Pouvoir managérial et idéologie gestionnaire, par Vincent de Gaulejac
« Pour gagner, ce ne sont pas les plus faibles qu’il faut aider, ce sont les meilleurs » Bertrand Collomb, président du Groupe Lafarge
L’idéologie gestionnaire présenterait moins d’attrait si elle n’était associée à des valeurs comme le goût d’entreprendre, le désir de progresser, la célébration du mérite ou le culte de la qualité. Valeurs qui rencontrent des aspirations humaines profondes et difficilement contestables. Après la célébration du changement dans les années septante, de l’excellence dans les années quatre-vingt, la notion de qualité s’est diffusée au cours des années nonante dans la plupart des grandes entreprises. Son succès a dépassé largement la sphère des entreprises privées. La qualité est une utopie mobilisatrice qui suscite d’emblée l’enthousiasme et le consensus. Elle permet de dépasser les objectifs de performance, de rentabilité et de profitabilité qui connotent des préoccupations « bassement » financières. Comment peut-on être contre la qualité ?
Le management par la qualité s’est donc répandu rapidement comme « le » modèle à suivre, avec le soutien des institutions européennes qui ont créé l’European Foundation for Quality Management (EFQM). Cette fondation, en association avec le Mouvement français pour la qualité (MFQ), a largement diffusé quatre fascicules regroupés sous la forme d’un guide pour améliorer le management des entreprises. Le chapitre qui suit s’appuie sur une analyse du contenu de cette brochure [1].
L’idéal de qualité et les moyens de l’atteindre déclinés à partir d’un certain nombre de notions forment une équation « magique » : Qualité = Excellence = Réussite = Progrès = Performance = Engagement = Satisfactions des besoins = Responsabilisation = Reconnaissance = Qualité...
Ces différents termes sont utilisés de façon récurrente comme si leur signification était évidente. Ils forment un discours en boucle de définitions croisées. Chaque terme est défini en référence aux autres et réciproquement. Un examen des principaux « concepts clés » est donc utile pour comprendre les enjeux de la démarche.
Excellence : « L’EFQM s’est fixé pour mission d’être le moteur de l’excellence durable en Europe avec une vision d’un monde où les organisations européennes se distinguent par leur Excellence…. On définit l’excellence comme une pratique exceptionnelle de management d’une organisation et d’obtention des résultats, reposant sur l’ensemble de huit concepts fondamentaux (…) l’Excellence des résultats concernant la Performance, les Clients, le Personnel et la Collectivité est obtenu grâce au Leadership qui soutient la Politique et la Stratégie qui gère le personnel, les Partenariats, les Ressources et les processus » [2].
L’Excellence est mentionnée douze fois dans les deux premières pages de la brochure, le plus souvent avec une majuscule. Elle est présentée comme un modèle total, un guide pour mener l’entreprise à la perfection, impliquant l’ensemble de ses acteurs et de ses fonctions. Quête d’un absolu qu’il s’agit de réaliser dans le travail. Que signifie l’excellence lorsqu’elle concerne l’ensemble du management de l’organisation ? La globalité de l’idéal d’exception n’est-elle pas contradictoire avec le terme même ? Surtout lorsque que l’on déclare qu’il s’agit d’une « pratique exceptionnelle » qui doit être durable. Le modèle propose à l’ensemble des entreprises européennes de se distinguer en obtenant les meilleurs résultats. On oublie ici que l’excellence ne se partage pas. L’étymologie du terme vient du latin excellencia, du verbe excellere, qui signifie « sortir du lot, dépasser, l’emporter sur » [3]. On ne peut se donner pour objectif d’être « hors du commun » et le partager avec d’autres semblables. Sauf à entrainer tous ses « semblables » dans un projet de dépassement perpétuel, dans une course en avant vers un idéal mythique inaccessible.
Réussite : le terme peut aisément se substituer à l’Excellence. La qualité doit être le « moteur de la réussite », donc la finalité des finalités. Il s’agit de jouer « gagnant-gagnant », c’est à dire de développer des rapports « mutuellement profitables » avec les différents partenaires de l’entreprise. « Réussir ensemble » devient un engagement auquel chacun doit souscrire, par conviction et non par simple obéissance.
L’imaginaire de la réussite conduit chacun à vouloir être le meilleur. On ne se satisfait pas d’être bon et de faire bien son travail. Il faut le faire mieux, « gagner 20% sur les coûts de production », obtenir une implication totale. Le postulat de départ est que la situation présente ne peut être satisfaisante puisqu’on peut toujours faire mieux. On laisse dans l’ombre les conséquences de l’exigence du toujours plus. Pour un gagnant, combien se retrouvent des perdants ? La quête d’un idéal de perfection conduit à une compétition sans fin. La réussite devient une obligation : il faut gagner, sinon on est éliminé. Il n’y a pas d’autre choix, « c’est la condition même de notre existence », proclame la brochure EFQM. Soit l’on gagne, soit l’on disparaît.
