Penser la diversité pour démocratiser les médias publics, par Jean Claude Mullens
« Ceux et celles que la bêtise a capturés ne méritent ni accusations ni indignation. En fait ils ne méritent rien, car c’est ce sous l’emprise de quoi ils sont qui importe » [1].
« La Première, c’est la radio de référence en matière d’information. Elle intéresse un public curieux, avide d’information et de culture. C’est la radio des classes sociales les plus élevées : 44% appartiennent aux classes sociales 1 et 2 et 55% ont fait des études supérieures » [2]
En tant que « radio de référence » pour les « classes sociales les plus élevées », La Première contribue à faire l’actualité politique de « nos » responsables [3]. Comme l’explique Bertrand Henne, journaliste en charge de dialoguer avec les invités, les déclarations des « grands acteurs » de l’actualité belge invités à « s’expliquer » à Matin première « nourrissent » souvent l’ « actualité » durant plusieurs jours [4]. Ce pouvoir de faire l’actualité est toutefois limité par d’autres acteurs du champ médiatique. La Première doit composer avec la concurrence comme Bel RTL, mais aussi avec l’audimat, et avec ses représentants sur terre, les acteurs de l’industrie publicitaire et du marketing. Pour ces acteurs, les critères d’évaluation et de comparaison d’une radio ou d’une émission sont d’abord et avant tout son « niveau d’audience », ses « parts de marché », le « profil du public », le temps d’écoute des auditeurs, etc. L’influence de ces critères d’évaluation sur les responsables des médias publics est certainement plus forte que les pressions des partis politiques. La présentation par Francis Goffin, directeur général des radios de la RTBF, des résultats de la dernière vague de sondages relatifs aux audiences des radios en Belgique de la mi-janvier à la mi-mai 2010 illustre assez bien cette tendance à la fétichisation de l’audimat : « Avec trois radios en très forte hausse (réalisant les trois meilleures progressions), la RTBF continue d’être en grande forme et marque très clairement cette vague de son empreinte. Les radios publiques atteignent 34,1% de parts de marché (plus 6%) et 1.224.000 auditeurs chaque jour (+5%). Cette croissance s’inscrit, en l’accélérant, dans la continuité de l’évolution positive, observée depuis 2006, de la moyenne des audiences des radios de la RTBF : 26,3% en 2006, 28,0% en 2007, 31,3% en 2008, 31,7% en 2009 et 34,1% pour cette première vague de 2010 » [5]. Une telle manière de présenter le bilan d’une grande institution culturelle publique comme la RTBF radio montre assez bien l’emprise de la logique de l’audimat sur la manière de penser la culture et le service public aujourd’hui. En lisant Francis Goffin, on a en effet l’impression d’être face à un « manager » d’une multinationale qui présenterait les résultats semestriels de son entreprise et qui promettrait à ses actionnaires un bon « retour sur investissement ».
