Leur premier réflexe est de voir dans leur pharmacie et de demander conseil au pharmacien puis d’aller voir le médecin traitant, car elles ont plutôt le « réflexe médecin » que le « réflexe marabout », par Pascale De Smedt et Vérane Vanexem de l’association Pissenlits
La réflexion sur les différentes voies que les femmes de Cureghem empruntent pour affronter les questions de santé nous a incité, d’abord, à faire appel à nos observations, nos expériences, nos points de vue de professionnels pour faire un exposé académique. Cependant, nous nous sommes rapidement rendu compte que nous avions du mal à formuler autre chose que des banalités, des clichés « bateau », et que cela ne nous ressemblait pas de parler à la place des personnes avec qui nous travaillons. Nous avons donc décidé de proposer à un groupe de femmes avec qui nous travaillons de réfléchir ensemble à cette question. Le résultat de ces trois rencontres vous est livré ici « en brut », conformément aux prescriptions des sept femmes, toutes maghrébines et musulmanes, qui fréquentent régulièrement les ateliers créatifs de notre association Les Pissenlits. Celle-ci est située dans le quartier de Cureghem à Anderlecht, une des dix-neuf communes de Bruxelles. Il s’agit d’un quartier dit « fragilisé », défavorisé sur le plan social et économique.
Notre expérience dans le quartier nous a permis de poser le constat qui suit : les habitants de Cureghem manquent des ressources pour pouvoir agir et être responsables dans leur vie, ce qui entraîne un état de mal être souvent influencé par une multiplicité de facteurs en interaction (médicaux, sociaux, économiques, culturels ...). Promouvoir la santé, c’est, donc, envisager la complexité des questions de santé. C’est prendre en compte la dimension collective et socio-politique en ce qu’elle cherche à jouer sur les déterminants de la santé et de la maladie, notamment, sur ceux des inégalités en matière de santé.
Parmi les stratégies possibles de mise en œuvre de la promotion de la santé, nous avons choisi la stratégie communautaire. Notre projet vise à agir avec les publics concernés sur certains des facteurs qui influencent l’état de bien-être. La santé communautaire est notre philosophie de travail et ce qui la caractérise principalement est le fait d’avoir :
Une base collective (ensemble d’habitants, groupes réunis pour un problème, un objectif, une situation commune) pour l’action ou les actions à construire.
Un repérage collectif des problèmes, des besoins et des ressources (le diagnostic communautaire).
La participation de tous les acteurs concernés : professionnels, usagers, spécialistes, administratifs, politiques.
Ceci induit l’implication de la population dans l’identification de ce qui fait problème et la mobilisation de ses capacités pour participer à l’ensemble du processus ; permet un décloisonnement professionnel, la transdisciplinarité et la pluridisciplinarité ; donne la possibilité de travailler en partenariat ; permet le partage de savoirs et de pouvoirs.
L’association Les Pissenlits travaille dans ce sens en se donnant cinq objectifs :
Que les habitants, les professionnels et les pouvoirs publics puissent s’approprier les méthodes de santé communautaire.
Que les professionnels créent et renforcent les liens entre eux.
Que les habitants créent ou renforcent les liens entre eux.
Que les habitants aient connaissance et accès aux ressources du quartier (professionnelles et non professionnelles).
Que les habitants aient la possibilité et la capacité de se positionner comme acteurs de leur vie au sein de leur propre communauté.
Pour atteindre ces objectifs, nous travaillons en priorité avec deux catégories de public du quartier de Cureghem : les habitants et les professionnels (travailleurs sociaux, enseignants, animateurs). Certains projets impliquent également les pouvoirs publics : citons essentiellement la Commission Santé, espace de rencontre, d’échange d’informations et de concertation entre les habitants, les professionnels et les pouvoirs publics du quartier. Dans cet espace, huit fois par an se réunissent des partenaires actifs sur le terrain : habitants, associations, médecins, écoles, mandataires publics communaux, jeunes, personnes du troisième âge, artisans...
Les activités « contacts » sont une des portes d’entrée de Pissenlits. Elles permettent à des personnes isolées ou ne fréquentant pas le réseau associatif de rencontrer d’autres personnes, de nouer ou de renouer des liens sociaux, d’avoir des activités. Un cours de gymnastique est organisé en collaboration avec la commune d’Anderlecht et un atelier créatif (broderie, couture, patchwork, bijoux, objets de décoration) a lieu deux fois par semaine, et même plus, quand les locaux ne sont pas occupés par d’autres réunions !
