Scène d’amour chez les singes

Mise en ligne: 20 mars 2006

Mixité et tabous au sein de l’espace public marocain,
par Antonio de la Fuente

Un animateur d’une association de quartier à Casablanca raconte :

« Parmi les activités organisées par notre association se trouvent les excursions pendant les vacances scolaires et cela pour casser la routine, renforcer les relations avec les enfants et les jeunes. Mais aussi afin d’évaluer le rendement des nouveaux animateurs encadrant des jeunes dans la prise de responsabilités. Cette fois-là, le choix s’est porté sur le zoo de Témara, à quelques kilomètres de Rabat, étant donné que c’est le plus grand zoo du Maroc, en plus de son cadre de verdure qui nous permet de mener des activités différentes et sans négliger le fait que le prix d’entrée est à la portée de beaucoup. Le plus important dans cette histoire c’est ce qui s’est passé lorsque le groupe est arrivé à l’aile des singes, puisque nous avons vu deux singes en pleines relations sexuelles naturelles et ce devant les visiteurs. À cet instant une crispation s’est fait ressentir au sein du groupe ; certains enfants criaient, d’autres rigolaient, d’autres se sont caché le visage, en particulier les filles, et d’autres enfin s’interrogeaient. Quant aux animateurs, pour qui l’événement était imprévu et n’ont pas pu avoir une même attitude et avis, certains riaient, d’autres maudissaient les bêtes en agitant les bras afin de mettre fin à la scène et il y en a qui ont demandé aux enfants de presser le pas pour aller dans une autre aile. D’autres ont demandé de s’arrêter afin de faire de l’événement une occasion de sensibilisation et d’information sur les bases de l’éducation sexuelle. Dans cette ébullition explose l’attitude d’une animatrice qui s’est mise à insulter l’association et ses cadres les accusant de débauche. Ce qui m’a poussé à perdre mon calme et lui crier dans la figure qu’elle ne connaissait rien à ce domaine, lui conseillant de s’en éloigner ce qui l’a mise encore plus en difficulté. Elle s’est alors mise à crier, à pleurer et finalement à perdre connaissance en s’écroulant par terre. Ce qui a obligé tout le monde à orienter son regard sur cette nouvelle scène. Je me suis senti dans une situation peu enviable. Au début je ne savais pas si j’avais bien fait ou pas, ma tête bouillonnait. Le soir, une discussion a été ouverte avec la fille et je lui ai présenté mes excuses ».

Cet incident a été rapporté dans le cadre d’un atelier de formation d’acteurs associatifs casablancais, animé par ITECO. La situation a été analysée par les participants de l’atelier, animateurs associatifs eux-mêmes, tout comme le narrateur. Sur base de cette analyse [1], des formateurs d’ITECO proposent la lecture suivante :

Qui sont les acteurs en présence dans ce récit ?

Il s’agit d’un groupe d’enfants, filles et garçons, de 9 à 14 ans, accompagnés par sept moniteurs, quatre hommes et trois femmes, et par une mère. On peut considérer, en fonction de leur tranche d’âge, que ces enfants sont des préadolescents ou alors des jeunes adolescents.

Les animateurs constituent une équipe de travail mixte qui, parmi d’autres activités, se consacre à l’éducation des jeunes à travers des activités réalisées en dehors du cadre scolaire. Enfants et animateurs habitent tous dans un même quartier populaire à Casablanca, quartier où se trouve le siège de l’association.

L’animateur qui rapporte la situation est le plus expérimenté parmi l’équipe d’animation. Il a de ce fait une position de supériorité vis-à-vis de l’animatrice, qui est plus jeune et a moins d’expérience d’animation. Et, comme l’animateur l’exprime, la visite du zoo permettait aussi à l’association « d’évaluer le rendement des cadres nouveaux dans la prise de responsabilités ». La jeune animatrice était donc, en quelque sorte, en train de faire ses preuves. De surcroît, l’animateur a été marié et a un point de vue affiché réformateur sur les questions de la position de la femme dans l’espace public et la mixité. La jeune animatrice, quant à elle, est célibataire, porte le voile et affiche des comportements et des opinions conservateurs en ces matières.

La présence d’une mère parmi le groupe est significative. Elle rappelle la présence d’un tiers acteur, les familles des enfants, qui, même absent, surplombe le rapport entre l’association et les enfants.

Entre ces acteurs, il y a plusieurs rapports qui s’entrecroisent. Il y a la relation entre hommes et femmes et entre enfants et adultes ; enfin, au sein de l’équipe des animateurs, il y a des nouveaux et des anciens, et ce rapport, comme indiqué plus haut, est d’évaluateur à évalué.

Quelle est la situation dans laquelle se déroule la scène ?

La situation se déroule dans un espace public, un zoo au Maroc. En l’occurrence, il s’agit du plus grand zoo du Maroc (400 mille visiteurs en 2004), dont « le prix d’entrée est à la portée de beaucoup ». Un lieu public veut dire un espace dans lequel se croisent et coexistent les différents composants de la société, groupes d’âge, de genre, de classes sociales. Cet entrecroisement et cette coexistence sont bien évidemment réglés par des codes qui sont, à la fois, traditionnels et actualisés et qui ont des composants explicites et implicites. A l’instar de la moudawana ou code du statut personnel, qui a été actualisé après un long processus de discussion au sein de la société marocaine.