L’Engagement : Il est la clé de la réussite. Il convient de susciter l’engagement de tous, au quotidien, en particulier de chaque responsable hiérarchique dans un esprit d’exemplarité afin de renforcer l’adhésion au personnel. L’absence d’implication devient la clé explicative de l’échec. « Actuellement, la stagnation de nos résultats interroge (le fait que) les agents des équipes ne sont pas suffisamment impliqués dans la construction de plan de progrès et les managers ne sont pas assez présents sur le terrain ».
On ne dit pas que les agents et les managers ne remplissent pas correctement leur tâche, on leur reproche de ne pas s’engager. Pour les amener à s’impliquer, on leur offre une « vision claire et cohérente fondée sur les valeurs communes ». L’entreprise propose un idéal et demande à ses agents de le partager et de le nourrir. Ce processus de captation de l’Idéal du Moi par un idéal collectif favorise l’identification, la mobilisation psychique et l’adhésion. L’entreprise se présente comme un objet d’investissement commun (objet au sens psychanalytique du terme) que chacun est invité à intérioriser, à prendre en soi, à introjecter.
Cette « vision » conforte le sentiment que la réussite de l’entreprise dépend avant tout de l’engagement de tous. Elle permet de minimiser l’impact des choix stratégiques, des modes d’organisation et du contexte socioéconomique dans les performances de l’entreprise. Si l’engagement est la clé de la réussite, son absence est la cause de l’échec.
Le Progrès : Il doit être permanent et continu. « Le client, notre moteur de progrès » ; la diversité des personnes et des savoirs « est un véritable ascenseur pour le progrès ».
On est dans un univers qui cultive l’oubli du passé, la dévalorisation du présent et l’exaltation de l’avenir. Il convient de progresser en permanence, de monter toujours plus haut. La qualité, ainsi que l’excellence et la réussite, ne sont jamais acquises. Chaque agent, chaque équipe, chaque manager doit s’inscrire dans une logique de progrès. L’absence de progrès, c’est la stagnation. Il y a là un fantasme de mort : arrêter de progresser, c’est mourir. En refoulant la négativité à l’œuvre dans toute production humaine, on tombe dans l’illusion positiviste.
Mais l’illusion ne permet pas de faire face au réel. L’application à la gestion des modèles issus de la logique du vivant (grandir, se développer, croître, progresser...) conduit à oublier que ces processus mènent inéluctablement à la destruction. La vie ne se conçoit pas sans la mort. Le progrès passe nécessairement par des phases de régression. Dans le modèle EFQM, tout se passe comme si l’on pouvait vaincre les difficultés, les erreurs, les crises, les conflits, réaliser un idéal de perfection, cheminer vers une progression sans contradiction et, en définitive, échapper à la mort. L’oubli de l’histoire participe au même aveuglement. Le progrès comme le changement ne sont pas forcément bons. Chaque évolution chaque transformation est porteuse de positif et de négatif, d’améliorations et de problèmes, de création et de destruction. On touche là aux limites du positivisme qui accompagne le plus souvent le discours des spécialistes de la qualité. Le présupposé est évident : avec le progrès, tout le monde est forcément gagnant. Qui oserait mettre cette évidence en question ?
D’autant que la mesure du progrès est « mise en plan » inscrite dans une boucle « préparation, réalisation, vérification et consolidation », qui permet de le traduire en objectifs de résultats appréciés en indicateurs. Comme si les progrès pouvaient être notés sur une échelle d’évaluation linéaire ; comme si les indicateurs rendaient compte de la réalité. En fait, les procédures d’objectivation des progrès réalisés sont autant de procédures de contrôle de l’investissement et de la productivité de ceux sur lesquels elle s’appliquent.
La performance : Elle est définie comme « mesure des résultats obtenus par un individu , une équipe, une organisation ou un processus ». Elle est la finalité suprême. « Le Modèle d’Excellence EFQM est construit pour améliorer la performance, partout et pour tous ». Il convient d’être performant sut tous les registres, à tout moment, dans chacune des activités et des fonctions de l’entreprise.
