La santé est-elle réservée à des consommateurs solvables ?, par Paola Peebles Vlahovic
Vingt-cinq ans après l’appel de l’Organisation mondiale de la santé visant à garantir « la santé pour tous » en l’an 2000, le bilan est révélateur. D’importants progrès scientifiques ont permis des avancées significatives, mais une large part de la population mondiale n’en bénéficie pas. Chaque année, 15 millions de personnes dans le monde meurent des suites d’une maladie infectieuse. 97% de ces décès surviennent dans les pays pauvres [1]. Les inégalités devant la maladie et la mort n’ont fait que croître. En cause, selon de nombreux observateurs critiques, le modèle de développement dominant qui aboutit à la réduction ou à la privatisation des services sanitaires et promeut une industrie pharmaceutique prioritairement orientée vers les marchés rentables, jusqu’à y créer de nouveaux besoins...
Le processus est-il réversible ? Un peu partout, de nombreuses initiatives en témoignent. Le sursaut fut provoqué dans l’opinion publique par l’opposition des laboratoires - au nom de la « propriété intellectuelle » - à la distribution de médicaments génériques de traitement du Sida en Afrique.
L’intérêt suscité par des campagnes de mouvements citoyens, dont les industries pharmaceutiques ont été la cible, a permis de révéler au grand jour un secret de polichinelle. En effet, cette industrie a mis un certain temps avant que les brevets ne deviennent un de ces principaux enjeux. Si le tournant s’est opéré dans les années quatre-vingt, c’est parce qu’une phase de rendements décroissants avait débuté, lorsque le rythme de mise sur le marché de médicaments innovants a commencé à se ralentir. Par exemple, de moins en moins de recherches sur les maladies tropicales furent menées, les bénéfices éventuels étant considérés comme négligeables par les firmes pharmaceutiques.
L’industrie pharmaceutique s’est alors amarrée au droit étasunien. Elle a demandé son extension internationale et elle a utilisé les cycles de négociations entre Etats dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce pour obtenir enfin que soit fixée à janvier 2005 la date à laquelle la législation sur les brevets deviendrait obligatoire pour tous les pays membres, argumentant du lien entre, d’une part, les profits réalisés grâce aux médicaments déjà commercialisés et, d’autre part, le financement nécessaire pour la recherche. De nouvelles questions surgissent dès lors. Les malades africains doivent-ils payer pour que soit proposé ce que les industries pharmaceutiques savent déjà faire, ou bien pour de nouvelles copies de produits à succès vendus à prix d’or, de nouveaux médicaments de confort, de nouvelles formules amincissantes ? [2].
Comment financer des recherches sur de nouveaux médicaments vitaux ? Des organisations d’aide médicale locale ou internationale, des organisations de patients, des mouvements de contestation de la commercialisation de l’accès aux soins de santé se sont attelées à ces problèmes. Pour occuper ce nouveau terrain et ne pas se borner à dénoncer, il fallait poser certaines questions. Comment sont déterminées les priorités de recherche, comment les programmes de recherche sont-ils élaborés puis sélectionnés, comment certains sont abandonnés, comment les financements sont obtenus, comment sont justifiés les programmes ? Comment les rend-on soi-disant nécessaires ?
Vu leur coût élevé, les traitements existants pour des maladies infectieuses comme le sida ou la tuberculose multirésistante sont inaccessibles pour la plupart des patients dans les pays pauvres. Devant l’énormité du problème, Médecins sans frontières (MSF) réagit d’une manière inusitée jusqu’alors. En 1999, MSF lance un campagne pour l’accès aux médicaments essentiels. Elle tourne autour de trois axes : l’élimination des obstacles qui barrent l’accès aux médicaments essentiels, la stimulation de la recherche et développement pour les maladies négligées et des actions de plaidoyer pour un meilleur droit commercial des produits de santé. Pour stimuler la recherche et le développement de nouveaux médicaments, il faut, selon l’ONG, mobiliser suffisamment de personnel et de moyens financiers. MSF s’emploie à sensibiliser les gouvernements et les organisations internationales afin de contrebalancer le désengagement des firmes pharmaceutiques vis-à-vis de ces maladies négligées.
