Du réseau ambulatoire au réseau familial

Mise en ligne: 12 juin 2006

Le sens culturel donné aux causes des maladies mentales pourrait amener à considérer les familles davantage comme ressource et non comme obstacle dans le traitement des patients, par Youssra Akleh

Il n’est pas rare de constater la difficulté de prise en compte des origines culturelles de nombreuses familles et de patients immigrés lorsque ceux-ci sont hospitalisés en psychiatrie ou suivis en ambulatoire. L’étiologie faite par les patients et leur famille, en ce qui concerne la pathologie, est en effet souvent liée, pour une majorité d’entre eux, à un contexte culturel. La famille y est souvent perçue négativement par les équipes thérapeutiques.

Considérant dès lors les relations entre l’usager et son système familial comme « pathologiques », du fait du sens commun qui est donné aux causes de certaines maladies mentales, différents réseaux de prises en charge psychiatriques sont mis en place pour venir pallier les ressources des familles. Or, une connaissance approfondie de l’évocation de ce sens culturel sur les causes pourrait amener à considérer les familles davantage comme ressource et non comme obstacle dans le traitement des patients.

Travailler avec les personnes de culture arabo-musulmane nécessite de tenir davantage compte de leur contexte culturel. Le cadre référentiel scientifique occidental ne suffit pas toujours à aider le patient et à travailler avec sa famille : lorsqu’ils évoquent un « ensorcellement » ou une « possession » comme cause de la maladie psychique, l’habitude consiste à poser un diagnostic parfois trop réducteur.

Le but de cette recherche se veut donc de vérifier si les causes vécues par les personnes interrogées sont essentiellement culturelles et si le recours à un type de traitement est lié à ces mêmes causes.

Par traitement moderne nous entendons les thérapeutiques « savantes » telles que la psychiatrie, les différentes formes de psychothérapies, la psychanalyse. Par traitement traditionnel nous entendons le traitement qui porte sur des troubles de l’existence dont l’origine est identifiée comme liée à une cause « invisible » culturelle et religieuse telle que la sorcellerie, le mauvais œil, la possession. Dans l’islam, les personnes recourent soit à des catégories de guérisseurs tels que le fquih, la voyante ou les confréries religieuses, soit à des pèlerinages spécifiques aux troubles. Au Maroc, pour tous les troubles mentaux, les pèlerins se rendent dans un site maraboutique spécifique, celui de Bouya Omar.

Deux groupes d’étude

Afin de vérifier cette hypothèse, un travail de recherche a été mené au Maroc, et plus particulièrement au Centre psychiatrique universitaire Ibn Rochd, à Casablanca, en septembre et octobre 2004.

Ne pouvant faire abstraction de ce contexte culturel dans l’élaboration de la recherche, il était d’autant plus important de se rendre sur le terrain afin d’être en contact direct et permanent avec les patients, leurs familles et les équipes thérapeutiques. S’imprégner et s’informer sur certaines croyances traditionnelles et religieuses partagées par une collectivité en ce qui concerne l’étiologie des maladies mentales semblait tout aussi essentiel à la réalisation de cette réflexion.

Ainsi, le matériel utilisé pour la vérification de l’hypothèse consiste en un questionnaire élaboré sur place, pour la simple et bonne raison que les items de ce dernier allaient dépendre des connaissances prises, d’une part, du contexte culturel ramené autant par les patients que par les équipes de soins et, d’autre part, des connaissances sur les différents types de traitements traditionnels.

Les causes culturelles étant multiples, il a fallu investiguer sur ce que signifiait certains mots arabes pour permettre leur utilisation dans l’élaboration du questionnaire. Il s’agissait de se placer au même niveau de communication que l’ensemble des personnes interrogées.

Avant d’élaborer définitivement l’enquête, une étude pilote a été réalisée auprès de dix sujets. Elle permettait de réajuster les questions et de les peaufiner. L’étude portait sur trois éléments liés les uns aux autres : la perception qu’ont le patient et le commun des mortels de la maladie mentale, leur perception du traitement moderne et leur perception du traitement traditionnel.

En ce qui concerne les sujets, le questionnaire a été soumis tant aux patients hospitalisés au Centre, ainsi qu’à leur famille, qu’à des personnes qui n’ont aucun lien avec le champ de la psychiatrie. Ces deux échantillons permettaient de vérifier si les croyances culturelles, en ce qui concerne les causes de la maladie mentale et le recours au traitement, sont partagées autant par des patients que par le commun des mortels.

L’étude porte donc sur deux échantillons de quarante personnes : d’une part, un groupe de référence constitué de personnes hospitalisées au Centre psychiatrique Ibn Rochd à Casablanca et d’autre part, un groupe « rue » constitué de personnes interrogées dans des centres de santé, aucunement lié au champ de la psychiatrie ou dans des espaces publics.