En définitive, la mesure des résultats sanctionne ou récompense les performances. Toute la question est de savoir à qui et à quoi on les compare. Sont-ils appréciés à partir d’une norme prédéfinie de ce que chacun doit faire ou sont-ils mesurés en fonction des résultats précédents, ou encore des résultats les plus élevés réalisés par d’autres ? Dans le premier cas, on est dans une logique de production réaliste, basée sur une analyse du processus de production. Dans le second, on est dans une logique de compétition : chacun doit continuellement se dépasser pour faire mieux qu’avant, ou mieux que les autres qui deviennent alors des concurrents. Le culte de la performance introduit dans le monde du travail une concurrence permanente qui met l’ensemble des salariés dans une exigence de « toujours plus ». Le travail ne consiste plus à réaliser une tâche prédéfinie en temps et en heures, mais à réaliser des performances. Il faut être plus rapide, plus précis, plus actif, plus concret.
La satisfaction des besoins : « L’excellence est fonction de l’équilibre atteint et de la satisfaction des besoins de toutes les parties prenantes de l’organisation (à savoir le personnel, les clients, les fournisseurs et la collectivité) ainsi que de tous ceux qui ont des intérêts financiers ».
Il est difficile de ne pas souscrire à cet objectif qui semble concilier les intérêts des différents acteurs de l’organisation. Pourtant, cette déclaration d’intention pose une série de problèmes. La notion de satisfaction des besoins est, depuis longtemps, critiquée par les sociologues et les psychanalystes. Le terme est vague, instable, aisément manipulable. Il sous-entend un homo economicus au comportement rationnel, capable d’optimiser ses choix en permanence, alors que la logique de la consommation obéit moins à des nécessités utilitaires qu’à des désirs de distinction qui évoluent constamment (Baudrillard). Les spécialistes du marketing tentent de canaliser ces enjeux pour produire de « nouveaux besoins » en proposant de nouveaux produits. Le comportement d’achat est censé exprimer un besoin alors que c’est le désir qui est sollicité. Désir dont on sait qu’il est sans limites. La notion de besoin ne rend pas compte de la complexité des désirs humains, de ses ambivalences et de ses mystères. La satisfaction du désir n’obéit pas mécaniquement aux rationalités du type économique. Par contre, la gestion semble trouver son compte à entretenir l’illusion qu’elle peut satisfaire ceux qui ont les moyens de se procurer les biens que l’entreprise produit.
De nombreux auteurs ont montré que loin de chercher à satisfaire le client, les entreprises cherchaient à canaliser ses « besoins » pour qu’ils répondent à leur offre. En définitive, ce sont les producteurs qui définissent les besoins du client. « Les propriétaires d’un produit ou d’un service sont définis à l’intérieur des limites de ce que les producteurs acceptent et sont capable de produire » (Mispelblom). Les rapports entre l’offre et la demande sont des rapports récursifs et mouvants. Elles se coproduisent. L’offre est productrice d’une demande à laquelle elle répond.
Dans Les concepts fondamentaux de l’excellence, le client est présenté comme « l’arbitre final de la qualité ». La phrase qui suit est intéressante : « La fidélisation des clients et l’accroissement des parts de marché seront optimisés par une orientation très claire vers les besoins des clients actuels ou potentiels ». La satisfaction des clients est donc un moyen de les fidéliser et de les multiplier. Le producteur s’intéresse peu au client comme personne, encore moins comme sujet de désir. Il s’intéresse au client dans la mesure où il lui permet d’accroître ses parts de marché. Deux hypothèses implicites sont à l’œuvre dans cette formulation :
Dans l’ensemble des clients potentiels, seuls les clients solvables sont concernés, le paradoxe étant que ceux qui sont vraiment « dans le besoin » sont rarement solvables !
On induit un lien mécanique entre le fait que le client achète et le fait qu’il soit satisfait. Or ce lien n’est pas évident.
Un autre problème concerne la complexité des rapports entre les différentes parties prenantes de l’organisation. Le texte laisse supposer qu’il n’y a aucune incompatibilité entre la satisfaction des uns et celle des autres. Pourtant on sait que les intérêts des différents acteurs de l’entreprise sont complémentaires et contradictoires. La qualité des uns n’est pas la qualité des autres. Par exemple, le choix de réduction du personnel pour répondre aux attentes des actionnaires est peu compatible avec la « satisfaction des besoins du personnel ». Derrière la « satisfaction des besoins du client », c’est d’abord la profitabilité pour l’entreprise qui définit, en dernier recours, la qualité.
L’analyse des « concepts clés » de la qualité nous interroge sur la signification d’un discours dont la consistance n’est pas évidente.