Cette logique qui transforme les auditeurs-citoyens en parts de marché et les responsables des médias publics en gestionnaires d’entreprises marchandes est malheureusement plus qu’une réalité discursive. Concrètement, les interprétations de l’évolution de l’audimat permettent de justifier « rationnellement, objectivement » les changements de programme ou d’émission au nom de la « maximisation des parts de marché », et aussi, pour certains, au nom de la « démocratisation » de la culture. Par exemple, face à la « contre performance » de La Première au premier semestre 2010, « perte de 6% en parts de marché », les responsables de la radio devraient revoir selon Agnès Gorissen (Le Soir) la programmation de la matinale pour rendre « la tranche moins institutionnelle, moins politique, moins « ronflante » [6]. Pour y parvenir, La Première devrait supprimer la chronique de Paul Herman. Car, comme l’écrit Agnès Gorissen, cette chronique était ringarde, elle « n’était clairement plus dans le ton » [7]. Quel ton ? Celui du marché ? Celui du « fun », du « cool », du « buzz », du « in », du « twitt » ? Les chiffres de l’audiométrie sont ainsi le principal outil de mesure pour dire ce qui est « moderne », « branché », « pas ringard ». Et, à la minute près, comme le fait Jean-François Lauwens (Le Soir), avec le ton décontracté de la méchanceté : « Le matin (7h20), (Paul Herman) le donneur de leçons de la gauche bien pensante plombait l’audience (elle plongeait entre 7h15 et 7h30). Une tranche plus austère semble peut-être plus appropriée à ses chroniques ». En 1998, à la fin du siècle dernier - comme c’est loin, comme c’est austère, comme c’est ringard - le philosophe Gilles Châtelet écrivait que l’équation : marché égal démocratie égal majorité d’hommes moyens, conduit de plus en plus « nos » responsables à fonder leurs décisions sur les désirs et dispositions qu’ils attribuent à l’« homme moyen » par l’intermédiaire de trois entités : le nombre ventriloque de l’ « opinion », le nombre clignotant des « grands équilibres socioéconomiques » et le nombre-chiffre de la statistique mathématique [8] Dans cette « thermocratie », enfin affranchie de tous les « grands espoirs » et de tous les « grands récits » (« la gauche bien pensante qui plombe l’ambiance »), la fluidité est devenue l’essence même de la démocratie, c’est le gendarme pacifique qui vous rappelle que : « Si vous n’êtes pas fluides, vous deviendrez très vite des ringards. Vous ne serez pas admis dans la Grande surboum mondiale du grand marché… ». Aujourd’hui, « Le « jeune plein d’énergie » est donc censé incarner la modernité et donner l’exemple face aux « ringards » et aux « conservateurs rigides » qui montrent peu d’enthousiasme pour la fluidité curieusement toujours décrétée d’en haut par les pantoufles volantes, ces décideurs toujours en transit fugace d’un fauteuil directorial à un autre » [9].
Dans le cadre d’une réflexion collective au sein de notre association sur la notion de diversité dans les médias, et dans l’idée de mieux comprendre la portée empirique de ce concept de diversité, je me suis penché sur les interviews et les Questions publiques de Matin première diffusées entre le 14 août 2009 et le 17 août 2010 (253 émissions, 297 invitations, 218 invités). La retranscription des entretiens est accessible sur le site internet de La Première. Ces émissions diffusées du lundi au vendredi sont également disponibles en libre téléchargement sur le site de la radio. Ce travail d’archivage des émissions du service public est une excellente initiative qui contribue à atténuer le sentiment d’amnésie collective que suscite parfois le flux ininterrompu d’informations véhiculées par les médias.
A partir des données recueillies sur le site de la Première, j’ai regroupé les invités de l’émission Matin première en plusieurs catégories : 1) Les représentants des partis politiques ; 2) Les invités issus du monde académique ; 3) Les experts indépendants, ou issus d’institutions publiques ou privées ; 4) les représentants des syndicats et des mutualités ; 5) Les patrons et les représentants du patronat ; 6) Les représentants des cultes ; 7) Les représentants des associations, des ONG, et les témoins privilégiés issus de la société civile ; 8) Les journalistes ; 9) Les sportifs. A partir de ce regroupement des invités, j’ai essayé d’objectiver et de discuter la plus ou moins grande diversité des intervenants de Matin première.
La plupart des interviews ont lieu aux alentours de 7h40. Elles sont généralement réalisées par Bertrand Henne. Ces entretiens ont une durée moyenne de 13 minutes. Les invités de Matin première sont le plus souvent seul face à l’intervieweur. Les entretiens individuels sont toujours précédés du choix musical de l’invité. Il arrive parfois que plusieurs personnes soient invitées en même temps. Dans ce cas de figure, il s’agit généralement de confronter des points de vue opposés. Il arrive aussi que l’invité de 7h40 ne participe pas à la séquence Questions Publique entre 8h45 et plus ou moins 8h57. Une autre personne est alors sollicitée par l’invité ou par la rédaction de Matin première pour répondre aux questions et aux commentaires des auditeurs.
