Pour les femmes musulmanes de Saint-Josse et Schaerbeek, à Bruxelles, soeurs en Allah, l’islam représente une protection et un frein, par Eléonore Armanet
Anthropologue au Méridien depuis 2004, j’ai été engagée dans le cadre du Réseau Santé et précarité, chargée d’identifier « ce qui fait soin » pour les populations précarisées de Saint-Josse et Schaerbeek, à Bruxelles. Mon travail de repérage ethnographique a été conduit par observation participante, en mettant l’accent sur la participation dans l’écoute et le ressenti. Les cultures des quartiers ont été approchées de l’intérieur, en leurs termes propres et à partir des clefs que celles-ci offraient à leur compréhension.
Du fait d’un travail de terrain ethnographique mené en langue arabe durant trois ans en Palestine, je me suis d’abord tournée vers les communautés maghrébines des quartiers de Saint-Josse et Schaerbeek. Des liens d’amitié noués avec des femmes marocaines m’ont plus particulièrement conduite à suivre des cours d’alphabétisation arabe, organisés de façon informelle, ainsi que des enseignements coraniques donnés en différents lieux de Saint-Josse et Schaerbeek. Par ce même biais, j’ai également participé à des halaqa, cercles de conversation religieuse féminine tenus en langue arabe, dans l’espace des mosquées et des maisons [1].
J’ai alors pu dégager toute l’importance de ces groupements féminins rassemblés par un projet collectif autour de l’islam [2] : les généralisations hâtives devraient donc être évitées. : à l’origine de réseaux sociaux extrêmement solides, prenant parfois la relève du noyau familial, l’islam travaillé dans ces groupements m’a paru « faire soin » dans la mesure où il crée du lien, à l’intérieur de la communauté musulmane principalement. Valorisé comme une ressource qui prémunit de l’exil, il est construit en contrepoint de ce qui est pressenti comme un vide spirituel en Europe. Il offre aux participantes une « peau » socio-religieuse extrêmement forte et contenante.
Notons-le, un tel projet prend racine dans un contexte de vie spécifique, ou plutôt dans la perception particulière dont ce contexte fait l’objet : pour nombre de femmes que j’ai côtoyées, l’athéisme, la liberté sexuelle, l’ubiquité des corps ostentatoires, le non-respect envers les aînés donnent à la Belgique les traits de « l’illicite », du harâm.
Certaines de nos interlocutrices m’ont également confié leur vécu négatif du quartier avoisinant de la Gare du Nord, délabré, insulaire et désinvesti par la police, où la situation serait « catastrophique ». La saleté, le bruit, les agressions, les trafics de drogue à ciel ouvert, les prostituées « qu’on ne voit plus », mais dont « on a honte quand vient la famille » conduiraient les femmes à surinvestir l’espace des maisons et des mosquées, celui de l’entre-soi.
De façon plus générale ont également été pointées la discrimination précoce dont les enfants seraient victimes à l’école, et la façon dont l’institution scolaire monterait « les enfants contre les parents ». Modelés là dans le rejet des valeurs préservées par les aînés, les enfants se retrouveraient en conflit avec ces derniers, sans vrai modèle identificatoire.
Enfin, les femmes ont évoqué dans leurs mots ces césures qui fragmentent leurs communautés, trop souvent pensées homogènes et égalitaires : elles ont parlé des « rivalités » dans l’hospitalité, l’entretien de la maison, le vêtement, la « belle chose » acquise, mais aussi des stigmatisations qui courent à l’intérieur des groupes, souvent reflet de particularismes régionaux, linguistiques ou sociaux.
En contraste avec cette compétition du quotidien, la venue aux groupes instaure une parenté idéale entre les femmes : âgées entre 30 et 50 ans, les participantes sont « soeurs en Allah », soeurs de foi. Celles que j’ai rencontrées étaient encadrées par des femmes maghrébines, instruites et à la personnalité bien trempée, arrivées en Belgique par le biais du mariage. Mobilisatrices d’un recours collectif au religieux pour leur communauté, ces dernières m’ont expliqué dans quelle mesure leur projet était né d’un constat, celui d’une errance identitaire : observée chez certaines de leurs coreligionnaires nées en Belgique, cette errance était perceptible dans la confusion des genres masculin et féminin et dans un brouillage des générations, de moins en moins démarquées. Elle était due, selon elles, à une ignorance de l’islam et à une méconnaissance de la langue du Coran.
La religion musulmane était à même de « faire soin » : dans une compréhension corpo-centrée de leur islam, elles soulignaient que l’étude des textes et la prière représentaient « la colonne vertébrale du religieux », « chaque os de l’être humain » réclamant « une aumône pour Allah ». Enfin, elles rappelaient que les cours d’alphabétisation arabe, les cours thématiques et les cercles de conversation religieuse qu’elles mettaient en place répondaient à une prescription mentionnée dans le Coran, « glorifier » Allah.
De fait, à long terme, les cours d’alphabétisation en arabe visent bien à lire le Coran et les hadit [3]. A court terme, ils permettent de connaître par coeur des invocations (ad’iya), récitées dès la fin de chaque cours. Les cercles de conversation religieuse ou halaqa [4] excluent la discussion de thèmes profanes. Ils sont une alternative aux commérages féminins, instruments de division. Tenus autour de textes religieux, ils se déroulent à même le sol en mosquée. Dans les salons des maisons, ils sont précédés de commensalités, offertes par celles qui invitent. Lectures du Coran et chants à la gloire du Prophète s’enchaînent durant plusieurs heures, dans un espace-temps effervescent et ludique. Quant aux cours thématiques donnés sur base de Coran, ils brassent des questions identitaires essentielles, telles « la femme en islam », « la vie ici-bas et dans l’au-delà », « le licite et l’illicite », « nous, les Musulmans ».
En quels termes les participantes parlent-elles de leur projet ? Pour elles, venir aux cours, c’est « faire son islam », « connaître son islam ». La fréquentation des enseignements coraniques tisse une appartenance, elle permet de s’approprier un patrimoine religieux, méconnu jusqu’alors. Aussi réhausse-t-elle les statuts des femmes dans la parentèle, le quartier et la communauté. Ici, toutes soulignent bien dans quelle mesure leur projet est lié à leur génération. En effet, si les aînés étaient pieux, ils étaient également ignorants des Textes : « Ils avaient la foi, mais pas les mots pour la transmettre ». Par suite, « nous étions incultes dans notre propre langue, notre propre culture », expliquait l’une des participantes, « mais avec l’âge, nos racines et notre religion sont revenues ». Beaucoup parlent de leur voyage vers l’islam comme d’une « découverte », découverte d’une religion « belle et logique, avec des règles qui simplifient la vie », découverte d’une religion « dure, parce que l’humain est faible ». Pour toutes, l’islam représente « une protection, un frein. Il permet de ne pas tomber dans l’interdit ». Rappelant le proverbe arabe « une mère est une école », les femmes soulignent alors leur devoir de transmission, rempli en inscrivant les enfants dans « les écoles arabes » attenantes aux mosquées.
[1] La séparation des sexes étant à l’œuvre en milieu musulman, j’évolue en milieu féminin. En ce sens, ma compréhension est jusqu’ici redevable du regard des femmes sur leur communauté, un regard qui n’exclut pas la perspective des hommes.
[2] Précisons-le, ce que je restitue ici est le fruit d’un cheminement et des rencontres qui s’y sont nouées
[3] Les hadit sont, littéralement, « les dits » de Mohamad, non recensés dans le Coran.
[4] Des cercles équivalents existent en milieu turc, qualifiés de « sohbet dînî ».