Un lieu public veut aussi dire un espace dans lequel les individus et les groupes sont soumis et confrontés au regard et à l’appréciation d’autres individus et d’autres groupes composant la société, si bien que l’image que l’on donne de soi et celle qui l’on reçoit des autres se joue particulièrement dans ces espaces publics.

Un zoo est un espace public qui rapproche et encadre la vie animale, qui, en quelque sorte, la « met en scène » à l’attention des humains ; cet « encadrement » est toujours relatif, bien évidemment, et certaines composantes da la vie animale ne peuvent pas être ôtées au regard des visiteurs. La fonction du zoo est de distraire les visiteurs en montrant les animaux dans un cadre sécurisé (pour les humains) ; une portée pédagogique est potentiellement présente et certains professeurs et animateurs s’en emparent.

En ce qui concerne la situation nationale au Maroc, elle est caractérisée, sur le plan politique, par l’existence d’un gouvernement d’alternance soumis à une pression croissante due à une montée relative des partis islamistes. Sur le plan culturel, la révision de la moudawana et un certain changement culturel lié au rôle de la femme sont des nouveautés à signaler, ainsi que le rôle croissant joué par des associations de proximité qui occupent un espace social significatif au sein des quartiers des grandes villes, espace souvent disputé entre des associations progressistes et d’autres proches des partis islamistes.

Quels sont les sentiments et les comportements que la situation de choc a suscités ?

Les réactions sont décrites explicitement dans le récit. Face aux ébats amoureux des singes, les enfants criaient, rigolaient, se cachaient le visage (les filles), s’interrogeaient. La palette de réactions des animateurs est tout aussi variée, puisqu’ils ont été pris de court et ont réagi de manières diverses et sans concertation : certains criaient, d’autres maudissaient, certains agitaient leurs bras « afin de mettre fin à la scène », d’autres encore demandaient aux enfants de presser le pas. Le narrateur, quant à lui, est de ceux qui « ont demandé (aux enfants) de s’arrêter afin de faire de l’événement une occasion de sensibilisation et d’information sur les bases de l’éducation sexuelle ».

La jeune animatrice n’a pas pu supporter cette tentative et s’est mise à crier et a poussé l’accusation de débauche à l’encontre de l’association. Cette réaction a suscité la colère du narrateur qui voyait détourner la possibilité de faire bénéficier les enfants de l’événement en vue de leur éducation formelle. En demandant à l’animatrice de se taire puisqu’elle « ne connaissait rien à ce domaine », l’animateur a provoqué le redoublement des cris et des pleurs de l’animatrice qui s’est finalement écroulée par terre. Quant à lui, il s’est trouvé dans une position « peu enviable » et a senti sa tête bouillonner. Il ne savait pas s’il avait « bien fait ou non ».

Il n’est pas trop risqué que de dire que le rapport animateur-animatrice se rapproche d’une escalade, bien que non symétrique, escalade verbale qui mène à la perte de connaissance de la jeune animatrice et à la confusion totale chez l’animateur. Tous deux ont été touchés dans leurs identités personnelles et professionnelles et se sont trouvés incapables de reconnaître la différence portée par l’autre devant un scénario attendu qui est devenu inattendu par l’entremise des singes. Ils ont ressenti finalement tous les deux une menace du fait de montrer de l’association un visage en décalage avec l’image que l’on se fait et que l’on voudrait projeter de l’association : lieu de débauche pour l’animatrice, association empêtrée dans l’ignorance et le tabou pour l’animateur.

Par ailleurs, certains comportements des enfants et des animateurs, comme se cacher le visage ou presser le pas, sont vraisemblablement des mécanismes de défense (ignorer, fuir) destinés à se protéger d’une situation insoutenable, face à laquelle ils ne sont pas préparés.

Quels sont les cadres de référence des personnes qui ont vécu le choc ?

En organisant la visite au zoo, l’animateur-narrateur a voulu placer les enfants en situation d’apprentissage, aux jeunes animateurs en situation de faire leurs preuves en matière de prise de responsabilités et à l’association toute entière au défi de montrer dans l’espace public ce qu’elle a pu construire dans le cadre de son espace privé.

L’animateur se perçoit lui-même comme étant un vecteur de pédagogie et de rationalité. Implicitement, il semble affirmer que le comportement de la jeune animatrice qui l’a empêché d’exercer convenablement son métier renvoie à des antivaleurs par rapport à celles qu’il défend. Il semble croire dans la valeur de l’expérience et de la confrontation à l’expérience comme source d’apprentissage. Il nie cette capacité à la jeune animatrice, puisqu’elle « ne connaît rien » d’un domaine qu’elle rejette et, en le rejetant, s’interdit elle-même la possibilité d’apprendre à partir de l’expérience.

