Djinns, saints et marabouts au Maghreb et à Molenbeek, par Olivier Ralet
Chaque année, pendant le mois de cha’bane qui précède le ramadan, dans la commune bruxelloise de Molenbeek, dans une salle appartenant au Parti Socialiste où trône un grand portrait du bourgmestre, un groupe de gnawa organise une lila, nuit de cérémonie où sont convoqués les djinns possesseurs qui habitent les humains, pour les célébrer et les honorer par des sacrifices de coqs, boucs et béliers, par des fumigations des encens qu’ils aiment, par le déploiement des voiles des sept couleurs de leurs cohortes, et surtout par l’exécution par les musiciens-guérisseurs des airs propres à chacun d’eux, pour qu’ils montent tout entiers dans le corps des humains et exultent dans la danse. Ainsi ils seront satisfaits, entretiendront les meilleurs rapports possibles avec les humains qu’ils habitent, se laisseront enchaîner sans résistance par les anges au début du ramadan, et ne feront pas trop de dégâts lorsqu’ils seront déchaînés à la 27ème nuit du mois de jeûne, la Nuit du Destin qui vaut mille mois. Ces rituels de guérison s’inscrivent dans la culture populaire maghrébine, au croisement du soufisme et du système des maladies et des traitements liés à l’invisible, dont nous allons esquisser le contexte après deux remarques préliminaires.
Première remarque. Les façons dont la pensée traditionnelle et la pensée moderne abordent les troubles de l’âme sont à l’opposé l’une de l’autre : la pensée traditionnelle voit une cause extérieure invisible à ces troubles, là où la pensée moderne trouve des étiologies internes à la psyché. La pensée traditionnelle constitue une « culture de l’influence qui guérit », alors que la pensée moderne disqualifie les explications données aux troubles de l’âme par des causes surnaturelles.
Deuxième remarque. Le judaïsme, le christianisme et l’islam partagent un univers invisible commun : le monde de Dieu, des anges, de Satan et des démons, des prophètes et des saints, êtres entièrement bons ou entièrement mauvais, mais l’islam (et le judaïsme maghrébin) compte une catégorie supplémentaire d’entité spirituelles invisibles, terrestres et mortelles, qui, comme les humains, balancent entre le bien et le mal : les djinns.
Dès ses origines, l’islam a vu le développement de deux pôles en tension, celui des juristes préoccupés par la Loi qui distingue le licite de l’illicite (hallal et haram) et celui des mystiques qui se polissent le cœur par l’invocation de Dieu pour qu’il reflète Sa lumière, une tension entre l’épée et le chapelet, le fiqh (droit musulman, spécialité des ulama, savants) et le tassawuf (mystique musulmane, soufisme, pratiqué par les foqara, les « pauvres en Dieu »).
Dans le Coran comme dans la Bible, il est écrit que Dieu a donné vie à Adam en soufflant dans ses narines, et l’invocation silencieuse ou collective, la lecture du Coran comme le chant et la musique modulent le souffle pour célébrer al-Hayy, le Vivant, un des 99 beaux noms de Dieu.
On pourrait distinguer deux grandes périodes dans l’histoire du soufisme. La première s’étend du 7ème au 11ème siècle et se caractérise par l’émergence de grandes figures individuelles de saints extatiques, comme Rabi’a al-Adawiyya (8ème siécle), cette femme qui, dit-on, se promenait un seau d’eau dans une main et une torche dans l’autre, expliquant à qui l’interrogeait que l’eau servait à éteindre les flammes de l’enfer et le feu à embraser le paradis, pour que les croyants aiment Dieu pour Lui-même et non par crainte d’un châtiment ou espoir d’une récompense ; ou comme Hallaj (9ème-10ème siècle), dont la pratique d’invocation menait à l’extinction de son ego (nafs) pour faire place à la subsistance de la présence divine, le menant à des états où cette présence criait par sa bouche « Ana al-Haqq », « Je suis la Vérité ! » (autre des 99 beaux noms de Dieu), ce qui lui valu l’accusation par les juristes de se prendre pour Dieu et une condamnation à mort par une succession de supplices.
La deuxième période s’étend du 12ème siècle à nos jours, c’est celle des « ouvreurs de Voies » (tariqa au singulier, turuq au pluriel), des « professeurs de spiritualité » dont l’enseignement a été perpétué par une chaîne de successeurs, comme Moulay Abdelqader Jilani (12ème-13ème siècle), saint iraquien fondateur de la Tariqa qadiriyya, une des plus grandes voies soufies, présente dans tout le monde musulman, dont un illustre successeur est l’Emir Abdelqader, Algérien qui mena avec autant d’héroïsme que de loyauté la résistance à la colonisation française et rédigea dans son exil à Damas des écrits spirituels de haute volée. Un autre ouvreur de Voie célèbre est Jalal-ad-din Roumi, savant juriste persan qui vivait à Konya en Turquie au 13ème siècle et fut foudroyé d’amour pour un pauvre derviche originaire de Tabriz qui lui fit abandonner l’ascèse au profit de la danse, du chant et de la poésie, et créer la confrérie Mevlevi connue sous le nom des Derviches tourneurs. Ces ouvertures de voies se sont poursuivies jusqu’au 20ème siècles, avec par exemple le cheikh algérien Ahmad al-‘Alawî (mort en 1934), qui fonda la confrérie alawiyya à Mostaganem dont le cheikh actuel est Khaled Bentounes, infatigable défenseur d’un islam de paix et d’ouverture et auteur de plusieurs livres sur le soufisme, où avec l’apparition d’une branche de la Tariqa qadiriyya dans le Nord-Est du Maroc qui prit le nom de Boudchichi, principale voie vivante au Maroc aujourd’hui et dotée d’une importante présence à Bruxelles (150 foqara environ, dont beaucoup de chauffeurs de la STIB).