Lorsqu’on regarde le profil des invités de Matin première, ce qui saute d’abord aux yeux, c’est la surreprésentation des invités masculins. Sur 218 invités recensés, 84% étaient des hommes (184 hommes, 34 femmes). Si on regroupe les invités en fonction des 9 catégories susmentionnés, on constate que tous les représentants du patronat sont des hommes (10 invités, 11 invitations), que 96% des élus néerlandophones et germanophones invités sont des hommes (sur 24 invités de cette catégorie, 23 sont des hommes), que 93% des représentants des syndicats et des mutualités invités sont également des hommes (sur 14 invités de cette catégorie, 13 sont des hommes). Lorsqu’on examine la catégorie des experts et des personnes issues du monde académique, on observe que 87% des experts invités sont des hommes (29 hommes, 33 invités), que 83 % des invités issus du monde académique (30 hommes, 36 invités) et que 80% des représentants des associations, des ONG, des églises et de la société civile sont aussi des hommes (12 hommes, trois femmes).
Face à cette surreprésentation masculine, on pourrait presque se réjouir que 78% (seulement !) des invités issus des partis politiques soient des hommes. Il faut toutefois tempérer cet enthousiasme, car les politiciens masculins sont également plus souvent invités à Matin première que leurs collègues de l’autre sexe. On trouve toutefois un petit nombre d’élues qui sont assez régulièrement invitées à Matin première. Parmi ces exceptions, qui confirment la règle de la surreprésentation masculine, citons Joëlle Milquet (huit invitations), Laurette Onkelinx (quatre invitations), et Sabine Laruelle (trois invitations).
Lorsqu’on regroupe les invités en fonction de leur parti politique, on observe aussi une surreprésentation des hommes parmi les invités issus des différents partis politiques. 88% des invités du PS, 82% des invités issus du MR, 66% des élus du CDH, et 63% des invités d’Ecolo sont des hommes.
Comment interpréter cette surreprésentation des hommes à Matin première ? On pourrait formuler des hypothèses, mais on préfère renvoyer la question aux responsables de la radio. On notera toutefois que le thème de l’égalité homme-femme a été abordé au moins à trois reprises (sur 253 émissions) par Bertrand Henne sur l’ensemble de la période considérée. Le 8 mars 2010 avec Laurette Onkelinx, le 11 mars 2010 avec Elisabeth Badinter, et le 17 mars 2010 avec Fatima Zibouh par le biais de l’énième polémique sur le port du foulard. Il est intéressant de relever que ces trois émissions ont été réalisées aux alentours du 8 mars, date de la journée internationale des femmes.
Ce détail de calendrier donne à penser que l’égalité homme-femme n’est qu’un « marronnier », un sujet de saison…service public oblige. Par exemple, lorsque Bertrand Henne reçoit Laurette Onkelinx, il lui pose deux questions sur le thème de l’égalité homme-femme. La première porte sur la lutte contre les violences faites aux femmes, sujet moins consensuel qu’il n’y paraît selon Bertrand Henne... Deuxième question, que pense Laurette Onkelinx de l’opinion d’Elisabeth Badinter selon laquelle ignorer systématiquement la violence et le pouvoir des femmes revient à croire qu’il y a d’un côté les victimes de l’oppression masculine et de l’autre, les bourreaux tout puissants. Après ces deux questions, 14 questions sur le gouvernement, le budget, le PS et Michel Daerden. Heureusement pour l’égalité homme-femme, le thème sera de nouveau abordé la semaine suivante avec Elisabeth Badinter en pleine promotion de son nouveau livre sur sa vision de l’évolution des rapports homme-femme. A cette occasion, Bertrand Henne a devisé avec sa prestigieuse invité, vue à la télévision, de la nécessité et de la signification de l’allaitement maternel aujourd’hui. La polémique est vive. Qui est pour l’allaitement maternel, qui est contre ? Enfin, le 17 mars 2010, Fatima Zibouh, « chercheuse en sciences politiques à l’Université de Liège, elle porte le voile », est soumise à la question : « Est-ce que l’égalité homme-femme à l’école, c’est essentiel ? ». La question ! Qui répondrait non ? Ce genre de question nous dit bien plus sur celui qui la pose que sur celle qui y répond. D’ailleurs, ne faudrait-il pas retourner la question à Bertrand Henne : « Est-ce que l’égalité homme-femme dans les médias, c’est essentiel ? ». Concrètement, comment atteindre cet objectif à Matin première ? Allez-vous inviter plus de femmes ? Alternerez-vous les intervieweurs masculin et féminin ? Quels sont les sujets de préoccupations des femmes qui n’appartiennent pas aux « classes sociales 1 et 2 » ? Quels sont les ressorts de la domination masculine par exemple dans les médias, les publicités, les partis politiques, les syndicats, les associations, etc. ?
