Le procès des Black wolves

Mise en ligne: 18 novembre 2011

Comment faire un fait divers ethnique, par Jean Claude Mullens

« Encore une fois le délire, ça consiste en quoi ? Ca ne consiste pas à délirer mon père et ma mère. Ça consiste à délirer le noir, le jaune, le grand Mongol, l’Afrique... ».

Gilles Deleuze

Dans la nuit du samedi 22 au dimanche 23 octobre 2005, deux groupes de jeunes se retrouvent apparemment par hasard dans une discothèque du quartier de la Bourse à Bruxelles, rue Henri Maus. Ces jeunes se connaissent plus ou moins, mais ne s’apprécient guère. Il existe en effet des différends entre certains membres des deux groupes. L’ambiance dégénère. Vers 3 h du matin, une bagarre éclate à l’extérieur de la discothèque. Lors de la bagarre, un des jeunes, âgé de 22 ans, décède après avoir reçu un coup de couteau au cœur. L’enquête conduit à l’arrestation de cinq personnes qui durent répondre en mars 2008 devant les Assises de Bruxelles d’homicide volontaire. Quatre d’entre elles sont poursuivies pour avoir coopéré directement à l’exécution du crime. Quant à la cinquième, elle est considérée comme l’auteur présumé des coups mortels.

Bien que le procès d’Assises aie fait l’objet de plusieurs articles dans différents quotidiens, j’ai choisi de travailler exclusivement à partir des articles écrits par Stéphane Detaille pour le journal Le Soir. Le procès a fait l’objet de 14 articles dans Le Soir. Le 2 mars, Un « Black Wolf » a tué un « Finest » (I) ; le 3 mars, Pas de Black wolf dans le box (II) ; le 4 mars, Grace « ne voulait pas tuer » (III) ; le 5 mars, Grace était-il un Black Wolf tout neuf ? (IV) ; le 6 mars, L’auteur a frappé à deux reprises (V) ; le 7 mars, « Il disait qu’il priait » (VI) ; le 10 mars, Rien que des gars bien (VII) ; le 11 mars, « La bande est criminogène » (VIII) ; le 12 mars, Les loups et l’agneau (IX) ; le 13 mars, Kialanda et Mangala invoquent l’excuse de la provocation (X) ; le 14 mars, Tout est simple, même les coups (XI) ; le 17 mars, Trésor réclame l’acquittement (XII) ; le 18 mars, Pour le jury, les accusés forment bien une bande (XIII) ; le 19 mars 2008, Le meurtrier est condamné à treize ans (XIV). Tous les articles ont été écrits par Stéphane Detaille à l’exception de celui du 12 mars 2008 qui a été rédigé par Chloé Andries.

Parlez- nous « bandes » !

Avant même l’ouverture du procès, dès le premier article, l’affaire est entendue, Stéphane Detaille sait que « si Lionel Isenge est mort, cette nuit là, c’est d’abord pour ça : parce que les « Black wolves » ont reçu comme une provocation intolérable cette arrivée des « Finest » au « Lounge Bar », une discothèque dont les Ixellois ont fait leurs Q.G. » (I). Pour construire cette opinion, l’auteur semble s’appuyer sur les investigations menées par la police « dans l’univers tribal des bandes urbaines, gouverné par des codes d’honneur abstrus et un sens quasi félin du territoire » (I).

Dans son premier article, Stéphane Detaille utilise des guillemets chaque fois qu’il cite les noms des « bandes ». On aurait pu y voir une manière d’exprimer une certaine neutralité quant à la qualification des groupes impliqués dans cette affaire. Rien de cela. Pour Stéphane Detaille, les « Black wolves », les « Finest », aussi parfois appelé « Berchem » ou « Simonis » existent en tant que « bandes ». Le « Black wolves » est en effet « une bande ixelloise dont le territoire s’étend de la porte de Namur au centre de Bruxelles », alors que les « Finest » « zonent dans le nord de Bruxelles » (I).