Depuis sa diffusion au Maroc par Moulay Abdessalam Ben Mchich au 12ème siècle (dont le mausolée domine le Rif à l’Est de Larache), le soufisme imprègne en profondeur la culture marocaine populaire par sa célébration de l’amour de la vie, de la joie et de la musique, par l’attention aux autres, la suspension du jugement, la bienveillance, l’hospitalité, la générosité... L’islam maghrébin est caractérisé par ce culte des saints dont les sanctuaires (zawiya) sont souvent constitués d’un cube enraciné dans la terre surmonté d’une coupole (qubba) tournée vers les ciels, que l’on honore par des visites (ziara) ou de grands pèlerinages annuels (moussem), auxquels on fait offrande de cierges et de henné, d’encens et d’eau de rose, et que l’on sollicite comme intercesseurs pour relayer les implorations de guérison auprès de Dieu. Cela se marque dans de multiples détails de la vie, comme les chapelets accrochés au rétroviseur des voitures, et fait briller une flamme d’amour dans les yeux des gens.
Les hommes ayant investi les mosquées où ils sont maîtres des lieux, les femmes se tournent vers les zawiya où - au sens propre du terme - elles mènent la danse, organisant un festival permanent de senteurs et de saveurs, de couleurs et de ferveur, de chants, de rires et de pleurs. La mixité dans les zawiya est possible car la baraka (bénédiction) du saint protège la coexistence des deux sexes des mauvaises intentions. Cet islam là, islam des femmes, est celui de tous les enfants avant que l’instituteur coranique (fqih) ou le professeur de religion viennent y superposer une couche plus puritaine et désincarnée, purifiée sinon desséchée, un peu comme si un austère calvinisme venait coiffer la magnificence baroque du culte des saints catholiques.
La cinquantaine de Voies actives au Maroc est très diversifiée, des plus exclusivement mystiques et consacrées à l’invocation de Dieu à celles spécialisées dans les rituels d’apaisement de la possession, des plus populaires aux plus aristocratiques en passant par celles où les hiérarchies sociales habituelles sont complètement redistribuées. Presque chaque famille a dans ses ancêtres un saint (les saints musulmans ont une descendance beaucoup plus nombreuse que leurs homologues catholiques) et un lien particulier avec l’une ou l’autre Voie.
Néanmoins, la vieille tension entre l’épée et le chapelet a connu un regain par la diffusion des idées de Abdelwahhab, ce théologien réformateur ultra-puritain et rigoriste du 18ème siècle dont la doctrine (wahhabisme) a été adoptée officiellement par le régime saoudien. En 1812, le Sultan du Maroc Moulay Slimane, influencé par le wahhabisme, a voulu interdire les ziara et les moussem, provoquant la révolte des tribus et des confréries qui l’on déposé et ne lui ont laissé la vie sauve que parce qu’il était charif, descendant du Prophète. Lors du protectorat au Maroc et de la colonisation en Algérie, les Français ont divisé pour régner en jouant la carte décentralisée du soufisme et des tribus pour contrer les mouvements indépendantistes, centralisés autour de la monarchie au Maroc et autour du FNL en Algérie. Cela valut un black out relatif sur le soufisme après les indépendances, et une sorte de schizophrénie des générations scolarisées à cette époque, dont l’islam de l’enfance transmis par la mère, soufi et populaire, était condamné comme hérétique par l’orthodoxie des Wahhabites et des Frères musulmans prêchée par les imams des mosquées et les professeurs de religion des écoles. Dans les années septante et quatre-vingt, Hassan II voulut faire obstacle à la gauche dans les universités en soutenant les islamistes et les Frères musulmans, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive, dans les années nonante, qu’il avait ouvert la boîte de Pandore, que l’islamisme échappait à son contrôle, et qu’il rende, dans les dernières années de son règne, sa légitimité officielle au soufisme. Son fils Mohammed VI a confirmé cette réhabilitation et, suite aux attentats de Casablanca du 16 mai 2003, soutient désormais cette forme d’islam traditionnel comme barrage au modernisme islamiste, intégriste et terroriste.
Le Festival des Gnawa à Essaouira et le Festival des musiques sacrées à Fès constituent la consécration du soufisme comme patrimoine culturel et religieux du Maroc, dans sa forme populaire des confréries à Essaouira, et dans la forme des « spiritualités du monde » à Fès.