Enfin, pour conclure sur ce thème de la diversité du genre, cette petite anecdote édifiante, Le Vif rapporte sur son site internet (26 mars 2010) que les affiches de la campagne de promotion de Matin première n’ont pas plu à Jean-Paul Philippot, administrateur général de la RTBF : « Les quatre journalistes principaux de l’émission y posent côte à côte : Pascal Claude, Hughes Van Peel, Bertrand Henne et Medhi Khelfat. Soit quatre (jeunes) hommes. Fâcheux, au moment où Jean-Paul Philippot négocie une convention sur la diversité avec la ministre de l’Audiovisuel, Fadila Laanan. L’administrateur général a donc forcé l’impression d’une deuxième version de la publicité, sur laquelle on a plaqué la photo de Sophie Brems, présentatrice de la séquence environnement de Matin première. » [10]. Les hommes à la politique, les femmes à l’environnement…l’ordre naturel des choses.
Les représentants des partis politiques constituent la catégorie d’acteurs la plus invitée : 95 élus sur 218 invités, 164 invitations de politiciens sur 297, soit 55% des invitations. En ce qui concerne les représentants des partis politiques francophones, les élus du MR sont les plus invités, 33% (45 invitations sur 134), contre 24% pour le PS (32 invitations sur 134). Les humanistes sont, quant à eux, un peu moins invités que les écologistes : 19% pour Ecolo (26 invitations sur 134) contre 18% pour le CDH (24 invitations sur 134). Didier Reynders, Jean-Michel Javaux, et Joëlle Milquet sont les élus les plus invités (huit invitations). Charles Michel les suit de près avec 7 invitations. Du côté francophone, les dix élus les plus invités totalisent à eux seuls 41% des invitations (56 invitations sur 134). Quant aux cinq élus les plus invités (Didier Reynders, Joëlle Milquet, Jean-Michel Javaux, Charles Michel, Olivier Maingain), ils totalisent à eux seuls 28% des invitations d’élus francophones.
Par rapport aux invités politiques de Matin première, il est intéressant de relever que le temps d’expression des élus ne reflète pas vraiment le poids électoral réel de leur parti (cf. surreprésentations du MR et d’Ecolo). A côté de cela, on voit aussi qu’un nombre assez restreint de politiciens occupe l’essentiel de l’espace médiatique. Comme s’il y avait au sein de chaque parti un cercle de « bons clients » pour les médias. Appartenir à ce cercle signifie qu’on est vu à la télévision, entendu à la radio, lu dans les journaux, commenté ou critiqué par d’autres politiciens ou journalistes. Durant les périodes « pauvres » en événements médiatiques, en événements qui font l’actualité, les « bons clients » sont aussi régulièrement sollicités par Matin première, à tour de rôle, comme dans un rituel dont la finalité consisterait à maintenir de plus ou moins bonnes relations avec ces « bons clients ». A cette occasion, les liens de sympathies ou d’antipathie peuvent se renforcer entre politiciens et journalistes. Cette fréquentation des « happy few » de la politique permet aussi aux journalistes de se constituer progressivement des carnets d’adresses d’interlocuteurs privilégiés, ceux « qui sont le plus dans l’actualité ». Comme l’explique Bertrand Henne « Cela aide d’avoir déjà un carnet d’adresses quand il s’agit d’inviter des gens. (…) Une de mes fiertés personnelles, c’est d’avoir réussi à obtenir les invités qui étaient le plus dans l’actualité. De ce point de vue là, on a été meilleur que la concurrence. Cela demande beaucoup de préparation, de coups de fil. (…) C’est toujours facile d’avoir des invités politiques. Ce qui est difficile, c’est de les avoir au bon moment, quand ils doivent s’expliquer, même s’ils n’ont pas forcément envie de communiquer » [11].
