Rites de guérison dans les nouvelles églises

Mise en ligne: 12 juin 2006

Guérisseuse, un rôle pour des femmes en quête d’égalité dans des sociétés patriarcales. Propos de Léandre Nshimirimana, recueillis par Chafik Allal

Léandre Nshimirimana, vous êtes docteur en psychologie, spécialiste des rituels culturels, d’éthique et d’art magique dans les thérapies traditionnelles. Comment expliquer le succès du discours et des pratiques thérapeutiques faisant référence au religieux dans les nouvelles églises évangélistes ou pentecôtistes ?

Plusieurs éléments expliquent ce succès. Un premier élément est le fait qu’elles donnent des règles précises et indiscutables utiles dans la vie pratique. Par exemple, là où l’église catholique donne un peu de liberté est qualifiée de moralement laxiste, les nouvelles églises donnent des repères précis pour le bien et le mal : boire ou fumer sont strictement interdits dans certaines églises par exemple. Ainsi, elles permettent de combler des manques des systèmes traditionnels en complétant le catalogue des interdits. Comme second élément, mentionnons le fait que les protestants évangélistes ou pentecôtistes ont construit tout un système de pratiques proches des croyances traditionnelles. En prenant en compte les réalités des gens, ainsi que leurs traditions, les nouvelles églises facilitent l’identification. Deux exemples permettent d’illustrer le propos : primo, tout comme dans les croyances traditionnelles, dans ces églises on fait un usage fétichiste et magique de la religion ; secundo, le discours répandu dans ces églises joue sur la peur, la culpabilité et le registre émotionnel en partant du vécu et de la réalité des personnes. Jouant sur la peur et l’émotionnel, les évangélistes et les pentecôtistes se préoccupent particulièrement de certains types de maladies comme la « possession ». Face à ces maladies, les nouvelles églises valorisent l’exorcisme et d’autres pratiques de guérison provenant directement de savoirs traditionnels. Le meilleur moyen de garder une emprise émotionnelle sur les adeptes est de justifier par des discours religieux des pratiques et des rites thérapeutiques. Les personnes qui organisent ces séances thérapeutiques sont liées à une église et collaborent avec des guérisseurs « assermentés ».

Et qui sont ces guérisseurs ?

Notons que dans tous les pays où sont répandues ces pratiques, les guérisseurs sont souvent des guérisseuses : c’est notamment le cas au Burundi, au Sénégal et même au Brésil. Il est intéressant de se demander pourquoi ce sont les femmes qui tiennent ce rôle.
Une première explication est liée à l’imaginaire de l’homme. Ces pratiques visent à amener le « patient » à une sorte de renaissance - donc de deuxième naissance - et sont de fait liées à la fonction maternelle : qui mieux qu’une femme peut aider à une nouvelle naissance ? Une seconde explication est d’ordre social : les femmes forment un groupe dominé dans ces pays. Même le groupe des hommes pauvres domine le groupe des femmes de la même classe sociale. Etre guérisseuse est un moyen qui permet à ces femmes d’avoir plus de reconnaissance et plus de pouvoir dans la société. Par ce moyen, elles peuvent devenir admirées, craintes parfois, en tous cas respectées. En résumé, ces pratiques permettent à des femmes d’agir pour plus d’égalité ou en tout cas pour une nouvelle répartition de rôles sociaux. D’une certaine façon ces églises ont révolutionné certaines pratiques pour une plus grande féminisation de la religion en suivant un précepte « le Saint Esprit avait une prédilection pour les femmes ». Ce qui est par contre paradoxal et ambigu, c’est le jeu de pouvoir qui s’installe au sein de ces communautés : on accepte que le don de guérison soit exclusivement féminin ; en contrepartie, la gestion des églises et des pratiques est dévolue aux hommes. Ainsi, on reste dans une organisation sociale où les hommes ont le pouvoir ultime, même si les femmes ont un rôle plus important grâce à ces pratiques.

Est-ce que cela revient à dire que ces rôles ne donnent aux guérisseuses qu’un pouvoir symbolique ?

Vus de l’extérieur, ces rôles et ces pratiques semblent ne donner que du pouvoir symbolique. En réalité, ils leur donnent aussi un pouvoir réel qu’elles n’auraient jamais eu autrement. Par exemple, des guérisseuses peuvent avoir accès à certaines fonctions ou à certains rôles auparavant interdits. Ceci est général et ne concerne pas que les pays cités.

Vues ainsi, ces églises pourraient être perçues comme libératrices alors...