Les groupes « paroles santé » regroupent des habitants autour des problèmes identifiés par eux comme étant prioritaires. Le relevé de ces thématiques est établi dans les activités « contacts » et grâce aux informations qui nous sont communiquées par nos partenaires professionnels (médecins, pharmaciens, infirmières, service de promotion de la santé à l’école, travailleurs sociaux, animateurs de maison de quartier...).
Actuellement il y a trois groupes :
Un groupe de personnes diabétiques qui échangent autour de leur vécu. Ces habitants invitent des professionnels en fonction des questions qu’ils se posent et construisent des projets ensemble : réalisation d’une brochure de sensibilisation au diabète, visite d’une épicerie sociale...
Un groupe d’échange et de réflexion sur l’éducation des enfants animé en collaboration avec une psychologue de la Fondation Françoise Dolto.
Un groupe « Santé au féminin », groupe d’échanges entre femmes sur des problématiques ou des thèmes qu’elles choisissent : alimentation, allergies, cancer du sein, ménopause ...
Des sous-groupes de travail peuvent émaner des ces groupes à thèmes. À titre d’exemple, un sous-groupe de travail existe sur le feuillet de sensibilisation du groupe diabète.
Les Pissenlits développe également des projets réunissant habitants et professionnels, des projets avec des professionnels, seule ou en partenariat : citons par exemple le projet « Lien social » qui cherche à favoriser la rencontre et les échanges entre des groupes de femmes d’origines culturelles diverses ; la commission santé que nous avons citée plus haut ; le projet Cure-Dents, porté par la Maison médicale d’Anderlecht, projet de promotion de la santé dentaire pour les enfants des écoles de Cureghem... Les Pissenlits apporte aussi un soutien méthodologique à l’équipe du service Promotion de la santé à l’école (ancien IMS).
C’est donc dans le cadre de ce travail communautaire que nous avons réfléchi avec des femmes sur les questions de santé.
Par rapport à l’accessibilité aux soins de santé
Se soigner c’est à la fois plus facile et plus difficile qu’avant. Plus facile parce qu’il y a la carte SIS, et parce qu’on peut trouver facilement des médecins, des spécialistes, des endroits où l’on peut se faire soigner. Plus difficile, parce que c’est long d’obtenir un rendez-vous, et parce que ça coûte cher. Parfois, quand les femmes ont des problèmes d’argent, elles vont d’abord demander conseil au pharmacien ; si ça ne passe pas c’est alors seulement qu’elles vont chez le médecin.
Plusieurs connaissent les Maisons médicales. Certaines sont inscrites au forfait et apprécient la facilité du système (on ne paie rien pour le médecin, l’infirmière et le kiné, on est remboursé si on doit aller aux urgences...). D’autres connaissent le système, se sont renseignées, mais préfèrent garder leur liberté, non pas seulement pour le choix d’un spécialiste, mais pour pouvoir aussi changer de généraliste.
Plusieurs femmes ont parlé d’erreurs médicales, dans le sens d’un diagnostic faux positif donné avant confirmation, ce qui entraîne de l’angoisse... L’une des femmes qui d’ailleurs a été victime de l’une de ces erreurs médicales, parle de la difficulté d’accessibilité à l’information car elle ne parle pas le français, et ne comprend donc pas les informations qui lui sont données si elle n’est pas accompagnée de quelqu’un qui peut traduire.
Une des femmes présentes, qui n’a pas de mutuelle ni de papiers, a accès aux soins de santé grâce à la carte médicale délivrée par le CPAS. Elle trouve cela confortable et pratique, tant pour elle que pour son mari et ses enfants (qui ont déjà dû être opérés...) Elle n’a aucun revenu, ça fait un souci en moins. Une autre femme se demande si finalement, les soins de santé ne sont pas plus accessibles à cette personne qui n’a pas de papiers qu’à d’autres, qui ont peu de revenus parce qu’au chômage ou pensionnées.
Par rapport aux questions de santé physique
Pour la majorité des femmes, le premier réflexe est de voir ce qu’elles ont dans leur pharmacie et si ce sont des maux qu’elles connaissent. Sinon, souvent, elles vont demander conseil au pharmacien. Elles consultent aussi le médecin traitant, mais il faut qu’il soit facilement disponible : s’il faut prendre rendez-vous, attendre... c’est parfois plus facile d’aller chez un autre généraliste ou à l’hôpital.
Pour les enfants, elles ont plus vite tendance à aller à l’hôpital, et même à l’hôpital des enfants. Certaines ont plus de confiance envers l’hôpital où les médecins sont spécialisés et tous les appareils sont disponibles ; pour d’autres la confiance va vers le médecin généraliste qui les connaît bien et a qui il ne faut pas tout répéter à chaque fois. Parfois, pour un problème spécifique, elles préfèrent aller directement chez le spécialiste. Mais certaines femmes estiment que ça coûte cher. D’autres préfèrent aller de toutes façons chez le médecin traitant qui orientera si nécessaire.