Les critères de sélection des invités (« être dans l’actualité », « être un bon client », « avoir une autorité ») expliquent en partie la concentration du pouvoir d’expression dans les médias publics. Les élus les plus médiatiques sont aussi ceux dont on parle le plus positivement ou négativement. Les exemples de Jean-Michel Javaux, de Charles Michel, de Melchior Wathelet et de Paul Magnette sont assez intéressants à cet égard. Ils illustrent en effet le processus de "starification" des élites politiques (cf. participation à l’émission de la Première La Rentrée infernale, 4 septembre 2010). Cette starification favorise une concentration du pouvoir d’expression des élites politiques entre quelques élus. On a ainsi de plus en plus le sentiment que ce sont les mêmes personnes qu’on voit se relayer à longueur d’année à la radio, à la télévision, et dans la presse écrite pour dire des choses assez similaires aux choses qu’ils ont déjà dites avant ou ailleurs, soit à Matin première, soit dans une autre émission de radio ou de télévision. Cette exiguïté du personnel politique « qui compte aux yeux des médias » a pour conséquence d’appauvrir la démocratie en limitant en permanence le champ des débats possibles. Au lieu de débats de fond, on est ainsi confronté à des ritournelles du genre « tant qu’il n’y a pas d’accord sur tout, il n’y a d’accord sur rien », « nous sommes prêt à prendre nos responsabilités », « nous sommes le parti des petites gens », « nous sommes pour la création d’emplois (verts) », « nous voulons redonner envie aux investisseurs et aux entrepreneurs », « Il faut bien aligner notre fiscalité sur celles de nos concurrents et néanmoins partenaires », « Nous devons avoir le courage de réformer nos institutions », « Je connais un petit entrepreneur qui me disait que… », etc…. A côté de ces énoncés omnibus, nous sommes aussi soumis aux sempiternels débats sur les réformes institutionnelles, l’insécurité, les commentaires de commentaires de petites phases, les polémiques sur la polémique, les faits divers qui sont censés engager la responsabilité des élus, les commentaires de sondages, les prévisions économiques de l’OCDE, etc.