Dès son deuxième article, Stéphane Detaille abandonne l’usage des guillemets lorsqu’il cite le nom des « bandes ». Rien d’étonnant, Stéphane Detaille est vraisemblablement quelqu’un de décontracté, qui sait parler jeune. Il y a en effet les « potes » qui « zonent », les « policiers qui agrafent », les « videurs » qui « lourdent », la « clique » qui « picole », les « lascars » qui témoignent, les « gaillards » qui baissent la tête, etc (II). Cette légèreté dans le style donne aux lecteurs l’impression d’être face à roman-feuilleton, impression renforcée par le portrait de l’Auteur qu’accompagne chacune de ses chroniques, et par la structure épisodique propre aux procès d’Assises. Fiction ou réalité, fiction et réalité, on sait plus très bien. Qu’importe !

Ethnologues de commissariat

S’il ne fait pas partie du même « univers tribal » que les inculpés, Stéphane Detaille connaît néanmoins les expressions qui y ont cours. Alors, pour mieux nous faire sentir cet univers, l’auteur n’hésite pas à utiliser les mots des « bandes », tel que « mandars », armes utilisées par les « bandes » (VI). Selon Stéphane Detaille, toute personne appartenant à une « bande » doit avoir ses « mandars », c’est-à-dire sa « panoplie réglementaire » d’armes : scies pliantes, cutters, et battes (VI).

Pour décrire les « bandes », Stéphane Detaille s’appuie systématiquement sur la police. Il cite ainsi les propos d’un inspecteur qui égraine, comme autant de noms de « tribus », le nom des différentes « bandes » qui « sévissent » du côté de la Porte de Namur : « le Kung Fu Clan, les Black Demolition, les Black style, les Maf ». Aidé par ces ethnologues de commissariat, Stéphane Detaille nous explique que les « bandes » fonctionnent « selon une préséance fixée par une hiérarchie tatillonne : « Les membres du Kung Fu Clan et des Black D sont les plus anciens et les plus respectés. Ils peuvent, à ce titre, donner des ordres aux bandes plus jeunes -les Black Wolves et les Maf- qui exécutent la sale besogne » (IV).

A en croire la police, qui est apparemment selon Detaille une source d’information impartiale, les accusés occuperaient des positions très précises, associées à un grade militaire, au sein d’une structure pyramidale : « Parmi les autres accusés, on trouve le leader de la bande, un de ses trois lieutenants et un simple soldat (...) chacun a agi, selon son rang, pour fomenter le meurtre » (IV). Ou encore, « Fabrice « Mulayi » Mukuna était l’un des trois lieutenants d’Orson, Tchibamba « Popol » Lomami était simple soldat et (...) Garcia « Grace » Kialanda avait lui aussi rejoint la clique au titre de « nouvelle recrue » (IV).

Au sujet de l’impartialité des enquêteurs, l’un des avocats de la défense rapporte que son client a « pâti d’une enquête partiale diligentée par des autorités lassées par les incartades des bandes urbaines. « J’ai fait le compte, dit-elle : ils étaient onze ! Onze inspecteurs qui sont venus dans cette salle, avec des organigrammes dans lesquels Fabrice tient un rôle qui n’a jamais été le sien. Il fréquentait Orson parce qu’il était son ami et leur rencontre, ce soir-là, était fortuite » (XIV).

Enfin, certains n’hésitent pas à présenter l’homicide de Lionel Isenge comme une épreuve initiatique à laquelle aurait été soumise Garcia Kialanda dans le cadre de son « adoubement » chez les « Black Wolves », « Grace était l’instrument qui devait passer le test, le concours d’entrée ». Cette thèse renforce bien entendu les représentations liées à la « tribalité » des « bandes », mais elle semble malheureusement infondée comme le relève l’avocat de Garcia Kialanda, « Grace connaissait Orson depuis trois ans, il aurait eu cent occasions de s’acquitter de ce rite avant cette nuit-là » (X).

« Laissez-moi rire ! »

Un autre aspect assez questionnant des articles de Stéphane Detaille tient au ton ironique utilisé de manière systématique pour présenter les accusés. Stéphane Detaille s’interroge ainsi de manière faussement naïve : « D’inoffensifs flibustiers de la scène rap ? ». Sous entendu : « Laissez-moi (nous) rire ! ». Les parents des inculpés sont aussi dépeints de manière à susciter le sourire narquois du lecteur : « Ce fut, toute la journée de lundi durant, le long défilé des témoins de moralité, venus célébrer les grandes qualités de cœur des cinq accusés. On entendit ainsi la mère de Trésor « Pirate » Mutumba. Puis sa compagne, dont il a une fille depuis l’été 2006. Toutes deux ont dit quel homme généreux et soucieux d’autrui il était : « il est même plus sensible que moi, expliquera sa compagne : il arrivait qu’une émission télévisée le mette au bord des larmes ». (VII). Les noms et les surnoms des accusés font également l’objet de plaisanteries, par exemple lorsque Detaille joue avec les noms Trésor « Pirate » Mutamba : « Un cri dans la salle, « Merci Jésus ! ». C’est la mère dudit Trésor, qui sanglote » (IX).

