Dépasser les « boîtes noires » de l’information

Mise en ligne: 14 septembre 2010

A nulle autre époque l’être humain n’a été autant et si rapidement informé. Cela fait-il de nous des acteurs avisés et raisonnés de notre société ?, par Nicolas Almau

En tant qu’acteur de l’éducation populaire, souvent je me suis demandé quel type d’information pouvait participer à une dynamique émancipatrice des individus, et de quels médias avions-nous besoin pour relayer cette dynamique.

Medias de masse, faiseurs de réalité

Il était une fois, dans un village globalisé et informé, un coopérant au développement belge prêt à partir au Honduras. Un jour de juillet, il constate, avec stupeur, dans ses quotidiens habituels et à la télévision qu’un président populiste tente d’outrepasser la constitution nationale et précipite le Honduras au bord du gouffre. Inquiet de la réalité qu’il s’apprête à vivre, il prend contact avec un étudiant hondurien qui vit dans le même village globalisé. Celui-ci l’informe d’une toute autre réalité : le président Zelaya a été déposé par les militaires. De son côté, l’étudiant hondurien, lui, s’apprête à venir en Belgique pour poursuivre ses études et constate qu’en Flandre également un président d’un parti populiste tente d’outrepasser la constitution nationale et de précipiter la Belgique au bord du gouffre. Le coopérant belge, à son tour, l’informe et lui expose une toute autre réalité : Bart De Wever ne remet pas en cause l’existence des francophones à Bruxelles.

Ils se demandent si leur planète ne tourne pas folle, si les réalités qu’ils vivent ne sont pas décrochées de la réalité. Ils en arrivent même à se demander quelle est cette Réalité globale qu’ils découvrent chaque jour dans les médias mais qu’ils ne vivent pas et quelle est cette information globalisée….

Chaque jour, ce genre de « conte médiatique », que l’on nomme « actualités », rend compte des réalités locales partout dans le monde. Cette actualité, globalisée et instantanée, procure une impression de connaissance dont il est difficile de ne pas s’enorgueillir ; à nulle autre époque l’être -humain n’a été autant et si rapidement informé. Cela fait-il de nous des acteurs avisés et raisonnés de notre société ?

Prenons l’exemple de BHV [1]. Si l’ensemble des médias de masse s’est accordé pour nous rappeler quotidiennement les positions tranchées des partis politiques flamands ou francophones, aucun ne produit et donc ne diffuse les informations qui permettraient aux personnes concernées de se faire une opinion critique sur le sujet et aucune information n’expose les rapports de forces qui sous-tendent la question. Quels sont les enjeux réels de cette scission ? Très peu le savent !

Il en va de même lorsque le débat sur le nucléaire nous est présenté sous la forme « êtes-vous pour ou contre l’électricité » ; lorsqu’il s’agit d’informer sur le « danger nucléaire en Iran », la « dictature au Venezuela » ou encore la « catastrophe humaine endémique au Congo » et lorsqu’il s’agit de ne surtout pas informer à propos de l’Acta [2].

Biaisée par les intérêts privés de ceux qui la diffusent, fermée par les différents droits de propriété intellectuelle et droits d’exclusivité, l’information qui nous est fournie par les médias de masse nous est déversée à un tel débit et selon un tel procédé que nous ne pouvons que la consommer passivement et rapidement. Cette situation de surinformation et de déni d’information, ouverte sur le sens critique et sur le dialogue, participe d’une part à une dynamique d’exclusion mutuelle des parties concernées et de ceux qui s’y reconnaissent et, d’autre part, à l’impossibilité de mettre en place les conditions nécessaires pour porter une action collective. Il en résulte un processus de surinformation, dynamique propre à la légitimation de nos démocraties représentatives, qui occulte d’autres sources d’information, parfois locales et souvent plus représentatives des réalités quotidiennes.

Dans ce contexte, les médias de masse agissent tels une « boîte noire ». Une sorte d’intermédiaire qui enferme, dissimule, les conditions de production et de sélection de l’information diffusée. Ils rendent donc opaques toutes les discussions, controverses et décisions qui participent au processus de sélection (ou de rejet) de l’information en même temps qu’ils rendent unique la Réalité qui sied à leurs propriétaires. Nous n’avons aucune prise sur cette Réalité de façade.

De telles conditions de production et de diffusion de l’information ne permettent pas d’évaluer la validité des informations qui nous sont déversées, ni les objectifs qui la sous-tendent. Nous n’avons pas accès aux controverses qui façonnent l’information ; nous ne pouvons que nous accommoder de cette illusion médiatique. Le type d’information que ces médias véhiculent ne peut donc pas participer à la formation critique de l’individu qui en prend connaissance. Cantonné qu’il est dans son rôle de consommateur passif d’actualités et d’exclusivités, dépossédé de toute capacité d’entendement et donc de la possibilité d’agir de manière raisonnée sur ses propres réalités, le consommateur d’actualités ne peut que croire en ce qui est répété à outrance.

