Les élections législatives de juin 2007 en France ont vu apparaître un nouveau personnage : le « candidat issu de la diversité », censé marquer l’ouverture désormais consensuelle de la classe politique à... À quoi d’ailleurs ? À qui ? À la diversité, justement, une étrange appellation, qui sert en fait à parler de celles et ceux dont on ne veut pas parler : si l’on porte aux nues la diversité, c’est que le racisme ou les discriminations restent des gros mots, qui soulèvent des questions toujours gênantes, par Sylvie Tissot et Pierre Tevanian
« Si tu prends un jeune d’origine difficile issu d’un quartier sensible d’éducation prioritaire en zone de non-droit, donc un Arabe ou un Noir, et bien lui il a pas le choix : soit il est une star, soit il est rien ».
Y.B., Allah Superstar : un roman, Grasset, 2003
« Jeunes d’origine difficile » et « candidats issus de la diversité » : qu’est ce que ces deux expressions ont en commun ? D’abord d’être profondément ridicules. Ridicule voulu dans le roman de Y.B., involontaire pour les partis politiques qui, à l’unisson, ont tous fait venir sur leurs affiches de campagne celles et ceux qui étaient auparavant cantonnés à la noble tâche de les coller. Mais quel est donc cet étrange pays, la Diversité, qui compte tant de ressortissants ? Ou bien s’agit-il d’une ville de banlieue qui a brûlé pendant les émeutes ? D’un département d’outre-mer ? D’une grande école pour élèves issus des ZEP ?
Non : les « issus de la diversité » sont tout simplement des Noirs et des Arabes. Mais ces mots ne sont jamais prononcés, et cela pour une raison très simple : parler de candidats noirs et arabes, ce serait forcément parler, en creux, des Blancs. Ce serait poser la question de la distribution des places de chacun dans les lieux de pouvoir et de décision. On serait alors obligé de constater que la diversité qu’incarnent ces nouveaux candidats n’est rien d’autre que la diversité de la société française, une diversité qui n’a en fait rien de nouveau et qui existe même depuis très longtemps, mais que nos élites politiques ont jusqu’à présent ignorée ou plutôt refoulée. Bref, parler de candidats arabes et noirs, c’est faire ressortir trop ostensiblement la blancheur des sortants – et par là même révéler trop brutalement le profond communautarisme d’une classe politique qui n’a pourtant à la bouche que ce mot, communautarisme, pour stigmatiser les minorités en lutte pour leurs droits.
Fautes de « Noirs » ou d’ « Arabes », on aurait pu parler, suivant une expression plus consacrée, de candidats « issus de l’immigration ». L’appellation est certes critiquable, surtout lorsqu’elle s’applique à des Français issus d’une immigration qui remonte à la génération des parents ou des grands parents voire au-delà. Mais cela n’avait jusqu’à présent pas empêché cette appellation de devenir canonique au sein de la classe politique française. C’est ainsi qu’on parlait hier encore de ces Français pas comme les autres dont on ne savait que faire – c’est ainsi qu’on en parlait du moins jusqu’à ce mois de juin 2007 qui vit des « jeunes » issus de « l’immigration » se métamorphoser soudain en « candidats » issus de « la diversité ».
Quant à la raison de cette transformation lexicale, est-il bien nécessaire de l’expliquer ? Le mot diversité, connoté très positivement, constitue un excellent argument électoral : il rime avec variété et se rattache au champ sémantique de la richesse, du dépaysement, de l’exotisme et de l’agrément – ce qui, convenons-en, n’est pas vraiment le cas du mot immigration. Dans la France de 2007 telle que l’ont façonnée des décennies de campagnes idéologiques et de politiques publiques dites, précisément, d’immigration, ce mot rime avec invasion, excision, lapidation et manque d’intégration, et il renvoie de manière quasi-pavlovienne à toute une chaîne de signifiants comme chômage, fraude, clandestinité, délinquance, violence, insécurité, communautarisme, islamisme, terrorisme, polygamie, tournantes et judéophobie sans oublier bien sûr « le bruit et l’odeur » [1]. En bref : rien de très glamour. Nous touchons ici au fond du problème : si des Français issus de l’immigration n’ont pu se présenter aux élections qu’en cachant cette origine immigrée qu’on ne saurait voir, ou du moins en la rebaptisant diversité, c’est précisément parce que les généreux promoteurs de diversité qui les parrainent aujourd’hui s’employaient hier encore à les dénigrer, au point de rendre repoussant le mot immigration lui-même.
En bref : parler de diversité permet à notre classe politique de se dédouaner à bon compte en affichant une bonne volonté antiraciste tout en occultant sa responsabilité directe dans la situation de discrimination systémique qui est à l’origine du problème. Car enfin, s’il est nécessaire de nommer, pour la promouvoir, une fraction particulière de la population française, c’est que cette population se trouve de fait exclue de la représentation politique. Et s’il y a des exclus, c’est qu’il y a des gens – notamment dans la classe dirigeante – qui excluent, ou qui tolèrent voire attisent les logiques d’exclusion.