Collectiviser les actes de délinquance

Stéphane Detaille pratique aussi la collectivisation des actes de délinquance commis précédemment tantôt par les deux « bandes », tantôt par quatre des cinq accusés : « Selon les chiffres fournis par le parquet, les membres des deux bandes (les « Black wolves » et les « Finest ») ont ensemble fait l’objet de 298 dossiers : une partie a été classée sans suite, mais certains ont donné lieu à des condamnations ou sont toujours à l’instruction » (VI). Ou encore, « Tous ont déjà eu maille à partir avec la Justice. Pas qu’une fois. Pas que pour des peccadilles : vols avec violence, viols en bande, coups et blessures volontaires, détention et vente de stupéfiants... » (II).

Cette manière de présenter les choses a pour effet de faire disparaître les individus en tant que tels, pour ne les faire exister qu’en tant que groupe, qu’en tant qu’ensemble indistinct. En d’autres termes, l’auteur amalgame les « bandes africaines » et les accusés de sorte que la responsabilité individuelle des personnes disparaît au profit d’une responsabilité collective. Ce faisant, il renforce encore un peu plus la thèse de l’existence des « bandes ». Comme si pour l’auteur, les accusés n’étaient pas des individus autonomes, mais bien des personnes profondément agies à la fois par la pression du collectif et par leur « nature ». Il s’agit en effet d’Africains. Or, comme chacun sait, les Africains ont tendance à vivre dans un « univers tribal » et à se comporter « naturellement » comme les animaux féroces (« un sens quasi félin du territoire » (I)) de la jungle ou de la savane. On retrouve ici les traditionnels stéréotypes véhiculées à l’égard des Africains. Cependant, à quelques reprises, Stéphane Detaille se fait plus précis, en termes de responsabilité individuelle, lorsqu’il rapporte par exemple qu’à 17 ans Orson Ikete, que la police considère comme le chef des « Blacks wolves », a « tenté d’assassiner un membre des Berchem, ce qui lui avait valu d’être condamné, le 6 avril 2004, à une peine de 54 mois de détention assortie d’un sursis probatoire de cinq ans pour ce qui excédait les 30 mois » (II). Le journaliste est également plus précis lorsqu’il évoque le témoignage du « nommé Inano » appelé au procès d’Assises comme témoin. Il est le seul dont on apprend qu’il a séjourné à Everberg pour avoir participé à « une tournante », c’est-à-dire à un viol collectif.

La notion de « bande urbaine »

Vers la fin du procès, on a vaguement l’impression que Stéphane Detaille commence à accorder plus d’importance à l’indispensable travail de déconstruction de la notion de « bande urbaine » : « Bande urbaine. La seule évocation de ces deux mots provoque une efflorescence d’images barbares en provenance directe de ces mythologies en cinémascope dont notre époque est si prodigue. Quand le phénomène, né aux Etats-Unis, est apparu en Europe, on a voulu voir des bandes urbaines partout : « Au début des années 90, certains articles de presse évoquaient l’existence de 500 à 600 bandes urbaines sur le seul territoire de Bruxelles, mais les journaux mélangeaient tout », a expliqué jeudi, devant les jurés, le magistrat fédéral chargé jusqu’il y a peu de cette forme particulière de criminalité » (VIII).

L’intervention de ce magistrat a également permis de préciser ce que la police et la magistrature entendaient par « bande urbaine » : « la bande urbaine est très différente de la bande traditionnelle telle qu’elle peut être définie par le Code pénal quand il évoque l’association de malfaiteurs. La bande traditionnelle est formée par des délinquants qui s’associent pour commettre une infraction. Dans le cas de la bande urbaine, c’est le groupe qui est criminogène, qui favorise en son sein une émulation malsaine poussant ses membres à commettre des infractions toujours plus graves. Dans le cas particulier des bandes africaines, le groupe comble souvent le déficit d’identité des membres qui retrouvent dans la bande une famille de substitution » (VIII).

