L’excellence, c’est d’abord peu d’élus et beaucoup d’exclus, par Chafik Allal
Cela commence comme une douce musique de chambre : pas dérangeante, consensuelle, harmonieuse mais en même temps prévisible. Aucune note ne surprend dans aucune direction. S’opposer à une musique de chambre ?... A moins d’être particulièrement attentif aux effets endormants de tels sons à des moments de vigilance, peu de choses pourraient le justifier. Il en va ainsi du management, il rentre dans la vie des institutions par des mots consensuels : qualité, organisation, performance, objectifs. Il ne passerait par la tête de personne de contester un désir d’amélioration de la qualité de son travail et du travail de ses collègues.
Mais en réalité, ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; la qualité, prise dans le sens de compétition ambiante, est juste le cheval de Troie du management, ce qui permet d’attirer l’attention de tout le monde, de focaliser, puis d’anesthésier et d’endormir. Par la suite, il ne s’agit plus de chercher le sens lié à ses actions, mais de se conformer, et de plus en plus. Tout y passe : des norms, des best practices, des benchmarks, un vocabulaire aussi ronronnant qu’abscons qui se ferme en permanence sur lui même en se projetant dans l’excellence. L’injonction paradoxale bien illustrée par Vincent de Gaulejac : « soyez tous excellents », comme si la compréhension qu’on a du monde ne nous avait pas encore permis de saisir que l’excellence c’est d’abord peu d’élus et beaucoup d’exclus. Adoncques. Adoncques la musique de chambre s’est vite transformée en musique de supermarché : achetez vite, qualitez-vous vite, managez-vous vite, mais, surtout, n’oubliez jamais de passer à la caisse, car s’il y a un objectif c’est bien celui-la, celui de payer en chantant de préférence. La musique s’est tellement insinuée dans notre for interne, dans notre intimité, que nous continuons de chanter pendant deux jours le même air. Et même devant nos amis et nos familles. Sans retenue et sans honte. D.I.S.C.O. Ils sourient de notre ensorcellement, mais rigolent de moins en moins quand nous leur disons que cette musique doit régir leurs vies. Ainsi les croyants dans la religion du management font la profession de foi que tout est management, comme un croyant dirait tout est Dieu. Et ils s’en vont imposer à leurs amis et leurs familles du management partout : la vie devient un projet, une famille devient une institution (ou, pire, une entreprise) avec des acteurs à intérêt potentiellement divergents, les vacances deviennent des projets qu’il faut manager, les enfants des ressources humaines ou un capital humain qui doit être fructifié tout en communiquant (et meta-communiquant parfois). Mais tous ces airs cool, en apparence, bien dans la modernité la plus crasse, c’est un amas de normes pour être une famille dans les benchmarks. Et si des membres de l’entourage ne sont pas dans ces normes, on essaie de les convertir, d’abord par l’argumentation puis éventuellement par l’énervement. Car point de salut en dehors. Le management est tout.
En bref, je peux continuer longtemps comme ça à raconter comment le management est en train de s’immiscer dans nos vies. Et pour certains comme moi, qui ont fui le monde de l’entreprise à cause de cela, c’est au moins une surprise. Au secours, le management est là ! Le management est là, pas pour nous amuser ou pour nous faciliter la vie. Il est là, il a commencé à arriver dans le monde associatif (article de Guillermo Koszlowski) puis petit à petit est arrivé à nous, ONG et autres, par des discussion sur les normes « qualité » (article de Nicolas Almau). Antonio de la Fuente, reporter d’une rencontre-débat sur le management, illustre la prévisibilité des positions des uns et des autres dans un tel débat, même si les positions hautes sont quand même tenues par les adeptes plus que par les adversaires. Vincent de Gaulejac est probablement celui qui a le plus étudié les ressorts du management et ce qu’il est en train de détruire en nous. Son article est une bonne synthèse de ce que ça peut être comme notions vides de sens. Et tout à la fin je vous invite à un voyage critique sur le management participatif avec Jean Sur, personnage peu connu mais si passionnant.
Jean Sur est la personne qui m’a aidé à me conscientiser sur ces sujets-la. D’abord à travers son site que je vous invite à découvrir, ensuite à travers une série d’entretiens filmés que ITECO a produits et que j’ai réalisés. Dans ces entretiens, il met à notre disposition son formidable regard sur la modernité, l’entreprise et la société avec sa longue expérience de formateur pour adultes : un regard attachant mais sans aucune complaisance, un regard qui dit merde quand il pense merde. De ces entretiens, nous avons fait un passionnant coffret de DVD que vous pouvez commander chez ITECO. Avant de vous laisser, j’ai d’ailleurs envie de partager avec vous le texte de présentation écrit par Jean Sur et utilisé dans le DVD, je l’utilise parfois quand je n’ai plus d’énergie pour faire face à la gentillesse et à la complaisance de l’époque :
« Choisir le pessimisme ? Non. Mais il est tiré, il faut le boire. Et vider le verre d’un trait. À faible dose, c’est le pire des poisons. Alibi du renoncement, il mène au dégoût paresseux, au pourrissement. Les malgré tout et les quand même ne font vivre personne. Badigeonner de rose la crasse du monde sous prétexte de protéger l’avenir, c’est le dépouiller du seul trésor qu’on puisse utilement lui léguer : un peu de désir, même blessé, même humilié.
Tout le monde a éprouvé, au moins un instant, cette évidence : tout devient rien. Si minuscule qu’ait été cet instant, aucune drogue ne le fait oublier ; les matelas de consolations, de comparaisons, de statistiques, de savoirs, de résignation, de philanthropie entassés sur lui ne l’étouffent pas.
Quand tout devient rien et qu’on se sent encore vivant, on est arrivé à ce qui commence. Alors la vie n’est plus simulacre ni répétition, mais naissance perpétuelle, éclosion constante. Et l’existence humaine devient ce qu’elle est, un opéra fabuleux, une aventure intérieure et extérieure, individuelle et collective. Mais tout commence par un non qui est l’envers d’un oui, le passage obligé vers lui ».
PS /Année sabbatique... Snif, je ne parlerai plus de management pendant quelques temps...