Est-ce de médias faiseurs d’une réalité exclusive dont nous avons besoin si nous voulons exercer une emprise sur nos réalités et agir dans la perspective d’une transformation sociale ? Ces modes de production et de diffusion de l’information (et par extension des savoirs, connaissances et autres technologies) sont-ils vraiment générateurs de dynamiques de solidarité et de mise en commun des savoirs ? Rien n’est moins sûr !

L’information, lorsqu’elle est envisagée comme une marchandise, ne peut pas être libérée des contraintes inhérentes aux logiques marchandes que sont la rentabilité, la rareté ou encore les droits de propriété. Elle ne peut que servir les intérêts privés de leurs propriétaires et ceci au détriment du collectif. Or, l’information n’est pas une marchandise comme une autre ; la « matière informationnelle » est le principal élément constitutif de nos savoirs. La substance même d’une information génère des ressentis et des perceptions susceptibles de nous faire percevoir un phénomène social, un individu ou un évènement naturel d’une manière ou d’une autre.

Il nous faut donc réaffirmer, diffuser voire redéfinir un autre type d’information. Un type d’information qui expose les controverses à l’origine des décisions politiques et qui permette aux individus de dialoguer et d’agir en connaissance de cause plutôt que selon des croyances.

Le bien commun informationnel

Le fait d’informer sur l’inéluctabilité des plans d’austérité en Grèce ou en Espagne ou encore sur la corruption endémique au Congo est radicalement différent du fait d’informer sur le processus qui mène au déséquilibre budgétaire dans ces pays ou celui qui mène au phénomène de corruption dans le cas du Congo. Dans un cas, il s’agit de faire paraître un phénomène social pour naturel et donc inéluctable, alors que, dans l’autre cas, l’information est envisagée comme un élément participant à une compréhension du processus menant à cette situation. C’est la différence entre l’art de communiquer et le souci d’informer. Il parait évident que tant que l’information sera réduite à sa seule valeur marchande, il sera difficile de s’émanciper de l’art de communiquer et de faire de celle-ci un élément constitutif de nouveaux modes d’échanges interpersonnels et d’organisation sociale.

Alors comment mettre en place les conditions du possible pour libérer l’information ? Comment contourner les phénomènes d’enclosure (ou de "fermeture") de l’information que sont les droits de propriété intellectuelle et autres brevets ?

A l’instar de certains débats menés à propos des biens communs physiques ou des services publics, envisager l’information comme un Bien commun de l’humanité semble ouvrir des perspectives nouvelles. Le Bien commun informationnel, tel que le définit Philippe Aigrain, par exemple, offre des réponses à une série de problèmes que nous venons d’évoquer.

Premièrement, le concept de bien commun permet de s’émanciper de la logique marchande. Il serait dès lors impossible d’enfermer l’information au moyen de brevets et de copyrights. Non valorisable sur le marché et libérée des exclusives juridiques, l’information peut donc circuler sans aucune contrainte d’usage. Dans des domaines aussi variés que la recherche scientifique, militante, agricole, juridique ou encore génétique, cela génèrerait des nouvelles possibilités d’action susceptibles de répondre à des carences politiques actuelles. De nombreux acteurs de la lutte contre les OGM ou de la lute contre le sida témoignent régulièrement de la fermeture de droit à laquelle ils font face et des limites de leur possibilité d’action dans le contexte normatif actuel.

Deuxièmement, la levée de ces contraintes permet de prendre connaissance de tout le processus qui sous-tend la construction d’une information. Le protocole wiki par exemple permet de suivre à la « trace » l’ensemble des controverses qui sous-tendent la structure apparente d’une information. Ces « traces » étant disponibles et accessibles à tous, il nous appartient dès lors de les remonter afin de comprendre les rapports de forces qui ont induit la production d’une information. Un tel processus permet de se positionner en toute connaissance de cause par rapport à cette information et représente un gage de démocratie et de transparence que les multiples déclarations de bonnes intentions émanant des institutions internationales ou privées n’ont jamais atteint.

Le fait d’envisager un bien commun informationnel permet également de dépasser certaines controverses qui traversent actuellement le champ de la coopération au développement. Entre autres, la mise en commun des savoirs dispense de se poser la question du transfert des technologies ou des savoirs entre différentes entités comme remède au sous-développement, de même qu’elle permet d’éviter des situations concurrentielles déloyales entre pays à haut capital cognitif et pays dont le capital cognitif a été spolié.