Ces définitions de la « bande urbaine » ont tendance à confondre marginalité (déficit d’identité, origine étrangère) et délinquance. Les groupes de jeunes sont également considérés de manière essentiellement négative, car ils favoriseraient en leurs seins une émulation malsaine.

Le témoignage du magistrat a également été l’occasion de mieux comprendre les critères utilisés par la police et la magistrature pour « ficher » un jeune comme membre d’une « bande » : « les différents services de police concernés, décide de ficher un délinquant comme membre d’une bande urbaine en fonction d’une série de critères bien précis, sont notamment regardées comme caractéristiques des bandes urbaines quatorze infractions qui, pour la plupart d’entre elles, sont dirigées contre les personnes. « Ce statut est conféré pour une période de quatorze mois à l’échéance de laquelle le dossier du délinquant sera reconsidéré par les autorités ». Les cinq jeunes gens qui comparaissent depuis huit jours devant les assises pour le meurtre de Lionel Isenge étaient tous fichés comme membres d’une bande urbaine - curieusement, Garcia « Grace » Kialanda le fut près d’un mois après les faits dont il répond actuellement devant les jurés bruxellois » (VIII).

Parmi les quatorze infractions qui permettent à la police et à la magistrature de conférer le statut de membre d’une « bande urbaine », on retrouve, comme par hasard, la rébellion, ainsi que des délits plus traditionnels, tels que la vente de stupéfiants, les extorsions, les vols à l’aide d’effraction, etc. Le fait que la rébellion soit considérée comme un critère d’appartenance à une « bande » renforce la thèse de la criminalisation des groupes de jeunes.

Populations problématiques

L’article de Stéphane Detaille nous pousse à nous interroger plus en profondeur sur la signification et la portée exacte de la notion de
« bande urbaine ». David Yansenne, Commissaire divisionnaire, Chef de la zone de police de Bruxelles-Nord rapporte qu’initialement il était très difficile de caractériser les « bandes » car « la plupart n’atteignaient pas un niveau d’organisation structuré et comparable à celui des bandes américaines. » . C’est la raison pour laquelle le Parquet de Bruxelles a décidé de construire une typologie des « bandes », dans le but « d’affiner l’approche et de rechercher une efficacité maximale ». C’est ainsi que l’on catégorisa les bandes en « associations de malfaiteurs », en « bandes ghettos », en « bandes à leader » et en « bandes spontanées ».

L’affinement de ces grosses catégories aboutit en 1997, avec le soutien de la Commission parlementaire chargée d’enquêter sur la criminalité organisée, à la création d’une banque de données « bandes urbaines ». Carla Nagels a analysé très finement l’évolution du discours de la Chambre des représentants de Belgique entre 1981 et 1999 en matière de violence et de jeunesse. Elle montre à travers sa recherche le rôle décisif joué par les parlementaires dans la fabrication de populations problématiques. Pour elle, l’interprétation du phénomène des émeutes urbaines marque une évolution significative du regard porté sur la jeunesse : « La jeunesse ne s’envisageant plus comme un groupe social particulier mais bien comme un ensemble d’individus, si révolte il y a, telles les émeutes urbaines qui ont jalonné les années quatre-vingt-dix (91, 95, 97), elle ne peut s’envisager qu’en termes de délinquance ou, tout au plus, comme l’expression d’une classe dangereuse, c’est-à-dire comme un ensemble d’individus ne sachant pas contre qui il se bat ni contre quoi ». Selon elle, associer les jeunes précaires, les jeunes urbains, les jeunes des minorités ethniques stigmatisées à une classe dangereuse doit nous poser question.