Plus encore, il se perçoit comme porteur et vecteur de valeurs de changement culturel allant dans le sens de la « détabouisation » de sa société. De ce fait, il peut ressentir l’attitude adoptée par la jeune animatrice comme étant un empêchement à son combat en vu des changements culturels. Des éléments biographiques ont probablement contribué à asseoir les choix personnels et professionnels de notre animateur, il n’en demeure pas moins qu’il affirme son rôle en tant qu’animateur et pédagogue comme étant une voie de dépassement des tabous et autres freins qui empêchent selon lui l’épanouissement personnel notamment des enfants, par le biais de la pédagogie, au sein de la société marocaine.

Dit de manière quelque peu poussée, nous sommes au coeur d’un contentieux entre tradition et modernité, représentées par l’animatrice et l’animateur respectivement. D’après ce dernier, l’animatrice a écorné l’image de modernité pédagogique de l’association dans un lieu public. Elle a fait échouer une possibilité de faire de l’éducation sexuelle. Victime de la tchouma (la honte) devant ses collègues animateurs et les enfants, au coeur de l’espace public, « ignorante » pour l’animateur, puisqu’elle « ne connaît rien » au domaine de la sexualité, la jeune animatrice a personnifié des attitudes qu’il tient pour responsables de l’immobilisme de sa société.

Pour la jeune animatrice, par contre, une telle modernité pédagogique n’est que l’antichambre de la débauche. L’accusation de débauche adressée par l’animatrice a certainement approfondi la tournure imprévisible de la situation et la mauvaise gestion de l’incident critique. Le mot débauche est traditionnellement stigmatisé de manière fort négative et son emploi sur le ton accusateur peut représenter de lourdes menaces implicites.

De manière générale, la mixité des animateurs et des enfants serait perçue comme non problématique pour l’animateur alors que l’animatrice a un regard différent sur la mixité. En ce qui concerne l’approche des questions sexuelles devant des enfants et des préadolescents dans un contexte de mixité, l’animateur et l’animatrice ont un point de vue différent si pas contraire sur le fait de savoir si un homme et une femme sont sur le même pied pour expliciter la sexualité. L’animatrice peut se sentir investie d’un rôle de protection des petites filles, dont il est dit dans la description que ce sont majoritairement elles qui se sont caché le visage, notamment en relation au regard que le quartier peut porter sur elles suite à l’incident. La situation tourne ainsi aussi autour de la question de l’explicitation de la sexualité et des différences des rôles entre homme et femme dans cette transmission.

Quelles leçons tirer de l’épisode ?

Un ensemble de contenus complexes s’entremêlent au coeur de la situation décrite et expliquent en partie la relative difficulté à trouver une solution qui aurait pu convenir à tous les acteurs, « à chaud », sur le terrain. On peut se demander pourquoi cet incident, qui par ailleurs peut sembler anodin, est si fortement ressenti par ses protagonistes. Peut-être couvre-t-il une large étendue émotionnelle et expérientielle, en lien avec les rôles assignés à chacune et chacun notamment en fonction de son appartenance sexuelle et le rapport entre les sexes au sein de l’espace public.

Une série de contenus sur la sexualité et la mixité tout d’abord, sur l’apprentissage de la sexualité et sur les tabous ensuite se sont activés dans cette situation. Que peut-on voir et regarder au coeur de l’espace public et dans une situation de mixité ? Qu’est-ce qui est obscène et comment la pudeur peut-elle nous en protéger ? Peut-on sauver la face lorsque la honte fait son apparition ? Sur un autre plan, d’autres questions : Quels modèles pédagogiques en lien avec l’expérience peut-on légitimement exercer avec les enfants dans un cadre de mixité ?

L’incident pose aussi des questions concernant les ressources dont les membres des associations disposent pour résoudre des problèmes non ou insuffisamment prévus. Peut-on négocier, au préalable de préférence, au sein des associations, la manière dont elles doivent faire face à des situations comme celle-ci ? Peut-on arriver à prendre une attitude qui convienne, même de manière relative, à toutes les parties concernées ?

En cela, cet incident est peut-être un bon exemple de ce qui se passe dans la société marocaine à présent. Car il permet peut-être aux personnes concernées de se demander comment les habitants d’un pays se situent dans leur histoire, comment ils peuvent harmoniser les changements à échelle individuelle et collective, comment ils doivent se comporter devant des nouvelles situations et à l’intérieur d’un cadre culturel en pleine mutation. Puisque les changements culturels sont allés de l’avant et vont encore le faire, comment chaque personne en tant que représentant d’un groupe social peut se situer par rapport à ces changements. Et jusqu’où chaque personne peut se permettre d’être porteuse de changement en même temps qu’elle se doit d’affirmer les fondements de son identité personnelle et sociale.

[1Cette analyse suit, dans l’ensemble, la grille des incidents critiques mis en place par Margalit Cohen-Emerique. Précisons néanmoins que Margalit Cohen-Emerique estime que cette grille est pertinente uniquement pour des cas vécus par un animateur ou travailleur social dans le contexte européen.