Chaque culture dispose de ses façons propres de soigner et aussi de manifester les troubles de l’existence : il y a un « système maghrébin des maladies et des traitements », où le savoir populaire distingue les « maladies pour l’hôpital », qui relèvent de la médecine moderne, des « maladies pour les guérisseurs », qui relèvent des façons de faire traditionnelles (avec quelques cas limites, comme l’épilepsie). Entrent dans cette seconde catégorie les troubles dont l’origine est identifiée à un désordre dans les relations entre le monde visible et le monde invisible (ghraïb). Ce désordre peut avoir trois grandes causes :
Al-‘eyn, littéralement « l’œil », le mauvais œil, la transmission par le regard de l’effet destructeur de l’envie (forme aggravée de jalousie qui souhaite la destruction de ce qui est convoité). Si la pensée moderne admet que l’envie fait tort à l’envieux, la pensée traditionnelle sait qu’elle fait aussi tort à l’envié. Cette puissance de destruction passe par des canaux visibles, ou du moins audibles, comme la calomnie, mais peut se communiquer de façon invisible par un simple regard, à l’insu même de la personne qui le jette. Cela rend l‘eyn redoutable : n’étant pas le fait d’une intention claire et volontaire, il peut être transmis pas n’importe qui. Un moyen de s’en protéger est de réduire les occasions de faire envie, par exemple en emballant ses achats dans un sac en plastique noir, en évitant de manger sur une terrasse exposée aux regards, en n’habillant pas trop luxueusement les enfants, en bref en évitant toute ostentation de richesse.
S’hur, le sort, l’ensorcellement, lui aussi suscité par l’envie ou la jalousie, mais cette fois dans l’intention claire de nuire et avec le recours à un sorcier ou une sorcière qui « font des choses », qui fabriquent des objets dont ils vont demander aux mauvais djinns avec lesquels ils sont alliés de leur conférer une capacité de destruction, une fois placé à un point de passage de la personne visée (un seuil de porte, sous un lit...). Ce sont majoritairement mais non exclusivement les femmes qui font appel à la sorcellerie, par exemple pour séparer un homme qu’elles convoitent de son épouse, ou pour rendre leur mari impuissant avec toute femme autre qu’elles... Dans le monde musulman, les femmes maghrébines ont la fâcheuse réputation de fréquemment recourir à la sorcellerie... Les Marocains ayant immigré en Europe avant que la forteresse Schengen ne lève ses ponts-levis font souvent l’objet de jalousie, et donc de sorcellerie, de la part de membres de leur famille restée au pays, qui pensent que dans l’Eldorado européen les billets de banque poussent sur les arbres et qu’on y vit dans le luxe, la paresse et la volupté, comme à la télé.
Majnoun, « endjinné », c’est à dire touché, giflé, frappé ou habité par un ou plusieurs djinns. Même lorsqu’ils sont bons et musulmans, les djinns ont leur petit caractère et sont ombrageux, colériques et revanchards : on peut les avoir froissés sans s’en rendre compte et subir leur vengeance, qui peut prendre toute sortes de formes, de l’insomnie à l’anxiété, en passant par des « crises » de dépersonnalisation (où le djinn remplace l’être humain dans tout son corps), la paralysie, le mutisme, la surdité, la cécité... Il est fréquent qu’une personne habitée par un djinn fasse l’objet d’une initiation dans une confrérie, qui transforme la possession de maladie en capacité de guérir, en pacifiant ses relations avec son djinn et en bénéficiant dès lors de la voyance qu’il offre sur le monde invisible.
Les guérisseurs maghrébins peuvent être rangés en trois catégories (qui ne recoupent pas mais chevauchent les trois catégories de troubles mentionnées) :
Les héritiers de la médecine gréco-arabe (parfois appelés tolba, pluriel dialectal de taleb, étudiant). Sous le califat abbasside, les savoirs grecs ont été traduits et développés, dont la médecine hippocratique qui régule l’équilibre des humeurs par les plantes. Cette médecine fait l’objet d’une transmission savante mais aussi populaire, dont les héritiers utilisent la riche pharmacopée végétale locale.
Les fqih, instituteurs coraniques qui utilisent le Coran dans des pratiques de guérison, en récitation et aussi en dilution de l’encre des versets et en fumigation. Ils réalisent des exorcismes (expulsion) des djinns.
Les marabouts, saints morts ou vivants, et les confréries. Les visites et les offrandes faites aux saints, outre l’expression de la ferveur religieuse, ont une vertu thérapeutique ; les confréries populaires (comme les Gnawa, les Hamadcha, les Aïssaoua...) réalisent des rituels destinés à satisfaire les djinns qui habitent les humains pour qu’ils entretiennent une « cohabitation pacifique et harmonieuse » dans une sorte de noces entre le ciel et la terre, entre l’invisible par éblouissement et l’invisible par obscurité.
C’est de ce dernier type de pratiques que relève la lila de cha’bane célébrée chaque année par les Gnawa de Molenbeek, mentionnée au début de cet article.