En effet, elles peuvent paraître libératrices si on regarde de loin. Mais dès qu’on approche un peu, on se rend compte de deux failles incontestables. D’abord, de tels groupes ont un niveau très bas de sens critique ou d’autocritique : les cérémonies visent souvent à affirmer et à confirmer la puissance et la pureté du groupe et à anesthésier toute possibilité de regard critique. Par exemple, en rappelant les guérisons de tel prédicateur tel jour, on confirme le miracle de la sainteté sans discuter. Dans ma démarche pour comprendre ce qui se passe réellement, j’ai essayé de trouver une personne, n’importe laquelle, qui a été guérie suite à de tels rites. Durant cette recherche, j’ai reçu des centaines de témoignages de personnes « intermédiaires », qui auraient entendu que quelqu’un connaîtrait quelqu’un qui à son tour connaîtrait quelqu’un, etc. Mais jamais je n’ai pu trouver une personne qui a été guérie. Ce qui montre que, souvent, soit ces guérisons ont été inventées, soit les maladies relevaient de troubles psychosomatiques (qui existent aussi en Europe mais qui sont guéris par de la psychanalyse par exemple). Ensuite, la deuxième faille est celle concernant le don de la langue. Ainsi, quand des personnes possédées ou présentant des troubles du langage se retrouvent à dire des paroles inintelligibles ou incohérentes, l’église les envoie chez des guérisseurs ayant des dons spéciaux et prétendant déchiffrer et « traduire » ces paroles. Nous n’avons pas les moyens ni la possibilité de vérifier de la justesse des « traductions » et des transcriptions ainsi réalisées, mais tout porte à croire que ces pratiques relèvent du charlatanisme, jusqu’à preuve irréfutable du contraire.

Comment les populations immigrées s’approprient-elles et transforment-elles ces pratiques des nouvelles églises ?

Comme nous l’avons dit précédemment, les nouvelles églises aident à apporter des réponses à des questions d’ordre pratique. Mais dans le cas des groupes immigrés, de telle pratiques permettent d’abord de se rapprocher des origines et de se ressourcer en adoptant une pratique proche des pratiques traditionnelles mais dans un cadre « moderne ». Elles constituent un lieu important de socialisation dans des espaces où l’isolement et la solitude sont des expériences nouvelles pour certains immigrés. Et n’oublions pas la force du message religieux, qui donne des réponses précises à une détresse sociale et à une précarité liées à l’immigration, pour permettre de transformer une situation douloureuse en quelque chose de positif. Là où le message des catholiques est qu’ils seront sauvés - message lié à l’après-vie - les pentecôtistes assurent quant à eux qu’ils sont déjà sauvés, que le salut est déjà là avec certitude. Cela leur permet de se débarrasser de l’attente traditionnelle et de la remplacer par le salut immédiat. Quelle belle revanche sur une situation sociale et une vie personnelle qui peuvent être médiocres voire catastrophiques.

Une interrogation subsiste cependant : pourquoi n’observe-t-on pas le même phénomène chez les autochtones européens au sein de couches sociales défavorisées ?

La question est pertinente. Je n’ai pas de réponse précise. Cependant je peux donner des pistes de réflexion : les Européens se sont peut-être débarrassés des religions, ou au moins ils gardent cette longue tradition d’esprit critique vis-à-vis des croyances qui s’y rapportent. De plus, l’avancée de la science permet de chercher à rationaliser beaucoup de phénomènes, et donc à rejeter des rites leur paraissant « non justifiés ». Cependant, même si en apparence l’Europe a résolu cette question, la quête de sens reste omniprésente, car on n’a pas des réponses toutes faites ici non plus. Mais peut-être qu’on a remplacé la messe par d’autres rites hebdomadaires. Par exemple, le rituel du shopping ou bien le fait de faire la file une bonne partie de la nuit pour être parmi les premiers à faire les soldes. Ceci n’est pas forcément plus rationnel qu’un rite d’une autre croyance. En Europe, peut-être que les anciens dieux sont en train de mourir et qu’ils sont remplacés par de nouveaux dieux, plus « matériels » et plus liés à la consommation. L’analogie entre nouvelles églises en Afrique et vie moderne est intéressante à poursuivre. D’ailleurs, ces églises ont une logique commerciale qui est, en tous points ou presque, la logique commerciale des sociétés européennes actuelles. Même le leitmotiv est le même : « tout, tout de suite ». Tout comme dans les nouvelles églises, cela permet de se passer de l’attente d’un au-delà et de la remplacer par la jouissance du moment. En cela, les nouvelles églises donnent l’impression ou l’illusion de faire de leurs adeptes des hommes « modernes ». On peut continuer encore le parallèle et voir par exemple les psychologues en Europe comme les nouveaux guérisseurs. Quand on constate que, en Belgique, les facultés de psychologie sont largement plus féminines que masculines et que la profession de psychologue elle-même est largement une profession féminine, on se dit qu’il y a peut-être des explications communes aux deux phénomènes. Mais ceci fait partie d’une autre discussion.