Pour la diversité dans les médias, pour la bonne santé de la démocratie, continuons à essayer de créer des dissonances, par Chafik Allal
La diversité dans les médias, c’est un tambour. Et le tambour en question, rouge et blanc, n’est pas n’importe lequel. Ni le son qui en émane. Et celui qui en joue est un enfant blond –Oskar– souvent habillé en culottes courtes.
Vous l’aurez peut-être deviné, c’est un passage du film Le tambour de Volker Schlondorff [1]. A priori, rien dans le « physique » d’Oskar, ni dans ses appartenances que le film montre, ne nous permettrait de parler d’une quelconque origine « diverse ». Et pourtant, dans l’image-séquence qui me hante, il arrive à assez bien résumer la diversité telle que je la perçois : se retrouvant dans un endroit où a lieu un meeting nazi, archétypique, bien organisé, avec une troupe qui joue de la musique militaire, il s’amuse à créer le décalage. D’abord par un positionnement différent : il se met en dessous des gradins du podium. Ensuite par l’acte qu’il pose : il commence à jouer de façon sensiblement dissonante, avec finesse et fragilité, mais avec une audace mahboula [2]. Et enfin, par sa persistance à continuer de jouer de façon dissonante. Je ne vous raconterai pas tout, mais sachez néanmoins que de proche en proche, la troupe change de musique et commence à jouer une valse qui fait danser tout le monde sauf le Waffen SS, devant se sentir bien seul à faire le salut nazi.
Oui, je persiste, la diversité est un tambour mais un tambour bien particulier consistant, en particulier, à créer le décalage par rapport au discours des dominants. Et pour créer ce décalage, idéalement, il faut de la finesse dans les actes ; plus c’est frontal, moins il y a des chances que ça marche selon moi. Deleuze disait d’ailleurs que « aucune contre-information n’a jamais vaincu l’information ».
Comme ça arrive parfois ou plus souvent, ce numéro d’Antipodes essaie de faire un pas de côté pour nous aider à créer nous-mêmes nos décalages, parce que nous avons l’impression que nos situations sont de moins en moins réjouissantes. Certes, le contexte n’est pas celui dans lequel Oskar a grandi, mais (presque) partout on semble entendre le bruit des pas ; à moins d’être devenus tous des paranoïaques impossibles à guérir (ce qui renseignerait beaucoup sur l’époque que nous vivons), nous sommes de plus en plus nombreux à nous préparer à éventuellement redécouvrir les odeurs, les sensations, les joies des maquis et de la résistance.
Notre résistance ne sera pas armée d’autre chose que des stylos (et des claviers ?) capables de nous inoculer les virus et l’envie de nous reconstruire des vies intéressantes, de repeupler nos imaginaires et nos intérieurs par des idéaux, des luttes, de revaloriser nos croyances en un monde de plus en plus juste et de plus en plus égalitaire, du point de vue du partage des richesses et des pouvoirs. Et nous souhaitons que ces virus contaminent le plus grand nombre pour pouvoir agir ensemble. Nous rêvons de pandémies de résistance et de militantisme, il y va de notre santé mentale. J’entends murmurer puis surgir l’éternelle question pour nous arrêter, nous bloquer : « Et pour faire quoi après ? ». Plus envie de répondre, plus le temps, juste envie de choisir entre le pas de côté et le pas de l’oie. Et probablement que vous aussi avez ou aurez à choisir entre les deux, il n’y a plus beaucoup de moyens ni de possibilités de se débiner. Ça touche à tout, partout : les témoignages en formation nous confirment, par exemple, que les logiques institutionnelles, y compris dans le secteur associatif, se rigidifient, l’uniformisation s’impose et les Oskar potentiels s’enferment dans le silence de la peur.
Alors, pour ce numéro sur les médias et la diversité, nous avons choisi des articles qui, pour la plupart, parlent de démocratie radicale. Plus envie de perdre du temps à nous demander si c’est bien et plus « efficace » que Rachid Arhab ou Harry Roselmack présente le 20h ou le 13h de telle chaîne ou de telle autre. Nous constatons bien que, pour des raisons largement analysées un peu partout, c’est rarement Rachid Arhab qui fera l’information mais bien plus souvent l’information (formats et contenus) qui fera Rachid Arhab.
Cette exigence de démocratie radicale se retrouve dans l’article d’Antonio de la Fuente, focalisant sur la liberté d’expression comme préalable nécessaire à la démocratie et au développement. L’article de Pierre Tévanian et Sylvie Tissot s’emploie, quant à lui, à désensorceler le concept de diversité, y voyant, quand utilisé par des politiciens, une façon de déplacer l’exigence d’égalité ou de la vider de sens. Ce qui rejoint le billet en décalage de Pat McMillan, convaincu de l’impossibilité des journalistes des médias de masse à aborder la diversité de façon intéressante « trop conditionnés qu’ils sont par leur contexte et leurs appartenances » selon lui. L’exigence de plus de démocratie se retrouve également dans l’article de Jean-Claude Mullens, à travers une analyse du profil des « bons clients » d’une émission d’information de la RTBF, Matin première. L’homogénéité de profils des invités est déjà un indicateur de la (non) prise en compte de la diversité : 84% d’entre eux sont des hommes, dans une société où une des idées-croyances dominantes est que l’égalité homme-femme est presque-là. D’autres indicateurs et indices sont également cités et utilisés dans l’article pour analyser la diversité dans l’émission. Pas brillants les résultats obtenus pas le système médiatique en termes de représentation des idées de la diversité, des minorités, des groupes populaires ou dominés : on la sentait intuitivement, cette analyse le confirme.
D’où l’idée de mettre en place ou de renforcer des médias populaires, qui seraient aux médias de masse ce que l’éducation populaire est à l’institution scolaire traditionnelle. Des réflexions sur de tels médias populaires sont esquissés dans l’article de Nicolas Almau. Le reste des articles met en avant des médias qui font le pas de côté pour créer la dissonance, telle qu’introduite plus haut. Différents actes posés dans différents pays du monde –France, les deux Congo, Burundi, Belgique– sont présentés par des auteurs curieux et acceptant de jouer le rôle de passeurs. Et les actes qu’ils posent, à travers leurs médias ou les articles, ne sont pas des expériences, comme on les présente parfois avec un petit haussement d’épaules : ce sont bien des actes de résistance.
En effet, c’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui : poser des actes de résistance. La contre-information est en train de mourir de sa belle mort, car jamais aucune contre-information n’a empêché l’information dominante de s’imposer ; certaines hypothèses prétendent même que, parfois, ça la renforce. Sauf si, sauf quand, la contre-information devient acte de résistance.
Je repense à Oskar et à son tambour. Je me demande ce qu’il aurait pu faire contre les nazis durant ce meeting s’il avait juste choisi d’argumenter et de faire de la contre-information ; je n’aurais pas donné cher de sa peau, mais, sait-on jamais ? Pour tous les Oskar, pour la diversité dans les médias, pour la bonne santé de la démocratie, continuons à essayer de créer des dissonances.
A vos tambours et bonne lecture !
[1] Sorti en 1979. Ce film, adaptation au cinéma d’un roman de Günther Grass, raconte l’histoire d’un enfant, Oskar, vivant à la fin des années 1920, dans la région de Dantzig (Gdansk), et qui, par refus du monde cruel et surfait des adultes, décide à l’age de trois ans de ne plus grandir.
[2] Mahboula masc mahboul : m. fém. ar. Folle, masc fou. Oui je sais, le mot n’est pas encore totalement passé dans la langue française, mais c’est ma façon à moi d’essayer de créer le décalage aujourd’hui.