En termes de pistes et de perspectives, les responsables de la Première devraient sans doute davantage s’interroger sur le fait que les quatre partis francophones non encore représentés au Parlement totalisent seulement sept invitations à Matin première dans le cadre de quatre émissions. Le Parti Populaire a ainsi participé à trois émissions sur quatre. Le PTB a été invité à deux émissions. Le Front des Gauches et le Rassemblement Wallonie France n’ont participé chacun qu’à une seule émission dans le cadre de la campagne pour les élections législatives de 2010. Cette sous-représentation des « petits » partis devrait interpeller les responsables de La Première. De son côté, la Communauté française ne devrait-elle pas garantir un temps d’expression minimum dans les médias publics pour les partis démocratiques non encore représentés dans les parlements ? Ce type de mesure permettrait d’atténuer l’impression que les 4 partis francophones se partagent une sorte d’oligopole sur les médias publics. Une telle situation empêche, par ailleurs, l’émergence de nouveaux partis et rend plus difficile l’expression de la diversité politique présente dans le pays. Cela a également pour effet de freiner l’émergence d’élus et de partis qui pourraient contribuer à donner un peu de fraîcheur aux débats politiques, par exemple, sur les pensions, la culture, l’éducation, les médias, le chômage, le logement social, les relations internationales, la décroissance, l’altermondialisme, etc…
Un élargissement du pouvoir d’expression médiatique vers des élus moins connus et moins consensuels, vers des « petits » partis démocratiques, vers des jardiniers joviaux, vers des associations de la société civile permettrait sans doute de mettre à l’ordre du jour de l’agenda social et politique des débats d’actualité plus diversifiés, plus stimulants que ceux que nous avons actuellement. La concentration du pouvoir d’expression médiatique est également un élément d’explication du « ton ronflant » de La Première, décrit plus haut par Agnès Gorissen. Si Matin première est « ronflant », c’est qu’on est sans cesse confronté aux mêmes élus, aux mêmes personnes, aux mêmes idées, aux mêmes types de polémiques qui alimentent sans cesse des bulles médiatiques qui se dégonflent après quelques jours et dont plus personne ne se souvient. Massilia Sound System, un groupe de reggae de Marseille, décrit très bien dans une chanson intitulée « Mise en Examen », ce sentiment de vacuité à l’égard du débat politique aux yeux des classes populaires. Au-delà d’une critique, que certains pourraient trop facilement qualifier de poujadiste (« un pourri de moins sur des milliers »), les Massilia nous disent quelque chose d’important sur la perception désabusée du « peuple » à l’égard de « nos » responsables : « C’est le show biz qui te fait, c’est le show biz qui te défait/ Mais nous les gens de la rue tout ça commence à nous gonfler/ Tu fais plaisir aux télés, tu fais vendre du papier/ Mais nous qui subissons tout ça qu’est-ce que ça peut nous rapporter ?/ Tout au plus ça fait un sujet pour meubler la pause café / Tout au plus ça fait un pourri de moins sur des milliers / Tout ça est bien, tout ça est parfait / Mais pour changer le quotidien des peuples qu’est-ce que l’on fait ?/ On se lève tous les matins la même question reste posée / Que doit-on penser de son voisin et puis comment se comporter / Les gens inquiets de leur destin, en manque d’identité/ Analysent le pétrin dans lequel vous les avez jetés. ».
Après les femmes et surtout les hommes politiques, les invités issus du monde académique (36 invités sur un total de 218 invités, et 42 invitations sur 297 invitations) et les experts (33 invités sur un total de 218 invités, et 35 invitations sur 297 invitations) constituent les 2 groupes d’acteurs les plus souvent invités à Matin première. Ensemble, ils représentent 31% de l’ensemble des invités de la matinale (69 sur 218). Si ces intervenants ne sont généralement sollicités qu’une seule fois, c’est que l’événement-actualité pour lequel on les sollicite est le plus souvent imprévisible. Ces interventions servent surtout à éclairer un fait qui « surgit » dans l’actualité. On invite par exemple Christian Panier (UCL) pour parler des soupçons de corruption dans la magistrature ; Guy Haarscher (ULB) pour donner son avis sur les Assises de l’interculturalité et sur « la question du voile à l’école » ; Nina Bachkatov pour les attentats à Moscou ; Marco Martiniello pour le débat sur la déchéance de la nationalité suite au débat français et aux déclarations d’une élue francophone. La Première invite également des universitaires étrangers comme Philippe Chalmin (Université de Paris Dauphine) pour expliquer par exemple la flambée du blé sur le marché des matières premières. On confronte aussi parfois le point de vue d’universitaires à celui d’acteurs de terrain. C’est par exemple le cas lorsqu’on demande à Anne Morelli (ULB) de débattre avec Charles Delhez, rédacteur en chef d’un journal catholique, de la canonisation du Père Damien. Ou, lorsqu’on sollicite Carrol Tange (criminologue, ULB) pour débattre avec Alain Yserbaert, vice président national du Syndicat libéral de la fonction publique, de le nécessité d’augmenter l’effectif policier dans les rues de Bruxelles suite à un homicide lors d’un cambriolage à Uccle.