Dans le questionnaire de l’échantillon « rue », une partie supplémentaire a été intégrée. Cette dernière porte sur la présence ou non, dans la famille nucléaire de la personne interrogée, d’un membre qui souffre de pathologie mentale.

Des résultats

La recherche se base sur trois variables : l’âge, le sexe et le niveau d’instruction. Ces variables ont permis de démontrer que les opinions des personnes interrogées sur la maladie mentale et le recours à un type de traitement n’ont aucun lien avec l’âge, le sexe et le niveau d’instruction, qu’elles fassent partie du groupe de référence ou du groupe « rue ». En effet, l’échantillonnage des deux groupes présente des caractéristiques presque similaires en ce qui concerne les trois variables.

En ce qui concerne le groupe de référence, parmi les patients interrogés, 75% ont un suivi antérieur psychiatrique : 58% ont d’abord eu recours à un psychiatre, 10% ont commencé par aller voir un tradi-praticien et 8% se sont rendus chez un médecin généraliste avant de consulter un psychiatre.

Parmi les causes évoquées par les patients sur l’origine de leur maladie mentale, 40% évoquent des causes culturelles . Les causes familiales arrivent en deuxième position (20%) et ensuite les causes socio-économiques (15%), les causes endogènes (10%) et les prises de toxiques et le destin (15%).

Les familles quant à elles évoquent d’abord des causes endogènes (30%).Viennent en deuxième position, et à concurrence, les causes culturelles (23%) et les prises toxiques (23%). En troisième position, les causes familiales (13%) et socio-économiques (13%). 88% des patients interrogés suivent un traitement médical psychiatrique.

En ce qui concerne les thérapies traditionnelles, 55% des personnes interrogées ont déjà eu recours aux thérapies traditionnelles dans le passé. 18% ont encore recours à ces méthodes, sur le conseil de leurs familles.

De plus, 11% des patients sur les 18% qui continuent à avoir recours aux méthodes traditionnelles se disent insatisfaits. 7% se disent satisfaits.

Sur les 40 patients interrogés, 10% envisagent un recours aux thérapies traditionnelles dans un futur proche. 90% auraient recours à un traitement moderne.

En ce qui concerne le groupe « rue », lorsqu’on demande l’avis général de la personne interviewée sur la maladie mentale, cette dernière évoque comme causes principales les causes socio-économiques (35%), les causes endogènes (23%), les toxiques (18%) et les causes familiales (15%). Les causes culturelles ne représentent que 12%.

Si les personnes interviewées devaient avoir recours à un traitement, la majorité dit aller consulter un médecin psychiatre (93%) et les autres (8%) un thérapeute traditionnel. Cependant parmi ces personnes interviewées, 23% ont déjà eu recours aux thérapies traditionnelles, toujours suite à l’influence de leurs familles.

Parmi les personnes interrogées dans la rue, 25% ont un membre de leur famille nucléaire qui a une maladie mentale. Sur ce 25%, 18% ont un suivi antérieur psychiatrique. 10% ont eu recours à un psychiatre en première consultation, 10% à un guérisseur traditionnel et 5% n’ont encore jamais consulté.

En ce qui concerne les causes évoquées par les personnes interrogées (quand il s’agit d’un membre de leur famille nucléaire), 31% sont culturelles, 31% sont endogènes, 23% sont toxiques et 15% sont familiales ou une volonté du destin.

Sur les 25% des patients, 18% d’entre eux prennent un traitement médical et 18% ont déjà eu recours à un traitement traditionnel dans le passé. 8% ont encore recours à des méthodes traditionnelles.

Si les personnes interrogées devaient réellement faire un choix entre les deux types de traitement, 10% auraient recours aux traitements traditionnels et 88% à un traitement moderne. 3% des personnes interrogées sont indécises.

Traitement traditionnel et moderne

En ce qui concerne le groupe de référence, la lecture des résultats permet de constater que les causes évoquées par les patients comme origine de leurs maladies mentales sont principalement des causes liées à un contexte culturel (40%). Cependant, celles évoquées par la famille diffèrent en ce sens qu’une plus grande partie est représentée par des causes endogènes (30%). Les causes culturelles les suivent de très près (23%).

On pourrait dès lors s’attendre à ce que les patients interrogés aient en majorité recours à un traitement traditionnel étant donné que les causes mises en avant sont culturelles. Or, même si plus de la moitié des patients ont eu recours aux méthodes traditionnelles dans le passé, les résultats nous indiquent le contraire en ce qui concerne le présent.