Si le romancier Y.B. frappe si juste avec l’expression « jeunes d’origine difficile », c’est qu’il désigne, en s’en moquant, tout le vocabulaire apparu à la fin des années 1980 autour de la « politique de la ville ». Derrière ces discours affichant bienveillance et bonnes intentions s’est développée et institutionnalisée une vision profondément misérabiliste et paternaliste du « problème des quartiers sensibles ». Une vision dans laquelle les problèmes sont toujours psychologiques et jamais politiques, les autorités porteuses de solutions et jamais sources des problèmes. Dans ces discours, qui précèdent le tournant sécuritaire du milieu des années 1990, il faut reconnaître que les fameuses origines sont présentées comme des « problèmes » et non comme des menaces à part entière. Toujours est-il que se trouvent alors invisibilisés et pathologisés des individus – jeunes, émeutiers – qui ne sont pourtant pas malades, qui ne souffrent pas d’un vague « mal-vivre » ou « mal-être » mais subissent tout simplement un tort bien réel : une oppression sociale, économique et raciste.
C’est un processus analogue auquel on assiste aujourd’hui avec la notion de diversité. Il est vrai que cette notion émerge en même temps que la question des discriminations : des mouvements sociaux comme la révolte de novembre 2005 et des groupes politiques comme le Mouvement de l’immigration et des banlieues, les Indigènes de la République ou le Cran, ainsi que les travaux de certains chercheurs ont enfin permis de dissiper le voile républicain (« France, pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ») qui recouvre une réalité foncièrement inégalitaire. Nul ne peut plus ignorer que si le chômage des jeunes issus de l’immigration est supérieur d’au moins vingt points à la moyenne nationale, ce n’est pas seulement parce que lesdits jeunes ne sont pas assez « intégrés ». Nul ne peut plus ignorer que si Noirs et Arabes ont plus de difficultés à accéder au logement social, ce n’est pas parce qu’ils malmènent la « mixité sociale » mais bien parce que les entreprises et les organismes HLM fonctionnent comme bien d’autres institutions sur la base de représentations et de catégories qui opèrent un tri entre les méritants et les fautifs, les désirables et les indésirables, et que la couleur de peau, le patronyme et l’origine réelle ou supposée font partie intégrante de ces opérations de classement.
La discrimination est donc enfin reconnue comme une question politique légitime, et les partis politiques ont bien été obligés d’y répondre. Les affiches plus « colorées » qui décorent désormais les murs de nos villes pendant les campagnes électorales – et qui sont enfin un peu plus en rapport avec le multiculturalisme de notre société – en sont le résultat. Mais cette réponse opère un recadrage redoutablement efficace. Comme le dit Christine Delphy : « En tant que féministe, je sais que la révolte des dominées prend rarement la forme qui plairait aux dominants. Je peux même dire : elle ne prend jamais une forme qui leur convient. Et aller plus loin : ce que les dominants attendent, c’est qu’on demande ses droits poliment, et que si on ne les obtient toujours pas, quarante ans après, on fasse comme si de rien n’était » [2]. Et de fait, comment ne pas voir dans l’imposition du lexique de la diversité une injonction à lutter poliment contre les discriminations ?
Demander poliment ses droits, c’est d’abord savoir attendre. Ensuite, et surtout, c’est demander des mesures qui fassent un peu de place aux dominés sans pour autant les redistribuer de manière équitable. Qui aménagent le système sans le bouleverser, ni même le questionner. Qui parlent de discriminations comme de fâcheuses entorses à un modèle français porteur d’égalité et non comme le résultat d’un système.
La promotion de la diversité résume parfaitement tout cela. Elle permet de faire silence sur un autre mot d’ordre : l’égalité, qui est depuis longtemps au cœur des mouvements sociaux de l’immigration et de la banlieue – et qui était notamment au cœur de la Marche pour l’égalité de 1983 et de Convergence 84. Dans ce dernier mouvement, le discours était clair : il ne s’agissait pas de prêcher, de vanter ou de promouvoir la diversité, la pluralité ou la multiculturalité, mais de la constater, d’en prendre acte et d’exiger son corollaire politique : l’égalité juridique, économique et sociale [3]. La promotion de la diversité a justement permis à notre classe dirigeante de verrouiller le débat sur l’égalité tout en sauvant les apparences. Elle a permis la reproduction de l’inégalité raciste, non seulement sur le plan théorique en viciant les termes du débat, mais aussi sur le plan pratique en assurant la reconduction d’un Parlement blanc à 99%. On a pu le constater le 17 juin 2007 à l’issue du deuxième tour des élections législatives : le système n’a été que très peu perturbé. Les places accordées à « la diversité » étaient généralement celles de suppléants ou de candidats engagés dans des circonscriptions ingagnables –moyennant quoi une seule candidate non-blanche a été élue députée en métropole : George Pau-Langevin, dans le vingtième arrondissement de Paris. Une seule élue donc pour des centaines de « candidats issus de la diversité », qu’il serait en vérité plus juste – et moins hypocrite – d’appeler candidats issus des groupes discriminés. Ou bien, en s’inspirant du sociologue Abdelmalek Sayad, candidats issus de la colonisation. Ou encore, plus cyniquement, candidats inéligibles.
Ce texte est extrait, avec l’aimable proposition et autorisation de l’auteur, de Les Mots sont importants, 2000-2010, Sylvie Tissot et Pierre Tevanian, Editions Libertalia, 2010.
[1] Cf. Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, Dictionnaire de la lepénisation des esprits, Esprit frappeur, 2002
[2] Christine Delphy, « Intervention contre une loi d’exclusion », Classer/dominer, La fabrique, 2008
[3] Cf. Abdallah Mogniss, J’y suis, j’y reste. Les luttes de l’immigration depuis les années soixante, Libertalia, 2010