Les personnes impliquées dans la bagarre ayant conduit au décès de Lionel Isenge ont vivement réfuté appartenir à une « bande urbaine ». Ils remirent également en question l’idée selon laquelle le décès de Lionel Isenge aurait été lié à une lutte pour la maîtrise d’un territoire. Orson Ikete affirme ainsi qu’ « une chose est sûre (...). Tout ça n’est pas une histoire de territoire. C’est une histoire d’immaturité. On a manqué de jugement. Personnellement, je n’avais pas de haine pour Lionel. Il a d’abord été victime de l’image de leader qu’on lui collait » (II). Cette manière d’envisager les faits en termes d’immaturité et d’erreur de jugement me semble loin d’être absurde. Privilégier cette vision des choses aurait sans doute ruiné certains « délires » au sujet des « bandes urbaines ». Axel Isenge, le frère de la victime, présente également une version assez proche de celle d’Orson Ikete, pour qui les « Finest » « n’était guère qu’un groupe d’amis (...). Mais les Black Wolves en ont fait une bande parce que leur propre bande avait besoin d’une rivale pour exister » (IV). A travers ces extraits, on peut voir que les personnes impliquées dans cette affaire ne considèrent pas appartenir à une « bande », même si par ailleurs, ils déclarent que les « autres » appartiennent effectivement à une bande. Cette vision des choses devrait nous amener à nous questionner sur les usages sociaux de la notion de « bande » : qui considère que telle personne appartient à une « bande ? A quelles fins ? Dans quel contexte ? Comment le groupe se choisit-il un nom ? A cet égard, il existe aussi de la part des commentateurs une grande confusion entre groupe de musique et « bande urbaine », ainsi qu’entre groupes de socialisation (lié au voisinage, aux lieux de socialisation, à l’origine nationale des parents ou aux liens de parenté) et « bandes urbaines ».

Observatoire Bayaya

Ngyess Lazalo Ndoma de l’association Observatoire Bayaya réfute l’appellation « bande urbaine. Pour lui, une « bande » est un groupe dont l’objectif est de se rencontrer pour commettre des actes délictueux. Or, selon lui, les jeunes dont on dit qu’ils appartiennent à une « bande » se caractérisent surtout par le fait qu’ils vivent les mêmes problèmes, les mêmes situations familiales ou sociétales. Ce sont des jeunes qui se voient discriminer partout, et se retrouvent entre eux par solidarité. Il admet que parfois ces groupes de jeunes s’expriment par la violence, et font des bêtises, et parfois de grosses bêtises . Mais pour lui, ces jeunes sont récupérables dans 97% des cas : « on peut travailler avec eux et faire quelque chose de bien, le groupe ce n’est pas toujours quelque chose de forcément mauvais, le groupe peut véhiculer des bonnes valeurs, ça dépend comment on peut l’encadrer. Alors qu’une bande, on ne peut pas l’encadrer parce que son objectif premier c’est de se réunir pour commettre des actes délictueux, ils se recrutent pour faire du mal, c’est des gens dont on se dit que là on peut trouver un bon assassin, quelqu’un qui sait bien manier le révolver, quelqu’un qui sait bien faire le mal, ça, c’est une bande. Mais le phénomène ici ce n’est pas une bande, ce sont des gens qui se retrouvent ensemble dans un même quartier ou pas, mais qui vivent surtout le même désarroi, les mêmes problèmes familiaux qui les poussent à vivre dehors ».

Pour Ngyess Lazalo Ndoma, les noms des bandes servent surtout à s’identifier, « parce que ces gens sont en manque d’identité, alors ils se donnent une identité pour se reconnaitre, pour se valoriser. Les noms servent surtout à s’identifier ». En ce qui concerne l’organisation hiérarchique des groupes, Ngyess Lazalo Ndoma a tendance à relativiser les choses : « Dans chaque groupe, il y a les plus anciens, ceux qui viennent d’arriver, le plus courageux, celui qui sait bien parler, etc. Parfois, celui qu’on présente comme leader, en fait il n’est rien. Comme dans le procès, on présente Orson comme leader, je ne vois pas comment Orson qui avait 17 ans à l’époque aurait pu être le leader de jeunes qui avaient 21 ans. Dans les encadrements qu’on avait avec eux, je voyais bien qu’il n’était pas le leader, ça me fait rire quand j’entends dire que c’était lui le leader ».
Selon lui, s’il y avait plus d’attention accordé aux problèmes des jeunes, si on donnait les moyens aux associations de faire leur travail, des adolescents comme Orson, qui avait cessé de dealer, auraient pu s’en sortir.
Il rappelle également que les groupes de jeunes existent dans toutes les civilisations, et cela depuis longtemps. Les jeunes sortent en effet souvent du milieu familial vers 12-13 ans pour se construire une identité. Selon lui, ces groupes devraient être encadrés par la société, or le problème de ces groupes, c’est justement qu’ils ne sont pas encadrés.