D’une part, lorsque les personnes consultent pour la première fois un thérapeute, qu’il soit traditionnel ou moderne, elles se rendent pour un pourcentage élevé (58%) chez un médecin psychiatre. D’autre part, 18% des patients continuent d’avoir recours aux thérapies traditionnelles alors qu’une majorité continue à recourir à un traitement psychiatrique.

De plus, les patients qui consultent les thérapeutes traditionnels se disent, pour la plupart, insatisfaits de ces méthodes. Ce qui présage d’une augmentation du taux de fréquentation chez les thérapeutes modernes (les psychiatres).

Il importe aussi de noter que dans l’orientation faite par les patients en ce qui concerne le choix du type de traitement (traditionnel ou moderne), la famille semble jouer un rôle prédominant. On peut dès lors se demander dans quelle mesure les patients qui ont eu recours à un traitement traditionnel dans le passé (55%) n’ont pas été eux aussi influencés dans leur choix par la famille. Comme si il importe pour les patients de répondre positivement aux attentes de la famille, et ainsi de se soulager de la pression opérée par cette dernière.

Il importe de mentionner que 10% des patients interrogés continue d’envisager un recours au traitement traditionnel dans un futur proche.

En ce qui concerne le groupe « rue », lorsqu’un avis général sur la pathologie leur est demandé, les causes socio-économiques semblent être portées au premier plan. Cependant, même si les causes culturelles ne représentent qu’un faible pourcentage, un peu moins d’un quart des personnes interrogées a déjà eu recours aux thérapies traditionnelles dans le passé et 10% y auraient actuellement recours.

Comme pour le groupe de référence, si les personnes interviewées devaient avoir un membre de leur famille « malade », les principales causes évoquées seraient culturelles. Il existe dès lors un paradoxe selon que la personne interrogée ait ou non un membre de sa famille nucléaire atteint d’une pathologie mentale.

En ce qui concerne le recours à un traitement, la plus grande majorité irait consulter chez un médecin et une faible proportion chez un thérapeute traditionnel. Les personnes qui se rendraient chez un thérapeute traditionnel pensent être appuyées dans cette démarche par leur système familial. L’influence de la famille semble ici aussi jouer un rôle important .

Dès lors, autant pour le groupe de référence que pour le groupe « rue », lorsque les personnes interrogées sont patients ou ont un membre de leur famille « malade », l’explication culturelle du symptôme occupe la première position, comme si le contact (de loin ou de près avec la maladie) venait modifier la perception des personnes.

De plus, en ce qui concerne les deux groupes d’étude, lorsqu’il est demandé le choix futur que les personnes interrogées opèreraient entre un traitement moderne et un traitement traditionnel, pour une grande majorité c’est le traitement moderne qui est choisi. Cependant, dans les deux cas, 10% prennent le choix d’un traitement traditionnel.

L’effet « blouse blanche »

En résumé, les résultats obtenus permettraient donc de déduire que le recours à un type de traitement n’est pas forcément lié aux croyances des patients quant aux causes mises en avant. Même si les causes évoquées ne sont pas toujours liées à un contexte culturel, le recours aux thérapies traditionnelles reste néanmoins fort sollicité.

Cependant, les causes évoquées par l’ensemble des patients (qu’il s’agisse d’eux ou d’un proche de la personne interviewée) sont pour une majorité directement liées aux croyances culturelles et religieuses. Une attention particulière est portée sur le mot « religieux » car la présence de jnouns et la sorcellerie sont mentionnés dans le livre sacré du Coran. L’interprétation « populaire » qui est faite sur la possession et la sorcellerie semble faire partie de l’imaginaire collectif.

Considérant que les croyances culturelles occupent un pourcentage important et que 10% des personnes interrogées ont encore recours au traitement traditionnel, il importe donc de rester attentif au contexte culturel qui continue d’imprégner le quotidien des patients et de leurs familles.

Il convient cependant d’être prudent quant à ce dernier résultat. Il semble que nous touchons ici à un biais de la recherche. Il importe d’insister sur le fait qu’en ce qui concerne le questionnaire passé auprès du groupe de patients, les conditions de passage pourraient avoir influencé de façon significative les résultats. En effet, il m’a été imposé de porter une blouse blanche au sein de l’hôpital, mon statut de « chercheuse » aurait alors pu être assimilé à celui du corps médical. Même si l’insistance en ce qui concerne la confidentialité des données a été précisée, je pense que les réponses sur le recours à un type de traitement dans un futur proche sont biaisées. De plus, ma présentation vestimentaire occidentale a pu elle aussi présenter un biais dans les résultats de la recherche.

Aussi, je tiens à souligner que les patients rencontrés dans la pratique professionnelle n’amènent pas d’emblée le contexte culturel comme étant une des causes de leurs maux. Cependant, cette dernière est évoquée et envisagée à un moment de la prise en charge. C’est souvent le cas lorsqu’une relation de confiance a pu s’établir entre le patient et le « thérapeute ».