Deux femmes ne sont que depuis peu de temps en Belgique (2 à 4 ans). L’une des deux, qui n’a été malade qu’une fois, est allée demander conseil au pharmacien. L’autre va à l’hôpital voir un généraliste, toujours le même. Plusieurs femmes parlent des polycliniques : l’on a plus vite un rendez-vous que chez un autre médecin et c’est tout près dans le quartier. Pour les questions de gynécologie et d’accouchements, elles trouvent important d’être suivies pendant toute la grossesse et si possible à l’accouchement par la même personne. Souvent c’est un gynécologue et pour l’une des femmes un généraliste (par manque d’information et à cause d’une situation familiale conflictuelle). Ces gynécologues sont tous situés hors du quartier, souvent à l’hôpital où elles vont accoucher.
Concernant les « petits trucs », les trucs de grand-mère... une des femmes dit les utiliser systématiquement et spontanément en allant à la bibliothèque pour se renseigner. Sinon, c’est souvent utilisé en parallèle avec les traitements médicaux. Parfois, elles arrêtent le traitement médical parce que telle plante est plus efficace. Deux femmes n’osent pas recourir à toutes ces tisanes, plantes... parce qu’il faut bien savoir comment les utiliser, les doser. Pour les médicaments, c’est clair et net.
Par rapport à des questions de santé psychologique
Quand le moral n’est pas bon, pour une des femmes la première chose c’est de dormir ou de se vautrer devant la télé. Les autres disent prendre beaucoup sur elles. Elles encaissent, elles en parlent avec des connaissances, avec des personnes en qui elles ont confiance. Parfois la famille est une aide, mais parfois elle est à la source des problèmes. Pour la majorité des femmes présentes, l’un des premiers réflexes est de se tourner vers la lecture du Coran qui les apaise.
Quelquefois, on peut croire que c’est psychologique, par exemple une fatigue continuelle. Et en fait c’est physique, mais il faut que le médecin y ait pensé.
Une femme est déjà allée chez un psychologue. C’est une démarche difficile car dans sa culture, le psychologue c’est pour le fou. Cela l’a beaucoup aidée. Une autre femme dit que le psychologue peut nous aider à aller au bout des questions, ce qui n’est pas le cas quand on parle aux connaissances. Mais aller chez un psychologue, ce n’est pas toujours possible : parfois ce n’est pas admis par la famille, parfois on ne peut pas sortir...
Quand on arrive assez loin, que ce soit avec ou sans l’aide d’un professionnel, on en arrive parfois à se révolter. Pour cela il faut qu’il y ait eu un déclic, avoir été poussé à bout. Ce déclic, cela peut être qu’on se rend compte qu’on ne se respecte plus soi-même, qu’on ne se s’aime plus soi-même et que c’est la première étape pour pouvoir être aimée par les autres, respectée par les autres. Et il faut aussi être prête à faire des sacrifices. En tout cas, quand on voit un psychologue, c’est ne pas lui qui fait tout : c’est le psychologue et la personne elle-même.
Parfois, certaines femmes (pas dans le groupe présent) vont voir le marabout plutôt que le psychologue, ou expliquent leurs difficultés par de la magie noire. Mais les femmes du groupe ne savent pas aussi bien que leurs parents si un problème est dû à de la magie noire ou pas. Elles ont plutôt le « réflexe médecin » (et se posent la question des symptômes ...) que le « réflexe marabout ». Une des femmes parle de son frère qui était très mal psychologiquement et pensait qu’il allait mourir. Son père lui lisait le Coran, ce qui lui faisait beaucoup de bien, mais ne l’a pas guéri. Il est ensuite allé voir un psychiatre qui lui a donné un traitement et l’a écouté pendant plusieurs mois et maintenant tout va bien.
Pour finir, nous tenions à vous faire partager notre vécu de professionnels par rapport à cette expérience. Nous avons été impressionnés par les ressources personnelles de ces femmes, par leur capacité à surmonter des choses difficiles, à faire des choix raisonnés... Elles ne sont, sans doute, pas représentatives de toutes les femmes du quartier, elles sont peut-être particulièrement fortes et douées, elles nous ont ramenés à une vision plus nuancée de la réalité. Certes, ces femmes vivent dans des conditions difficiles, mais elles sont pleines des ressources, de compétences, de force et de volonté ; en même temps, elles sont des femmes comme les autres, avec les mêmes préoccupations, les mêmes questions, les mêmes espoirs, les mêmes combats...