Comment s’opère le passage d’un travail centré sur les effets (soigner) à un travail qui engendre des campagnes politiques ? Selon Jean-Marc Jacobs, de MSF Belgique, « historiquement, le fait de lancer une campagne de ce type provient de la frustration du travail sur le terrain : l’impossibilité de pouvoir fournir des médicaments aux patients, à cause de blocages économiques et politiques. Auparavant, il existait des pratiques de lobbying en « face à face » avec telle instance gouvernementale ou telle industrie. Une campagne est crée pour avoir une assise politique plus large ». A échelle nationale, MSF collabore avec des mouvements sociaux comme la Treatment Action Campaign (TAC), en Afrique du Sud, qui constitue un allié incontournable et très puissant en termes de plaidoyer politique. « Sans eux, impossible de convaincre le gouvernement ou les compagnies d’un changement stratégique. Avec une campagne comme celle de l’accès aux médicaments essentiels, on passe à un niveau supérieur, on peut atteindre plus de monde. Il s’agit non seulement de lobby, mais aussi de sensibilisation de la population » souligne Jean-Marc Jacobs. « Il faut créer des partenariats avec d’autres acteurs non gouvernementaux vis-à-vis d’institutions comme l’OMC ».
Le « grand pas » franchi avec cette campagne a été accompli parce que les changements voulus ne peuvent être atteints par un travail au cas par cas. Il semble donc que ce soit par pragmatisme que MSF se tourne vers un travail de campagne. « Les changements nécessaires ne pourront avoir lieu qu’à grande échelle », souligne Jean-Marc Jacobs. « MSF a donc mis en place une structure spécifique permettant de mener à bien ce travail ». Cette campagne a aussi changé l’ONG. « Mais ce qui a eu un impact plus important encore est la campagne pour le traitement du sida. Cet axe de travail prend 30 % du budget de MSF, incluant notamment les actions de lobbying ».
Actuellement, en droit commercial international, les médicaments sont sur le même pied que n’importe quel autre produit. Lorsqu’un nouveau médicament est breveté, la firme pharmaceutique qui l’a développé en fixe habituellement le prix en fonction des marchés ciblés, c’est-à-dire des consommateurs solvables, les pays riches. En protégeant la production de médicaments par un brevet, le fabricant jouit d’un monopole d’une durée de vingt ans, ce qui revient à dire que c’est l’industrie pharmaceutique elle-même qui, en grande partie, fixe le prix des médicaments. Cela revient à dire que le prix fixé au départ sera trop élevé pour la plupart des patients des pays pauvres. MSF plaide pour que les habitants des pays pauvres puissent aussi se payer les médicaments essentiels dont ils ont besoin. Pour cela, il faut une intervention des gouvernements et des instances internationales. Une partie du combat que mène MSF en ce sens consiste à promouvoir l’introduction de garanties dans les accords internationaux relatifs au commerce. Ces garanties doivent permettre, dans certaines conditions, la fabrication ou l’importation de médicament génériques moins chers. MSF informe également les Etats sur leurs droits et les possibilités qui leur sont offertes, et leur apporte également son expertise pour modifier les législations nationales.
A la contrainte qu’imposent les firmes pharmaceutiques s’ajoutent les contraintes liées aux législations locales ainsi que le droit international. « Il s’agit de dossiers complexes, avec des subtilités et des négociations parfois à un niveau de technicité élevé. Par exemple, les médicaments doivent être enregistrés dans un pays auprès des autorités avant de pouvoir y être commercialisés. Une firme commercialisant un médicament doit à cette fin introduire une demande auprès du ministère. Les demandes d’enregistrements n’aboutisent pas dans certains pays, donc même s’il n’y a pas de médicaments génériques pour les remplacer, certains médicaments ne peuvent y être importés. Gilead, une firme pharmaceutique produisant un anti-rétroviral du nom de Viread, devait en principe rendre disponible le médicament dans 97 pays, mais il n’est enregistré que dans dix pays. » Avec certaines compagnies, des accords sont trouvés : Gilead a récemment entamé les demandes d’enregistrement suite aux pressions exercées par des de nombreuses organisations, dont MSF.