La brochure EFQM affirme : « C’est notre volonté d’excellence et de transparence [qui donne] tout son sens à notre mission ». On a le sentiment d’entendre un discours martial des « patriotes de la qualité » qui veulent emporter la conviction pour produire l’adhésion. Loin d’aider à comprendre la réalité de l’entreprise, il s’agit de canaliser les énergies sur une procédure censée donner du sens. Pourtant, les mots utilisés ne permettent ni de rendre compte de la qualité de l’activité concrète, ni de produire des significations sur le sens de l’action, ni de comprendre la réalité du monde de l’entreprise. On est dans l’insignifiance. Un discours insignifiant est un discours qui se ferme continuellement sur lui-même, chaque terme pouvant être remplacé par un autre dans un système de bouclage permanent.
Didier Noyé donne une parfaite démonstration de cette interchangeabilité dans son tableau Le parler creux sans peine [4]. Le principe : chaque mot d’une colonne peut être combiné avec n’importe quel nom des autres colonnes.
L’excellence | renforce | les facteurs | institutionnels | de la performance |
L’intervention | mobilise | les processus | organisationnels | du dispositif |
L’objectif | révèle | les paramètres | qualitatifs | de l’entreprise |
Le diagnostic | stimule | les changements | analytiques | du groupe |
L’expérimentation | modifie | les concepts | caractéristiques | du projet |
La formation | clarifie | les savoir-faire | motivationnels | des bénéficiaires |
L’expression | perfectionne | les résultats | participatifs | de la démarche |
La méthode | dynamise | les blocages | stratégiques | de la problématique |
Le vécu | programme | les besoins | neurolinguistiques | des structures |
Le recadrage | ponctue | les paradoxes | systémiques | du métacontexte |
La brochure EFQM a des prétentions scientifiques. Elle se présente comme un « modèle », au sens théorique du terme : Cadre de pensée et méthode pour comprendre la réalité de l’entreprise telle qu’elle est. La démarche se veut objective, neutre et rigoureuse. Elle présente neuf « concepts clés » déclinés en critères et en indicateurs. Elle décrit différentes étapes , selon les canons des protocoles scientifiques du modèle expérimental. L’apparente rigueur de ce « modèle déposé » dissimule mal l’insignifiance des concepts qui, loin de « contenir » le réel , sont utilisés pour construire une présentation partielle et floue de l’entreprise, très éloignée de son fonctionnement concret.
Les termes utilisés semblent marqués par l’évidence alors qu’ils sont porteurs de significations multiples et contradictoires. Ils donnent une représentation positiviste de l’organisation qui érode les contradictions, les conflits et la complexité. Ils se présentent comme « objectifs » et neutres en englobant dans une construction abstraite les oppositions d’intérêt, les différences de point de vue sur les finalités, les différences entre le prescrit et le réel. Il ne s’agit donc pas d’un discours construit à partir d’hypothèses qui sont mises en discussion, de méthodes qui permettent de valider ou d’invalider les formulations proposées, mais d’un discours opératoire dont l’objectif est d’améliorer les résultats financiers.
Le langage de l’insignifiance recouvre la complexité par l’évidence, neutralise les contradictions par le positivisme, éradique les conflits d’intérêts par l’affirmation de valeurs qui se veulent « universelles ». Ce faisant, il déstructure les significations et les sens communs. Il évite de se confronter à l’épreuve du réel, comme il évite toute contestation. Lorsqu’on dit tout et son contraire la discussion n’est plus possible. D’autant que l’apparent neutralité, le pragmatisme et l’objectivité présentent une démarche qui semble incontestable. Elle est faite pour susciter l’adhésion. Mais cette adhésion risque d’être tout aussi insignifiante que le discours qui la provoque.
Lorsque le sens prescrit ne correspond pas au sens que chaque travailleur lui donne, celui-ci vit une incohérence qui, loin de le mobiliser, le conduit à désinvestir sa tâche. Dans la « démarche qualité », le sens du travail est construit à partir d’un modèle idéal et non à partir de la réalité concrète. La qualité est définie à partir d’indicateurs préétablis et non à partir des critères réels que les agents utilisent pour définir la qualité de ce qu’ils font, seuls critères qui soient signifiants pour eux.
Transcription de Hindeke Toukour.
[1] L’EFQM décerne chaque année un « prix de qualité » qui récompense les entreprises les plus « performantes dans ce domaine ».
[2] Les majuscules sont dans la brochure de l’European Foundation for Quality Management. Les citations qui suivent en sont toutes extraites.
[3] Il est intéressant de noter à ce propos que les termes d’ excellence et d’ exclusion ont le même préfixe ex qui signifie hors de. En anglais, le terme excellence est parfois traduit par exceiling, qui veut dire sortir par le plafond. Les deux sens sont donc inversés puisqu’il s’agit en fait de s’extraire de la société, les uns par le haut, les autres par le bas. Cf. Furtos, 1998, p. 32.
[4] 1998.