Certains universitaires, comme Jean-Pascal Van Ypersele (UCL), peuvent être considérés comme de « bons clients » de Matin première. Ce climatologue de l’UCL a en effet été invité à trois reprises tout au long de l’année pour évoquer les décisions chinoise et étasunienne de réduire leurs émissions de CO2, les enjeux du sommet de Copenhague, la canicule en Russie et les inondations au Pakistan. Dave Sinardet (politologue de l’Université d’Anvers) a aussi été invité à trois reprises pour évoquer les réformes institutionnelles. Monsieur Sinardet peut également être considéré comme un « bon client » des médias publics. Il est en effet de plus en plus sollicité par la RTBF à la radio et à la télévision pour expliquer les ressorts de la politique flamande.
Par rapport à ces 2 groupes d’acteurs, fait remarquable, la plupart des invités n’ont participé qu’à une seule émission durant l’année. On pourrait y voir le signe d’une certaine diversité à la fois dans les thèmes traités et dans les acteurs invités. C’est peut-être aussi le signe d’une considération égale de la part des journalistes à l’égard de la plupart des intervenants. Ce type d’acteur n’a pas, a priori, à se définir ou à être défini par rapport à son poids électoral. Ces acteurs tirent par ailleurs leur légitimité de champs sociaux sur lesquels les journalistes ont finalement assez peu de prise.
Lorsqu’on regroupe les représentants des associations, des ONG, des Eglises, et les témoins privilégiés issus de la société civile, on voit que Matin première accorde finalement très peu de possibilité d’expression à ces acteurs (15 invités sur 218 invités ou 297 invitations). On voit aussi que ces acteurs sont généralement sollicités lors de catastrophes (le séisme à Haiti), d’événements ou de débats politiques à caractère rituel (50 ans de l’Indépendance du Congo, le sommet de Copenhague, l’amnistie des collaborateurs), de faits liés à l’actualité médiatico-politique (la polémique sur l’accueil des gens du voyage), et de questions assez spécifiques liées à l’Eglise catholique (la canonisation du Père Damien, le remplacement du Cardinal Daneels, la nomination de Monseigneur Léonard, la gestion des affaires de pédophilie dans l’Eglise, les suites judiciaires de la perquisition du siège de l’évêché de Malines-Bruxelles).
Ces données tendent à montrer que la société civile, Eglises comprises, le monde des associations et des ONG fait finalement assez peu l’actualité. Et, lorsque ces acteurs font l’actualité, c’est généralement pour parler d’événements exceptionnels relativement éloignés des préoccupations quotidiennes de leurs organisations. Cette difficulté à faire l’actualité en dehors des périodes de crise a bien été analysée par Patrick Champagne [12]. Pour ce sociologue, l’intériorisation par les groupes mobilisés des impératifs du champ médiatique pousse de plus ces acteurs à ajouter à leurs manifestations traditionnelles, construites pour créer un rapport de force et pour permettre l’expression du groupe, des manifestations de « second degré » pour les médias. A cet égard, on notera que les ONG invitées à Matin première sont aussi celles qui tirent l’essentiel leur notoriété des mass médias (Greenpeace, WWF, et surtout Médecins sans frontières).