Pour rappel : 23% des personnes interrogées dans le groupe « rue » ont déjà été consulter un tradi-praticien dans leur passé. La question reste donc ouverte en ce qui concerne le traitement moderne.

Il n’est pas rare non plus de constater le recours à des traitements parallèles. Même si certains patients se rendent chez un psychiatre, cela n’empêche en rien qu’ils continuent d’avoir recours aux compétences d’un thérapeute traditionnel, voire d’effectuer un pèlerinage chez des marabouts. C’est pourquoi il importe de rester prudent face aux résultats car les biais cités plus haut peuvent les avoir influencés.

De façon plus générale, l’expérience au sein du Centre Ibn Rochd à Casablanca a donc permis de prendre connaissance d’une pratique d’intervention qui s’inscrit de façon significative dans un autre type de travail thérapeutique. Ainsi, l’axe principal qui définit l’action des soignants consiste, entre autres, à établir une étroite collaboration avec le système familial des patients hospitalisés.

Les raisons en sont multiples. D’une part, le réseau familial constitue un des seuls relais extérieurs possibles de prise en charge. C’est pourquoi, ce dernier est d’emblée mis au travail lorsqu’une hospitalisation psychiatrique est à envisager. Le manque cruel de structures amène donc les intervenants à s’assurer que la famille ne se déresponsabilise pas et que cette dernière puisse être suffisamment soutenue et informée pour assurer le suivi post-hospitalier du patient .

D’autre part, la société marocaine (ainsi que les différents systèmes qui la constituent, en ce compris le système familial) est imprégnée de croyances magico-religieuses, entre autres, sur la pathologie « psychiatrique ». Les médecins ne peuvent donc que très difficilement faire abstraction de ces croyances dans le travail qui est fait avec le patient et sa famille. Plusieurs d’entre eux ont été interrogées sur leurs pratiques d’intervention et un nombre important tient compte des recours en matière de « thérapeutiques traditionnelles » lorsque les patients ou les familles y ont recours.

L’articulation entre maladie et culture

Il serait intéressant de procéder à l’application de ces mêmes questionnaires à des personnes de culture arabo-musulmane qui vivent en région bruxelloise et de procéder à l’élaboration des mêmes groupes d’étude. Cela permettrait ultérieurement de tenter d’établir une étude comparative entre les perceptions vécues (sur les causes évoquées sur la maladie et sur les types de traitement) au sein de la population marocaine habitant au Maroc et au sein de la population marocaine résidant à Bruxelles. Et, pourquoi pas, de proposer un modèle différent de prise en charge par l’utilisation de la culture comme outil d’intervention et non comme obstacle à un traitement possible.

De façon plus personnelle, cela suggérerait quelque peu de modifier le regard posé par les équipes thérapeutiques, dont le référentiel culturel occidental ne permet pas ou peu d’en tenir compte. Le patient et sa famille se voient imposer un cadre de référence qui, souvent, ne semble pas leur convenir. Et qui plus est, ne permettrait pas aux équipes de soins de leur apporter l’aide souhaitée.

Pourquoi ne pas tenter un mouvement dans lequel l’intervenant ferait preuve d’ « empathie » en se mettant au niveau du cadre référentiel des patients et des familles de culture arabo-musulmane. Cela impliquerait une prise en compte des croyances dans l’évocation d’un contexte culturel donné.

De plus, comme le citait très justement le professeur Woitchick, avoir une pensée sur des croyances ne signifie aucunement d’y croire soi-même. La seule chose qui change, c’est que le thérapeute sait de quoi parlent le patient et sa famille quand ils évoquent des croyances culturelles et religieuses.

Se mettre au même niveau de communication que les patients et leurs familles serait l’occasion, dès lors, de créer un climat de confiance plus important permettant d’utiliser le contexte culturel des patients, non plus comme un obstacle mais comme un outil d’intervention. Et travailler davantage les relations qui se jouent au sein des familles que l’on rencontre, par l’utilisation du sens, souvent commun, qui est donné au symptôme. Cela permettrait également d’opérer une plus grande ouverture vis-à-vis des patients et de leur système familial et de travailler aussi avec les compétences des familles.

Mais comment peut-on aider le patient et sa famille si la signification qu’ils donnent des troubles est ignorée. Une connaissance de la manière dont s’articulent la maladie et la culture me semble être une condition préalable. Aussi, l’origine rapportée étant souvent extérieure à l’individu, comment dès lors amener les patients et leur famille à se réapproprier le symptôme ?

L’auteure tient à remercier le Commissariat Général aux Relations Internationales de la Communauté Française. Sans leur appui financier, ce travail n’aurait pas pu avoir lieu.