Ngyess Lazalo Ndoma rappelle également que la communauté congolaise de Belgique est un fait social assez récent. Dans les années 70 et 80, la communauté était surtout formée d’étudiants. Vers 1985, suite aux problèmes économiques et politiques au Congo, on a vu une augmentation de l’immigration congolaise vers la Belgique. Au cours des années 90, la communauté congolaise de Belgique a vécu de profondes modifications avec l’apparition de jeunes nés ou ayant grandi en Belgique. Or, ces jeunes, plus que leurs parents ou leurs ainés, considèrent la Belgique comme leur pays. C’est la raison pour laquelle ces jeunes se révolteraient plus volontiers.

C’est dans ce contexte qu’apparait au milieu des années nonante, les « New jack ». Ngyess Lazalo Ndoma rapporte qu’il a été témoin de la naissance de ce groupe. A l’époque, des jeunes se retrouvaient autour de l’Eglise de Saint-Josse. Finalement, on a vu des bagarres entre jeunes maghrébins et africains pour l’accès à la place. Selon lui, à l’époque les médias n’ont pas parlé de cette situation. En 1999-2000, les journalistes ont commencé à dénoncer l’existence de ces groupes, sans chercher cependant à comprendre le phénomène. Il regrette cette focalisation des journalistes sur les aspects les plus négatifs concernant les communautés d’origine africaine. Pour lui, actuellement, la couverture médiatique des faits divers ne sert pas à grand-chose, dans la mesure où elle n’a pas beaucoup d’effet sur le renforcement des politiques publiques à destination des jeunes.

Cette indifférence à l’égard des jeunes d’origine africaine est lié selon lui au fait qu’on considère ces jeunes non pas comme des Belges mais comme des jeunes Africains. Ngyess Lazalo Ndoma se souvient qu’après les émeutes de Saint-Gilles et Forest, les autorités publiques ont organisé des conseils consultatifs pour comprendre ce qui c’était passé. Ces conseils consultatifs attirèrent l’attention des pouvoirs publics sur le manque d’anticipation par rapport aux questions soulevées par les enfants des migrants. A l’époque, on disait que les Africains étaient pacifistes, qu’ils ne feraient jamais la même chose que les maghrébins, parce que cela ne faisait pas partie de leur culture. L’animateur de l’Observatoire Bayaya considère que si les politiciens ont accordé plus d’importance aux jeunes d’origine maghrébines, c’est aussi parce qu’ils représentaient un poids électoral. De plus, selon lui, l’indifférence à l’égard des jeunes d’origine africaine serait liée à un problème de race : « Dans l’inconscient des « Blancs », même quand ils disent qu’ils préfèrent les Africains parce qu’ils sont moins violents, ils ne sont pas musulmans, ils font une classification des races, en mettant les Africains plus bas que toutes les races ». Pour Ngyess Lazalo Ndoma, les Belges n’auraient toujours pas digéré l’indépendance du Congo. Il y aurait selon lui une sorte d’agressivité refoulé lié à l’histoire de la décolonisation, « Je pense qu’il faut passer à autre chose. Mais je crois que ça existe toujours. Les Congolais plus âgés continuent à considérer les Belges comme des parents, comme des oncles, alors que ce n’est pas le cas. Les jeunes par contre se mettent sur le même pied d’égalité que les Belges, pour eux, ils sont ici chez eux. Ce n’est pas de la nostalgie comme pour les Congolais qui ont connu la colonisation, ils se considèrent d’abord et avant tout comme Belges ».

Ngyess Lazalo Ndoma regrette surtout que la médiatisation des faits divers aie si peu d’impact au niveau des politiques publiques : « Pour moi, les journalistes font leur travail, mais ça devrait être suivi de faits politiques, j’en veux surtout aux politiques plus qu’aux journalistes. Certains journalistes font un bon travail en mettant le doigt sur les moyens nécessaires à la mise en place de politiques positives ». Cependant, il estime que les médias ne devraient pas se limiter uniquement à du « one shoot », ils devraient également interpeller les pouvoirs publics et faire un travail continu, et pas seulement lorsqu’il y a un procès.

