La Mise en expression, par Jean Sur
L’utopie invente des îles qui n’existent pas, des sociétés qu’on ne peut situer ni dans le temps ni dans l’espace. Aurions-nous de la vie une idée à ce point inversée que nous appellerions désormais utopie ce qui monte du profond de la conscience et du désir des êtres et réalité les constructions algébrosées dont toute la visée est de nier cette conscience et ce désir ? La mise en expression n’est pas une utopie. Elle a été réalisée. Des milliers de gens y ont participé. Elle n’a créé aucun désordre. Elle peut être reprise ailleurs, dans d’autres entreprises, dans des villes, dans la nation. Mille méthodes sont imaginables pourvu que l’essentiel y soit, c’est-à-dire que les êtres humains, les citoyens, les travailleurs s’y situent non pas par rapport à des typologies ou à des préoccupations de spécialistes, mais selon ce que leur soufflent leur esprit, leur cœur, leur âme.
Dans une des séances de la mise en expression, une jeune cadre, interrogée par des collègues, tente de dire ce qu’elle ressent. Elle y parvient mal. Un poids, dit-elle, un poids. Et elle répète. Un poids. Et le mot lui-même s’alourdit dans sa bouche. Qu’il se dise, ce poids. Qu’il se dise à la fois comme une souffrance qui se libère et comme une exigence qui s’affirme. Qu’il se dise par toutes les voix et de toutes les façons possibles. Si l’on ne veut pas qu’il se dise dans la haine, il est urgent d’accepter qu’il se dise dans la colère. En tout cas, il n’est plus temps de finasser avec lui.
Les robotisés de la modernité laissent de plus en plus ouvertement entendre qu’il y aurait quelque faiblesse psychologique à élever ainsi la voix contre le cours des choses : dernière tentative de culpabilisation pour tenter de sauvegarder l’univers artificiel dans lequel ils se sont enfermés, et pour se protéger d’eux-mêmes. Rien n’est plus fortement humain au contraire, et donc plus nécessaire, que d’en appeler à une vie digne de ce nom, et rien n’est plus généreux que de permettre à d’autres de le faire. Oser aller chercher sa parole au fond de soi, au point de rencontre du trouble et de la simplicité, et la porter, modeste et haute, à l’amitié des autres, sans se demander quelle prise elle offrira à la vulgarité de l’esprit de pouvoir, c’est aujourd’hui à la fois l’expression d’une vertu singulière et celle d’un sens aigu de la responsabilité civique.
La parole qui porte ce surgissement de la personne et l’exprime est reconnaissable entre toutes. Elle n’élude aucune aspérité, aucune difficulté, aucune dureté, mais refuse d’emblée d’en être serve. Elle ne récuse rien de la réalité et sait en décrire les détours les plus tortueux, mais elle projette toujours sur elle et sur eux une ombre légère où se profile de la liberté. Il y a là le contraire d’une habileté, d’une manière de faire, d’un tour de main ; plutôt un miracle des profondeurs, de l’attention, de la présence. Seul un je ne sais quoi distingue cette parole de celle par laquelle se propage la servitude ordinaire, une vulnérabilité peut-être, comme une fenêtre trop étroite sur la mer, une vibration de plus ou de moins, quelque chose de bancal, mais qui redresse, de flou, mais qui précise, de banal, mais qui surprend.
Parler de poésie serait trop dire. Pourtant, au long de ces trente dernières années, j’en ai éprouvé l’impact très particulier dans le monde du travail. La poésie se plaît avec les travailleurs, comme une plante dans une bonne terre. À la fin des années soixante-dix, quand les intellectuels se passionnaient pour le structuralisme, j’animais pour des jeunes de banlieue ce qu’on appelait alors les stages Barre. Ils avaient de seize à dix-huit ans, chacun d’eux était un carrefour de drames. Nous avions déniché un café étrange ; au sous-sol il y avait une grande salle obscure, avec un train électrique et une cabine de projection. Le patron avait dans sa collection tous les grands films de l’après-guerre. Nous déjeunions sur une longue table étroite, nous jouions au train, nous regardions Casque d’or. Un jour, emporté par l’élan, je leur ai demandé, avant de regretter ma question, s’ils connaissaient la poésie. Alors une blondinette dont l’œil portait encore les traces de la bagarre de la veille a expliqué qu’elle ne savait pas au juste si c’était ça la poésie, mais qu’en écoutant une chanson, elle avait repéré un truc qu’elle avait trouvé chouette. Et elle nous a lancé l’un des plus beaux vers de la Complainte de Robert le Diable : « Quand le soleil au Bois roule avec les oranges ». Près de vingt ans après, Gaston Miron est venu au Centre national d’équipement nucléaire. Ce n’était plus le climat des stages Barre mais les grosses têtes du nucléaire, quand il a commenté Rutebeuf, en étaient comme blondinettes.
Recherche de la base et du sommet, dit René Char ; ce pourrait être une bonne devise pour la mise en expression. La base : notre histoire collective qui ne périme nullement nos histoires individuelles mais les éclaire ; les champs magnétiques de cette histoire ; le mystère des origines. Le sommet : cette forme spécifique que l’histoire collective prend en chacun d’entre nous, qui est d’elle et qui lui échappe ; le mystère de l’individualisation. Et, entre la base et le sommet, les échanges constants qui font la vie et qui se diversifient dans le temps par tous les modes de l’existence que nous connaissons, le politique, le culturel, le social, l’économique, l’éducatif... Mais si ces articulations complexes perdent soudain leur double référence ? Alors nous ne sommes plus rien d’autre que ce qu’on nomme dans les colloques les acteurs sociaux , sorte de comédiens sans rôle qui jouent à se faire maquiller dans les coulisses, ludions qui oscillent entre deux néants.
À la fin de la mise en expression, il y a de la tristesse. On dit que cela peut se produire aussi après un accouchement, ou après une création, les anciens parlaient même de tristitia post coitum. La tristesse d’après la mise en expression, on la comprend quand on franchit le Saint-Laurent sur le traversier, entre Québec et Lévis, et qu’on voit les glaces se refermer derrière le bateau. Mais ne faut-il jamais essayer de fendre la glace ? Julia Kristeva citait récemment un mot admirable : « Un pas en avant, deux pas en arrière, jusqu’à la victoire ». C’est bien cela, et qu’importe qu’il soit de Mao. Rien de vraiment humain ne passe par la planification d’une conquête, ni militaire ni amoureuse. Et pas plus économique, ou religieuse. Les choses vont autrement, par affrontement direct, les mains nues, de ce qui enchaîne. Un pas en avant. Sous le choc, on recule. Deux pas en arrière. Mais on a remis l’infini dans son camp. Et l’infini, qui est vaste, devient le camp de tout le monde.