Interstices Nord-Sud : penser les migrations et le développement

Mise en ligne: 12 juin 2006

Un espace de débat où des associations et des professionnels issus de champs différents mais confrontés à des problèmes similaires, peuvent se rencontrer autour des enjeux des migrations en Belgique et en Europe et des enjeux de développement des pays d’émigration, par le Carrefour Migrations et développement

« L’interstice ne donne pas de réponse, mais suscite de nouvelles questions »

Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste, Pratiques de désenvoûtement, La découverte, 2005, p. 149

« Posons la question autrement : après la remarquable mobilisation pour les défendre, qu’avons-nous appris des sans-papiers ? Comment avons-nous appris à penser avec eux tout ce que leurs migrations impliquent ? Sont-ils devenus pour nous, non plus un groupe anonyme défini par une constante étatique, mais des membres de groupes particuliers ayant des histoires et des projets différents qu’il faut pouvoir négocier avec eux afin de les accueillir dignement. Un migrant venu du Mali, ou venu de Chine, ce n’est pas du tout la même chose ; ceux et celles qui ont effectivement consacré leurs efforts à soutenir des personnes en situation irrégulière le savent bien. Mais la question est politique, elle porte sur ce que ce savoir est susceptible de produire. Tant que nous n’apprendrons pas à définir les migrants autrement que globalement, comme « sans », nous ferons l’économie de ces questions. C’est-à-dire, aussi, nous n’aurons pas besoin qu’eux-mêmes pensent, se sentent habilités à ne plus se présenter seulement comme des victimes » [1].

Suite au Forum Santé, cultures et migrations organisé par ITECO en octobre 2005, un petit groupe a voulu continuer la réflexion en mettant en place un espace permanent de débat et d’échanges où des associations et des professionnels issus de champs différents (santé, éducation, travail social, développement et éducation au développement), mais confrontés à des problèmes similaires, peuvent se rencontrer autour de questions concernant tant les enjeux des migrations en Belgique et en Europe que les enjeux de développement des pays d’émigration. Afin d’atteindre cet objectif, il nous est apparu très vite indispensable d’élargir le cercle au secteur de la coopération au développement, malheureusement peu représenté lors du Forum. L’autre objectif du groupe consiste donc à obtenir la participation pleine et entière du secteur de la coopération au développement dans le débat sur l’immigration, avec l’espérance que cette participation entraînera un débat plus modéré, avec un éventail de solutions plus large, plus varié, ainsi que, en fin de compte, une meilleure protection des personnes, où qu’elles soient.

Afin de mettre en place cet espace de débat, il nous est également très vite apparu essentiel de formuler un certain nombre de principes sur lesquels nous appuyer pour fonder et construire ce lieu d’échange.

Tout d’abord, l’objectif du groupe n’est pas de viser à un meilleur contrôle des flux migratoires, mais bien d’assoir une meilleure compréhension des interrelations entre les problématiques des migrations et du développement. Cet objectif de compréhension, loin d’être une activité gratuite, vise à protéger plus efficacement les personnes contre les effets des migrations ou de leur contrôle, et cela en tentant de diminuer les conséquences négatives pour les individus.

Les thèmes abordés par le groupe cherchent à décloisonner les problématiques Nord-Sud en identifiant des sujets qui concernent tant les associations en relation avec les migrants que les ONG actives dans les pays du Sud. Cette volonté part du constat que très souvent pour les travailleurs sociaux, en interaction quotidienne avec les migrants, les questions de développement leur apparaissent comme étant hors de leur domaine de compétence ou de leur champ d’intervention. Ce faisant, ils ont parfois du mal à comprendre les causes du sous-développement, les conditions de vie des populations du Sud, qu’ils expliquent par des raisons liées à la nature des sociétés ou des personnes habitant dans les pays du Sud (les « haines » ou les guerres « interethniques » sont ainsi naturalisées, ce qui produit des discours circulaires du genre : « c’est parce qu’ils sont ce qu’ils sont, qu’ils font ce qu’ils font »). Ce manque de compréhension des causes du sous-développement n’est pas sans conséquence sur la qualité des relations entre professionnels et migrants. Quant aux ONG, elles se considèrent souvent comme très éloignées des interrogations face auxquelles sont confrontées les associations en contact régulier avec les migrants. Ceci les amène à peu s’intéresser aux réseaux et aux savoirs que ces professionnels ont progressivement constitués au contact des migrants. En Belgique, cette quasi ignorance réciproque peut sans doute être attribuée à l’histoire des différentes associations, à la spécialisation croissante des associations et des ONG, liée entre autres à la complexité de la distribution des compétences et des subsides entre différents niveaux de pouvoirs (Etat fédéral, régions, communautés, villes et communes) et administrations (coopération au développement, affaires sociales, santé, éducation).

Un autre principe à la base du groupe est de chercher à se démarquer des slogans simplistes qui empêchent de penser les problèmes, tel que « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ! ». On a beau répéter ce slogan depuis les années quatre-vingt, force est de constater qu’aucune solution n’a été apportées aux problèmes de développement ou de migration. De plus, ce type de slogans semblent stimuler la mise en place de politiques visant à instrumentaliser les associations (« de l’aide au contrôle ») ou les ONG (« le développement au service du contrôle des flux migratoires », le Vlaams Belang au Maroc et Philippe de Villiers en Afrique de l’Ouest inaugurent ainsi de « nouvelles formes de coopération »). Dire : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ! », c’est poser et penser le problème du développement et des migrations « à la louche ». Un tel slogan simpliste amène en effet nos sociétés à envisager des solutions dont les conséquences sont catastrophiques pour les personnes et les sociétés. De plus, à force de considérer les migrants comme source de problèmes, sans s’intéresser à ce qu’ils ont à nous apprendre, on s’empêche de découvrir des pistes d’action plus intéressantes et plus diversifiées pour agir sur les situations concrètes.