Pour Mireille Robert, de l’Observatoire Bayaya, ce qui pose surtout problème c’est la manière dont les journalistes parlent des difficultés rencontrées par les communautés d’origine subsaharienne, « c’est la manière d’utiliser les mots, cette manière de faire pousse à mélanger les problèmes sociaux, à ethniciser les problèmes sociaux ». Selon elle, « Le problème c’est la manière de présenter les choses, parce que les gens qui n’ont pas un regard critique prennent ces informations pour argent comptant...les Noirs sont plus violents, ils se mettent en bande, leurs jeunes s’entretuent, etc. Mais c’est vrai, qu’on a une dent plus envers les politiques qu’envers les journalistes, car les politiques ne prennent pas la balle au bond, et ne règlent pas les problèmes. Puis, les politiques peuvent influer, légiférer sur la manière dont les journalistes parlent de ces faits. Si les médias publics abordaient ces sujets d’une autre manière, alors on verrait peut-être un changement de ton dans la manière d’aborder les problèmes. Le problème, c’est la manière générale dont on traite la communauté africaine dans le pays d’accueil, comment, par exemple, à l’école, on ne parle pas de la colonisation dans les cours. Les médias ne sont qu’un indicateur de la manière dont on traite en général les communautés d’origine étrangère ».

Comme on peut le voir, les personnes rencontrées nuancent leurs critiques à l’égard des médias, en insistant sur l’importance du rôle des politiques dans la prise en charge des problèmes que rencontrent les communautés d’origine étrangère.

Culturalisme médiatique

En mentionnant l’origine des protagonistes, en confondant marginalité et déviance, en utilisant la notion de « bande urbaine » sans appareillage critique (sans déconstruction), en faisant une relation-romancée du fait divers, en l’assaisonnant de détails présentés sur un ton ironique ou cynique, en affublant le comportement des protagonistes d’un caractère « ethnique », il est possible de transformer un triste fait divers, dramatiquement ordinaire, en un événement exceptionnel qui aurait quelque chose à nous apprendre des problèmes soulevés par la diversité sociale et culturelle au sein de nos sociétés.

Cette manière d’aborder les faits divers « ethniques » a pour conséquence d’atténuer la distance qui devrait séparer le discours journalistique du discours raciste. A cet égard, les blogs sont de bons révélateurs de cette distance-proximité entre discours journalistique et raciste. Si des journalistes ont un langage plus policé que les bloggeurs racistes, force est de constater que certains thèmes ou motifs mis en avant par ces journalistes se retrouvent in fine sur certains blogs (les us et coutumes « tribales » importées, la sauvagerie, l’animalité, la dangerosité, le ton ironique ou cynique). A titre d’exemple, voici ce qu’on peut lire sur certains blogs au sujet des « bandes urbaines » : « Ces racailles importées amènent dans leurs bagages, les us et coutumes tribales de leurs aïeux. Que l’on réexpédie ces sous-merdes dans leurs pays d’origine ». « Ben, oui, il n’y a plus de wagons à bestiaux pour les renvoyer chez eux ? On ne leur doit rien que je sache, et il n’y a aucune raison de mettre des gants avec des sauvages, point barre...Les droits de l’homme ? On verra s’ils vont en bénéficier longtemps au Congo ou ailleurs en Afrique s’ils se comportent en animaux comme chez nous...aux crocodiles, oui.... ». « Si rien n’est fait pour enrayer ce fléau qu’est l’immigration sauvage et incontrôlée, la question de la crise d’identité de l’Europe ne se posera même plus ! Nous serons des esclaves et nos enfants aussi. Personnellement, je suis pour la création de milices composées de citoyens ayant un minimum de loyauté envers ce pays et ces habitants. La police ne suffira pas lorsque les premières vraies révoltes d’immigrés auront lieu. On n’est jamais mieux servi que par soi-même ! ».

En termes de perspectives, il faudrait continuer à s’interroger sur les alternatives favorisant la prise en compte de la diversité présente au sein de nos sociétés, tout en évitant les écueils du culturalisme. Une piste consisterait à accorder plus d’importance au point de vue des personnes et des groupes directement concernées par les effets du traitement médiatique des faits divers « ethniques », de manière à construire des représentations plus complexes des personnes et des groupes généralement stigmatisées pour leur « étrangeté » et leur « dangerosité ».