Le ministre, le haut fonctionnaire et le philosophe

Mise en ligne: 17 juin 2013

La digue qui protégeait la fonction publique des pratiques managériales, a-t-elle définitivement cédé ? Poser la question, comme on dit..., par Antonio de la Fuente

Rencontre à Charleroi à propos du management et de la fonction publique, organisée par la revue Politique. Jean-Marc Nollet, ministre de la Fonction publique, Frédérique Delcor, secrétaire général de la Fédération Wallonie-Bruxelles et Jean Blairon, philosophe et directeur de l’association RTA (Réalisation, téléformation et animation).

La question posée par l’animateur est la suivante : « Le management est-il une voie pour moderniser ou pour dénaturer les services publics ? ». Et subsidiairement : La digue idéologique, qui protégeait la fonction publique des pratiques managériales propres aux entreprises, a-t-elle définitivement cédé ? ».

Pour tenir à l’œil son temps de parole, le philosophe associatif consulte sa montre. Le ministre, son i-phone. Et le haut fonctionnaire, son i-phone et son i-pad. On y va. Jean Blairon dit assumer le point de vue de l’intervenant qu’il est auprès des fonctionnaires. A ce propos, il affirme d’emblée qu’il faut différencier entreprise privée et service public. Ce dernier ne consiste pas, ou pas uniquement, à prêter service au public, mais plutôt à dépasser l’intérêt privé en vue de l’intérêt général, à travers une volonté construite collectivement.

« Dans toute organisation, il y a une négativité à l’œuvre », poursuit Jean Blairon. Dans une école, par exemple, on apprend à se tenir debout et à se taire pendant un quart du temps. Le management introduit une négativité dans les services publics : une manière particulière de conduire la conduite des fonctionnaires. En cela, le management est représentatif de la grande peur des patrons face à mai 68, et de leur volonté d’affirmer qu’ils ne veulent plus jamais ça.

Nous serions ainsi face à une entreprise de démolition de l’esprit du service public, qui repose sur quatre piliers :

  1. L’installation d’une esthétique de l’auto-contrôle et d’externalisation de la contrainte : s’appuyer sur des cabinets extérieurs pour vérifier ; appeler les bénéficiaires « clients ».
  2. Casser le collectif : organiser des carrières.
  3. Logique consensuelle craintive : pas de conflits, l’extérieur est menaçant.
  4. Logique de travestissement : les entreprises utilisent le langage des services publics et inversement.

Est-ce correct de dire « management » ?

Frédérique Delcor, haut fonctionnaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles, s’étonne d’une attitude si défensive. Ce serait pourtant la gauche qui devrait pousser vers la modernisation de la fonction publique. Vers l’efficience, à savoir utiliser au mieux les ressources pour bien remplir ses missions. Car, il faut bien reconnaître que les services publics n’utilisent pas toujours au mieux les ressources publiques, qu’ils ne sont pas toujours valorisants pour ceux qui y travaillent, et qu’il y a peu de valorisation de l’investissement.

D’après lui, pour bien gérer les ressources humaines, il faut agir sur plusieurs axes : créer des dynamiques, gérer par objectifs, déléguer, dépolitiser, contractualiser, évaluer. Il y a un mythe à ce propos, qui est de croire que tout le monde doit être traité de la même façon. Et non, remplacer le pouvoir d’appréciation du chef par des règles, ce n’est pas la bonne manière. Aussi, il y a une énorme inégalité au sein de la fonction publique entre des fonctionnaires contractuels et des recrues non-contractuelles. Ils font le même travail à des conditions fort inégales.

En matière de gestion efficace et efficiente des ressources, se posent des questions criantes, dramatiques même. Dans l’aide à la jeunesse, par exemple : qui doit-on traiter en priorité, les plus jeunes ou les plus âgés ? Avec les mêmes caractéristiques et les mêmes moyens, deux services régionaux peuvent traiter le simple ou le double. Et cette différence se trouve dans la manière dont les équipes sont gérées. Si on ne peut pas évaluer, on ne peut pas améliorer l’utilisation des ressources. L’administration doit gérer des objectifs qui sont communs.

C’est le tour de Jean-Marc Nollet, ministre wallon de la Fonction publique. Depuis qu’il est en poste, il y a quatre ans déjà, il avoue qu’il s’agit de la première fois qu’on l’invite à débattre sur la question, ce qui, à ses yeux, est révélateur du confinement de la question entre spécialistes et syndicats.

Alors, question : est-ce correct ou non de dire « management » ? Pour lui, ce n’est certainement pas un gros mot. C’est le contenu qui lui importe. Et le contenu, il le met en avant à travers la création du Certificat de management public, master inter-universitaire qui vise le renforcement de compétences spécifiques en matière de gestion des services publics, les questions éthiques, la différenciation entre public et privé. « Parlant d’universités », intervient le modérateur, « les élites formées ou formatées dans les universités anglo-saxonnes tiennent-elles toutes en détestation la fonction publique, comme certains ministres fédéraux ? ».

C’est au public, une trentaine de participants, de poser des questions. Il faut avouer que, si les intervenants ont tenu les propos qu’on attendait d’eux –le haut fonctionnaire défendant le management, le philosophe associatif le critiquant et le ministre tentant l’improbable synthèse-, les questions venues de la trentaine de participants ont été aussi prévisibles, notamment celles issues des rangs des fonctionnaires, critiques envers leur hiérarchie, inquiets concernant leurs conditions de travail. De manière tout aussi prévisible, l’heure de conclure le débat est arrivée.