Certains migrants commencent à enterrer leur morts en Europe, plutôt que dans leur pays d’origine, construisant de ce fait de nouvelles formes d’autochtonie : « Mes morts sont enterrés ici, cette terre est donc aussi la mienne », par Jean Claude Mullens
La naissance, la maladie et la mort constituent des formes élémentaires de l’événement, c’est-à-dire des « événements biologiques individuels dont l’interprétation, imposée par le modèle culturel, est immédiatement sociale ». Nous sommes donc tous confrontés à la question du sens de la maladie.
Cependant, les migrants, de par les transformations identitaires liées à leur expérience migratoire, sont amenés à développer par rapport à ces événements élémentaires une attitude peut-être plus réflexive que les non-migrants.
« Je n’arrête pas de réfléchir, de tourner et de retourner toutes ces questions au fond de moi (...). Pour le reste, ce sont toujours les mêmes choses qui reviennent à l’esprit. Comment en est-on arrivés là ? Est-ce que nous sommes les mêmes, les mêmes créatures qu’au premier jour [de notre immigration en France] ? Qu’est-ce qui nous a métamorphosés ? De quand date notre métamorphose [au sens fort, par l’effet d’une malédiction divine] ? »
Cette attitude réflexive sera plus ou moins forte en fonction d’un ensemble de facteurs plus ou moins objectifs : la position sociale du migrant dans son pays d’origine, le contexte social et culturel du pays d’émigration, les motivations liées à l’émigration, le parcours migratoire, l’accès ou le non-accès au titre de séjour, la présence ou l’absence de famille, l’ascension ou la descente dans la hiérarchie sociale, le contexte social et culturel du pays d’accueil.
Certains migrants ont été exposés à des souffrances extrêmes. Les traumas sont souvent répétés, et accompagnés de deuils multiples. Certains réfugiés par exemple ont échappé à de terribles massacres (au Rwanda, on a relevé 29 façons de tuer). Ils ont perdu leurs biens, parfois leurs enfants, leurs voisins... Ils ont connu des douleurs physiques et psychologiques et sont fréquemment atteints de troubles mentaux liés aux souffrances, à la peur, au dénuement durable, à la perte d’identité.
Ces troubles peuvent prendre des formes diverses :
Altération dans la régulation de l’état affectif : elle se caractérise par divers troubles chroniques de la régulation des affects ; difficultés à moduler les réactions de colère ; comportements auto-agressifs et suicidaires ; comportements impulsifs.
Altération de l’attention et de l’état de conscience : amnésie (totale ou partielle) ; dépersonnalisation ; déréalisation.
Somatisations : douleurs chroniques ; troubles somatiques fonctionnels.
Modifications chroniques du caractère : altérations de la perception de soi ; altérations de la perception de l’agresseur ; altérations de la relation aux autres.
Altération des systèmes de sens : désespoir ; perte de certaines croyances qui soutenaient jusque là l’individu.
Ce type de troubles affecte non seulement les individus, mais aussi la famille et le groupe qui se trouvent désorganisés, privés parfois de leur capacité à protéger les uns et les autres.
D’autre part, l’éloignement dans l’espace et dans le temps de l’environnement social et culturel dans lequel ils ont été socialisés, amène souvent les migrants à envisager la maladie et la mort d’une nouvelle manière. Les parents, les amis, les voisins, les concitoyens, les morts, et les ancêtres qui permettent de donner du sens à la maladie sont en effet le plus souvent restés au pays. Cette situation est particulièrement angoissante comme le montre cet extrait du récit de vie d’un sans-papiers :
« Aujourd’hui, je vis dans la clandestinité, lorsque je tombe malade je vais acheter des médicaments, parfois on me les vend et parfois on me demande d’aller voir un médecin, je ne sais pas si j’ai droit à des soins médicaux, droit à une assistance, je vis dans la peur de mourir dans la rue comme un clochard, et j’ai peur de revenir au pays ».