Particulièrement, lorsqu’on envisage l’information génétique, le fait d’envisager un bien commun informationnel rend caduc les différents droits de propriété intellectuelle et brevets sur le vivant. Ces normes juridiques qui rendent possibles l’accaparement de l’essentiel de l’information génétique par les grands laboratoires privés et donc la pérennisation des rapports de forces entre les individus spoliés de leurs biens et ceux qui possèdent les droits, constituent, pour le moment, le principal générateur d’inégalité et d’injustice à travers le monde.

Enfin, et non des moindres, l’ouverture de la production et de la diffusion de l’information permet de s’émanciper des intermédiaires que sont les médias.

De pair à pair

Cette émancipation nous donne l’occasion de devenir les médiateurs de nos propres informations et de participer à la construction et à la diffusion de nos réalités quotidiennes. En effet, bien que les normes en vigueur empêchent le plein essor de ce mode de production et diffusion qu’on appelle le peer to peer, les nouvelles technologies de l’information permettent de produire et de diffuser une information qui soit largement accessible . S’il recèle de nombreuses contraintes - par exemple démultiplication des sources d’information et allongement du temps de production d’information - ce mode d’échange offre également de nombreux avantages dont le principal est qu’il permet de récupérer des espaces de dialogue et des possibilités de mise en commun.

De nombreuses personnes utilisent déjà le mode peer to peerpour échanger des documents en tout genre et une multitude de collectifs et autres associations fonctionnent également selon les principes de mise en réseau d’un bien commun accessible à tous, reproductible par tous et pouvant être diffusé pour tous. Cependant, c’est un évènement singulier qui semble illustrer le mieux le fait qu’une information libre puisse être génératrice d’une action collective et d’une nouvelle forme d’intervention politique.

En mars 2003, c’est bien de la diffusion en mode peer to peer d’une information dont il s’agissait lorsque des dizaines de milliers d’Espagnols se sont convoqués par sms - faisant circuler l’appel à la mobilisation - sur les places principales des grandes villes durant plusieurs jours afin de marquer leur désaccord avec la politique du parti au pouvoir et de contester une vérité officielle. Alors que le gouvernement espagnol avait usé de tous les moyens afin de retarder de quelques jours l’information selon laquelle Al Qaida était responsable des attentats à Madrid, de nombreuses personnes se sont averties mutuellement de la supercherie attribuant les attentats à l’Eta en s’envoyant des sms. L’information circulant, elle finit par faire réseau et par générer une contestation populaire qui allait nettement influencer le résultat des élections quelques jours plus tard. Dans ce cas précis, la validité de l’information se trouve certainement confirmée par sa capacité à faire réseau car les gens présents ce jour-là n’appartenaient pas à un groupe social, politique, professionnel ou militant particulier.

Cette action collective, sorte de démocratie participative imposée, illustre assez bien le potentiel politique que peut relever un concept de Bien commun organisé selon le mode d’échange peer to peer. C’est d’ailleurs la manière dont fonctionnent les forums sociaux : une multitude d’associations et d’organisations en tout genre et aux objectifs divers réussissent à faire réseau autour d’un objectif commun et partagent leurs informations et leurs savoirs afin d’atteindre cet objectif. De là à imaginer un modèle d’organisation sociale fondé sur le peer to peer comme alternative aux modèles dominants que sont le modèle de marché et le modèle de l’état centralisateur, il n’y a qu’un pas. Parmi les avantages que relève Michel Bauwens dans ce type de modèle, il est intéressant de relever des mécanismes comme un mode opératoire horizontal, une mise en commun de la production tant culturelle qu’économique, un mode de gouvernance basé sur le collectif, une action politique émanant de la société civile et surtout des médias de tous à tous et une connaissance dialogique [3] .

Tout comme les personnes qui se sont mobilisées en Espagne en 2003, ces nouveaux types de médias que nous sommes, radicalement démocratiques, semblent bien pouvoir relayer des dynamiques d’émancipation qui soient génératrices d’une transformation en profondeur de nos modes d’organisation sociale.

[1Controverse institutionnelle qui conduit à une impasse politique en Belgique depuis 2007.

[2Proposition de traité international multilatéral concernant les droits de propriété intellectuelle, la lutte contre les produits contrefaits et les échanges illicites de fichiers sans autorisation des ayants-droit.

[3Michel Bauwens, en collaboration avec Rémi Sussan, « Le peer to peer : nouvelle formation sociale, nouveau modèle civilisationnel », 2006.