La campagne de MSF cherche à équilibrer les intérêts publics et privés, en appellant aux firmes pharmaceutiques, aux gouvernements et aux instances internationales, afin qu’ils établissent ensemble des directives durables garantissant une réelle disponibilité des médicaments pour le traitement des pathologies touchant les plus pauvres. Une des lignes de conduite est de « mettre les instances devant leurs responsabilités ». L’équilibre recherché vise à ne pas diaboliser les acteurs importants. Cependant, l’industrie pharmaceutique nie le plus souvent le besoin urgent de nouveaux traitements pour un certain nombre de maladies négligées. MSF ne cesse d’inviter les fabricants à produire ces médicaments malgré tout, et mène des négociations afin d’obtenir les meilleurs prix. « Ce qui rend cette négociation possible est la pression de l’opinion publique » relève Jean-Marc Jacobs, de MSF. « Par exemple, les actionnaires des firmes pharmaceutiques sont aussi intéressés à investir dans des sociétés responsables ». L’organisation soutient également les actions menées par les ministères concernés dans le but d’améliorer l’accès aux médicaments essentiels. En collaboration avec l’Organisation mondiale de la santé et quelques firmes pharmaceutiques, MSF a mis sur pied des projets à long terme afin de relancer la production de certains médicaments qui n’étaient plus fabriqués.
Les campagnes ne sont pas seulement une manière d’aiguiser la vigilance par rapport aux acteurs importants. Une des fonctions essentielles que se donne MSF est d’être la voix des patients les plus démunis, rarement représentés et ne figurant pas parmi les priorités à l’agenda politique. « Un des succès récents dans la lutte contre le sida est le résultat d’un travail avec de nombreux acteurs. Il n’y avait pas, jusqu’à présent, de diagnostic efficace de la séropositivité pour les enfants de moins de 18 mois. Un travail réalisé avec l’université de Cambridge permettra de tester un nouvel outil crée pour ce faire. C’est le résultat d’une longue lutte ayant permis de mettre ce thème à l’agenda international. Le problème, c’est qu’il n’y a toujours pas assez de fonds pour cette recherche. MSF a donc décidé, alors que ce n’est pas son rôle en principe, de financer une partie de cette recherche ».
« Plus récemment encore », ajoute Jean-Marc Jacobs, « le Kenya et le Brésil avaient proposé une résolution à l’Assemblée mondiale de la santé, qui s’est tenue ce mois de mai 2006. Cette résolution permet d’aiguillonner la recherche-développement sur les maladies délaissées. MSF a poussé la résolution, aux côtés de nombreux mouvements sociaux et d’autres ONG, en se basant sur l’exemple du diagnostic HIV pour les enfants de moins de 18 mois. Malgré les réticences des Etats-Unis, la résolution a été votée ».
Il existe aussi des organisations de patients qui se mobilisent dans le but de mettre au point de nouvelles thérapeutiques le plus vite possible et au coût le plus bas. C’est le cas de l’Association française contre les myopathies (AFM), qui a choisi de ne pas confier les choix d’attribution des budgets, issus de la collecte organisée dans le cadre du Téléthon aux scientifiques eux-mêmes, mais d’en laisser l’entière responsabilité aux représentants des familles. Elle s’est, dans ce but, dotée d’une expertise qui lui permet d’entrer dans les laboratoires, sans peur de bousculer les habitudes des scientifiques. L’AFM a décidé d’une politique de brevets particulière : elle décide, au coup par coup, de la mise sous brevet. Ce n’est pas dans le but de réaliser des retours sur investissements, au contraire : c’est afin d’empêcher la recherche et l’innovation d’être appropriés par d’autres. Le brevet devient alors un moyen de protection. Les chercheurs ne se sont pas réellement intéressés à cette manière de faire. Contents de disposer de nouvelles ressources s’ajoutant à celles que l’Etat leur attribue, en majorité, ils se sentent dépossédés des choix d’attribution de ces fonds supplémentaires. Parce que le public n’est pas censé se mêler de ce qui relève uniquement de l’objectivité scientifique, cette innovation a été ressentie comme une menace pour l’autonomie de la recherche. La plupart des scientifiques préfèrent apparemment s’accrocher à l’idée que leur rôle de « pourvoyeurs » d’innovation est apolitique, et subir la redéfinition de ce que l’Etat laisse faire au marché [3].
Les pressions des mouvements populaires, des ONG et de certains Etats ont parfois gain de cause. Partiellement, du moins. L’idée selon laquelle l’accès aux soins de santé devrait être considéré comme une obligation publique à l’échelle de la planète reste à mettre en oeuvre [4].
[1] Medecins sans frontières, Acces Campaign.
[2] Philippe Pignare et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste, pratiques de désenvoûtement, La Découverte, Paris, 2005, p. 115.
[3] Philippe Pignare et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste, pratiques de désenvoûtement, La Découverte, Paris, 2005, p. 118 - 119.