Une autre difficulté à laquelle les migrants sont confrontés est liée au manque de compréhension et d’ouverture vis-à-vis des interprétations holistes de la maladie. En effet, pour certains migrants, les causes de la maladie sont dues à une malédiction, à la transgression d’un interdit ou au non respect d’une obligation rituelle. Ces interprétations ont tendance à externaliser les causes de la maladie, alors que dans nos sociétés la maladie s’explique le plus souvent par des causes internes d’ordre biologique plus ou moins identiques chez tous les individus atteints de la même maladie.
Cette tension entre étiologies de type individualiste et étiologies de type holiste conduit parfois à des catastrophes. L’actualité nous fournit périodiquement des illustrations des conséquences dramatiques de certaines « thérapies de choc ».
« Un guérisseur de 59 ans a été placé sous mandat d’arrêt par la juge d’instruction bruxelloise Anne Gruwez pour avoir tenté d’exorciser une jeune femme de 22 ans, décédée au cours de la séance, à Koekelberg. L’information de La Capitale et la DH a été confirmée par le parquet de Bruxelles. Imanane est morte après avoir ingurgité plusieurs litres d’eau. L’absorption massive d’eau provoque dans le corps une diminution d’ions essentiels, comme le potassium ou le sodium, qui peut entraîner un coma ou un arrêt cardiaque. L’administration d’une substance, toxique ou non, pouvant entraîner la mort même sans intention de la donner est pénalement punissable. La victime s’était adressée à l’ensorceleur en vue de résoudre des problèmes de couple ». [1]
Il arrive également que l’origine de la maladie soit associée au non respect d’engagements pris vis-à-vis de proches restés au pays. Cette histoire qui circule dans la communauté congolaise de Belgique montre assez bien l’importance de ce type d’interprétation de la maladie :
« Un jeune homme installé en Belgique avait fait la promesse d’envoyer un poste de télévision à son père resté au pays. D’année en année, alors qu’il avait acquis une situation confortable, le fils n’avait toujours pas envoyé de téléviseur mais s’en était offert un. A peine a-t-il allumé le poste que son père surgit dans l’écran et tend un doigt accusateur vers son fils. Plus moyen d’allumer le poste sans que le père balance son sermon » .
En ce qui concerne les problèmes des migrants liés à l’éloignement dans l’espace et dans le temps de leur milieu d’origine, on peut également citer la nécessité pour les migrants de devoir gérer de nouvelles frontières entre sacré et profane au sein des sociétés d’accueil : « Je me rappelle quand je travaillais encore, on a beaucoup parlé de mosquée dans l’usine, cela a fait beaucoup de bruit. Tout le monde s’y était mis. Chacun avait sa manière d’envisager la chose : certains pour, d’autres contre... Pourquoi une mosquée dans l’usine ? [La mosquée] vaut moins cher que 25 euros d’augmentation par mois, une augmentation pour laquelle il aurait fallu faire grève, manifester, s’agiter avec les syndicats, négocier pendant des semaines et des semaines avant de l’obtenir. Une mosquée vaut moins cher, moins de considération que quelques euros. Le moment venu, elle [la direction] se souviendra et elle dira, ’vous vouliez une mosquée, je vous l’ai donnée ; une mosquée dans l’usine, cela veut dire au moins un quart d’heure pris sur le temps de travail...’. Et pour elle, cela concerne tous les ouvriers qui sont de religion musulmane, qu’ils prient ou qu’ils ne prient pas, cela elle s’en moque. ’Un quart d’heure, sans réduction de salaire, cela veut dire une augmentation de salaire du même montant..., et cette augmentation de fait, il faut la rattraper avant qu’on envisage toute autre augmentation’. Voilà ce que dira la direction de l’usine et elle aura raison ».
Un autre aspect des transformations dans la manière de penser la maladie est lié aux problèmes de l’autochtonie et de l’allochtonie. En effet, face à cette question identitaire, on a vu ces dernières années se développer des références aux anciens colonisés, aux anciens combattants ou aux morts pour la patrie en France ou en Belgique.