Il s’agit donc de déplacer les problèmes tel qu’ils nous sont imposés par les agendas politico-médiatiques, en cherchant à mieux connaître les besoins des gens et les stratégies d’action qu’ils développent pour faire face aux situations de crise. En d’autres mots, nous cherchons d’abord à penser les pratiques, les usages et leurs effets plutôt que les solutions toutes faites. Il nous faut donc apprendre à bien poser les problèmes afin de ne pas être piégés par le regard que l’on porte sur ces problèmes. Nous espérons ainsi ouvrir de nouvelles pistes d’action et d’analyse.

Le groupe ne cherche donc pas à identifier la solution au problème. Nous désirons plutôt, à travers la mise en place de cet espace de débat, renforcer les acteurs du monde associatif et des ONG en leur fournissant des éléments d’analyse qui leur permettront de mettre en place des actions à partir de leur position respective dans le monde associatif et du développement.

Nous désirons également défendre l’idée selon laquelle les solutions individuelles ne garantissent pas forcement des effets positifs sur le plan collectif. Il s’agit donc, à travers l’instauration de cet espace de débat, de favoriser la compréhension des stratégies collectives et de mieux comprendre les limites des stratégies individuelles, par exemple, des interrogations sur le transfert d’argent des migrants aux familles ou sur l’aide au retour associée à des micro-entreprises de développement.

Enfin, a travers l’instauration de cet espace, nous cherchons à sortir de l’illusion de la grande fracture entre eux et nous. Cette illusion nous empêche en effet de voir les similitudes et les enjeux communs. Pour s’en convaincre, il suffit d’évoquer le fait que plus on ferme les yeux sur les conditions de vie et de travail en Europe de l’Est, en Chine ou en Amérique du Sud et plus ces conditions de vie et de travail se développent dans nos pays !

Plus concrètement, ITECO, Le Collectif entredeux mondes, Le Monde selon les femmes, Le Nid, Les Pissenlits et Médecins sans frontières- Projets belges ont organisé une première rencontre portant sur les motivations à l’émigration vues à partir du Niger et de l’Equateur. Nous avons abordé ce sujet avec l’aide d’une anthropologue d’origine équatorienne et d’un étudiant en sociologie du développement originaire du Niger. Cette rencontre nous a amené à nous interroger sur les motivations d’ordre culturel stimulant le désir d’émigrer.

Les thèmes des rencontres ultérieures seront déterminés par les acteurs à l’origine du projet sur base des principes formulés par le groupe, ainsi qu’à partir des préoccupations, des expériences et des réseaux des participants aux différentes conférences-débats.

Ces conférences-débat auront lieu à raison d’une après-midi tous les deux mois. Nous envisageons en effet cet espace de débat comme un forum permanent plutôt que comme un événement exceptionnel. Lors de chaque rencontre, deux ou trois orateurs interviendront sur un thème particulier, parlant d’ici et de là-bas, et présentant non seulement des problématiques, mais aussi des pistes de solutions alternatives. Le temps de présentation des intervenants ne devra pas excéder 1h 30, afin de laisser deux heures au débat. Les rencontres se termineront par un verre où la discussion pourra se prolonger. Cet espace de réflexion est donc ouvert à tous, le but étant d’avoir un débat avec des interlocuteurs intéressants et intéressés par rapport aux interrelations entre les problématiques des migrations et du développement. On peut imaginer que ces débats aient des prolongements sous forme de groupes de travail sur certaines thématiques particulières ou sur certains pays.

Axes thématiques

- Santé- éducation- économie- culture.
Ou, des études de cas, pays par pays, il s’agirait ainsi d’examiner la situation dans un pays donné, les facteurs d’émigration, les facteurs potentiels de stabilisation et déstabilisation des gens sur place, la situation des personnes une fois en Europe et en Belgique et leur perception des choses.

Pistes de questionnement

- Sida, l’accès au traitement ici et là-bas, en quoi les différences d’accès font que nos pays peuvent apparaître comme un paradis, cela a-t-il un impact sur l’immigration ? Conditions pour et conséquences potentielles de l’introduction des traitements ARV en Afrique subsaharienne.

- Economie, le cas du coton en Afrique de l’Ouest, impact déstabilisateur potentiel sur les populations dépendant de cette culture et état actuel de la migration en provenance de ces pays.

- Aide au retour, mythe facile ou réalité incontournable ? Qu’est-ce qui marche vraiment, qu’est-ce qui ne marche pas, et pourquoi ?

- Dialogue avec la mère patrie : la voix des migrants peut-elle avoir une importance, une influence dans leur pays d’origine ?

- Quels relais pour les histoires et le discours des migrants ?

- Flux financiers des migrants vers leur pays d’origine : importance, conséquences, peut-on et doit-on faire en sorte qu’ils soient plus efficaces en terme de développement ?

En bref, place à toutes les thématiques qui questionnent les liens entre les migrants en Belgique et en Europe et la situation dans les pays d’origine.

[1Ibidem, p. 144