peut couver sous la
rencontre de la différence :
« Une question qui m’est souvent
posée concerne mon appartenance
religieuse. Quand je
réponds que je suis athée, la
plupart des gens ne peuvent pas
le comprendre. J’ai été confronté
à des réactions extrêmes
où mes interlocuteurs me prédisaient
que l’enfer m’attendait
et d’autres ont voulu m’offrir
une bible pour que je puisse
sauver mon âme. Toutes mes
tentatives d’explication se sont
heurtées à un mur d’incompréhension
et parfois d’intolérance ».
Un groupe d’élèves d’une
école secondaire de Jodoigne
découvre lors d’un voyage au
Togo, financé par le ministère
des Affaires étrangères, que
l’histoire commune vue avec
les yeux de ceux qui sont de
l’autre côté de l’écran peut être
un film difficile à regarder :
« Le Togo était une colonie allemande,
puis française. On a
pu se rendre compte de ce que
des Noirs pensent de nous »,
raconte Gilles Fernebock, participant
à ce voyage. « On s’est
rendu compte de l’impact que
peuvent avoir de tels propos.
Cela m’a choquée » ajoute Julie
Genicot [3].
Des jeunes Africains de visite
en Belgique, dans le cadre d’un
échange financé par la Commission
européenne, font la
preuve en sens inverse, au Musée
de Tervuren, où les organisateurs
du voyage ont jugé utile
de les conduire. La visite engendre
une chaude discussion
avec le conservateur du musée.
D’après les jeunes Africains,
celui-ci tient un discours franchement
rétrograde en qualifiant
la culture de l’Afrique
centrale de stagnante et primitive.
Chaque progrès est le fait
du contact avec les voyageurs
européens. La goutte d’eau qui
fait déborder le vase est l’explication
du colonialisme à la
mode de Tervuren : « En ce
temps-là les Européens
croyaient au progrès. L’Europe
connaissait un processus d’industrialisation
qui était considéré
comme révolutionnaire.
C’est dans ce sens qu’il faut
comprendre qu’ils puissent se
considérer comme supérieurs
aux Africains. C’est ça qui explique
tout autant leur motivation
de colonisation. Il est vrai
que les ressources naturelles les
intéressaient également, mais
leur motivation première était
d’aider les Africains à pouvoir
s’industrialiser, ce qui en définitive,
constitue un motif noble
» [4].
L’expérience est forte et les
interrogations ne manquent pas.
Des problèmes de sous doivent
ainsi être soulevés même si ce
n’est pas fort seyant. Outre que
ces voyages concernent presque
exclusivement des participants
provenant d’un milieu
socioculturel aisé et
culturellement favorisé, ils sont
financés, en tout ou en partie,
par des fonds de la coopération
au développement. Et ces fonds
sont censés favoriser le développement
des pays pauvres.
La question de la réciprocité se
pose ensuite. Le même avion
qui ramène de Conakry des volontaires
ravis —ou déçus— de
la rencontre culturelle vécue
transporte dans son train d’atterrissage
deux jeunes Guinéens
en quête de mieux vivre.
Morts, ils sont érigés en héros,
leur témoignage repris et amplifié
par le ministre des affaires
étrangères. Vivants, ils
auraient été expulsés après
avoir croupi quelques semaines
dans un centre fermé, sans que
beaucoup de monde s’en indigne.
Dans un sens comme dans
l’autre, mais ici le jeu de mots
devient indécent, les voyages
formatent la jeunesse.
[1] Norma Miramontes, « Les
chantiers de bénévoles dans les
pays du Sud : les cas du Service
civil international et de Quinoa
», ULB, 1999
[2] Le Soir du 12 janvier 1998
[3] Le Soir du 16 mai 2000
[4] « Images d’Afrique, images
d’Europe », rapport du projet
d’échanges de jeunes, Coopération
jeunes ACP-CE, 1994