On s’est ainsi récemment souvenu des combattants marocains morts durant la deuxième guerre mondiale et enterrés dans la nécropole française de Chastre (près de Gembloux). Dans cette nécropole, les soldats français et marocains morts entre le 13 et le 16 mai 1940 dans les combats contre l’envahisseur nazi sont enterrés côte à côte. Deux historiens Belges, Franz Labarre et Raoul François ont rendu un vibrant hommage, dans un ouvrage intitulé Gloire et sacrifice, à la mémoire de ces 2250 soldats marocains tombés sur le front en mai 1940 lors de la bataille de Gembloux pour défendre la Belgique.
« Le 10 mai 1940, en effet, trois régiments de tirailleurs marocains en provenance des premières, deuxièmes et septièmes garnisons de Kénitra, Marrakech et Meknès débarquent dans la région du Brabant Wallon (une vingtaine de km au sud de Bruxelles) pour contrer l’avancée de l’armée hitlérienne et permettre aux forces alliées particulièrement françaises d’installer une ligne de défense. Avec courage, abnégation et sacrifice suprême pour défendre la liberté et la démocratie, les Lions marocains ont résisté, trois jours durant, aux blindés allemands mais les pertes sont énormes. Une véritable hécatombe. Sur les 2.300 soldats marocains entrés en Belgique, cinquante à peine reverront Meknès. Grâce à des recherches minutieuses, les deux historiens nous font revivre cette histoire oubliée et méconnue par la plupart des Belges ».
Quant à la communauté congolaise, elle célèbre depuis quelques années la mémoire et le souvenir douloureux de ces Congolais, pionniers de l’immigration en Belgique, exhibés comme des animaux lors de l’Exposition universelle de Bruxelles. Le film Boma Tervueren raconte justement l’histoire de ces 267 Congolais amenés à l’Exposition universelle de Bruxelles en 1897 : « Un voyage de quatre mois vers la Belgique pour être exhibés devant un million de visiteurs. Le regard écrasant des Blancs et le froid ; pour beaucoup, les maladies et la mort pour certains... Des morts, jetés à la hâte dans une fosse commune, qui déclenchent une vaste polémique dans la société belge. Un projet démesuré mais nécessaire aux yeux des premiers colonisateurs qui prétendaient domestiquer les lointains sauvages...
Cent ans plus tard, des compatriotes congolais retournent sur les lieux de la mémoire et interpellent les Blancs d’aujourd’hui sur l’incroyable histoire de ce « zoo humain ».
Ils accomplissent le rituel du retour à la terre en guise de réparation d’une trop lourde blessure... Un film qui ravive un siècle de perceptions stéréotypées sur les Africains. En filigrane, une question presque lancinante : « Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ? » La présence de ces morts sur notre territoire permet à certains migrants d’inscrire ainsi leur présence en Belgique dans une plus ou moins longue histoire.
De manière plus générale, on peut aussi évoquer le fait que certains migrants commencent à enterrer leurs morts en Belgique, plutôt que dans leur pays d’origine. On peut sans doute considérer ce choix comme une volonté d’inscrire sa présence durablement sur une nouvelle terre. Construisant de ce fait de nouvelles formes d’autochtonie : « Mes morts sont enterrés ici, cette terre est donc aussi la mienne ». Cependant, beaucoup de familles continuent de perpétuer le lien avec la terre d’origine en rapatriant le corps de leurs défunts.
Enfin, en guise de conclusion, s’il semble évident qu’il existe des points communs entre les migrants, liés entre autres à leur position sociale et à la spécificité de l’expérience migratoire, force est de constater que les différences dans les manières de penser la maladie peuvent être très importantes d’un migrant à l’autre. Il convient donc de relativiser les éléments mis en avant dans ce texte par rapport à la position spécifique de chaque migrant.
[1] La Libre Belgique, Séance d’exorcisme mortelle, 27 avril 2005.