Pour faire l’actualité, les associations doivent donc, de plus en plus, proposer des actions ludiques, consensuelles, esthétiques, sympathiques, jeunes et dynamiques. Cette prime accordée par les médias aux manifestations pour les médias rend plus difficile le travail de certaines associations qui cherchent à mettre en avant des problèmes ou des actions qui font leur actualité, mais qui ne font pas forcément celle des médias. Par exemple, dans le milieu des ONG, énormément de personnes estiment que le traitement médiatique des actions d’urgence a tendance à masquer les problèmes plus structurels et plus politiques que cherchent à mettre en avant certaines ONG de développement. Il ne s’agit évidemment pas de dire qu’il ne faut pas s’intéresser aux situations d’urgence humanitaire, mais plutôt de dire que les médias devraient davantage parler des enjeux de développement en dehors des crises humanitaires. D’autant plus que ces situations se déroulent la plupart du temps dans des régions du monde qui ont été fragilisées par l’imposition du modèle de développement de la compétition.
Erik Neveu [13] a identifié un ensemble de caractéristiques des médias de masse qui sont généralement défavorables aux mouvements sociaux. L’explicitation de ces caractéristiques permet de définir, en creux, ce que nous attendons des médias publics et des médias alternatifs.
D’après Erik Neveu, les enjeux des associations et des mouvements sociaux sont rarement problématisés par les médias dans un « cadre d’injustice » qui désigne des victimes et des responsables. D’autant plus que leur manière de sérialiser et d’individualiser les faits sociaux a souvent pour conséquence de renvoyer vers la « victime » la charge de remédier à « son problème » par un travail de nature thérapeutique. Neveu relève aussi que l’idée d’un pouvoir d’influence sur les enjeux par le truchement de l’action collective est largement étrangère au discours journalistique. Les mécontentements des mouvements sociaux sont ainsi renvoyés par les journalistes à un déficit de communication/ ou d’adaptation des protagonistes (« c’est un problème de communication »), qui ramène finalement la conflictualité aux carences pédagogiques des « puissants ». Pour Neveu, les journalistes s’enferment aussi trop souvent dans une sorte d’ethnocentrisme professionnel. Par exemple, les journalistes pensent que ce qui les intéresse, intéresse tout le monde. Bourdieu écrivait dans son petit livre Sur la télévision que « Personne ne lit autant les journaux que les journalistes, qui, par ailleurs, ont tendance à penser que tout le monde lit tous les journaux (Ils oublient que, d’abord, beaucoup de gens n’en lisent pas, et ensuite que ceux qui en lisent en lisent un seul. (…) Dans les comités de rédaction, on passe une part considérable du temps à parler d’autres journaux, et en particulier de « ce qu’ils ont fait et qu’on n’a pas fait » (« on a loupé ça ! ») et qu’on aurait dû faire – sans discussion – puisqu’ils l’ont fait » [14].
Bernard Henne exprime assez bien cette logique lorsqu’il évoque les « scoops », c’est-à-dire les petites « victoires », de Matin première par rapport à la « concurrence » : « C’est Maurice Lippens livrant sa première interview en direct après la chute de Fortis. C’est Herman Van Rompuy qui à la rentrée nous a laissé sa dernière grande interview en tant que Premier ministre. C’est Jean-Michel Javaux qui vient annoncer pourquoi il a choisi l’Olivier plutôt que la Jamaïcaine après les élections régionales. Ce sont aussi des débats, comme celui qui a réuni Monseigneur Léonard face à Hervé Hasquin. Des choses inattendues encore comme la confrontation entre Christine Defraigne, débarquée comme chef de groupe MR au Sénat, et Dominique Tilmans qui lui a succédé et qui a appelé Questions publiques pour croiser le fer en direct ! » [15]. Cette tendance à l’« ethnocentrisme » (lié à la classe sociale, au genre ou à l’origine culturelle) explique la difficulté des journalistes à rendre compte de manière compréhensive de mobilisations issues de milieux sociaux très éloignés de celui des élites sociales et politiques.
Erik Neveu insiste également sur le fait que les relations entre journalistes et militants sont très souvent ambiguës. Ces deux groupes d’acteurs sont en effet à la fois associés, mais aussi rivaux. Les tensions entre journalistes et mouvements sociaux sont également liées au déplacement assez rapide de l’intérêt des médias vers d’autres dossiers. Comme nous avons essayé de le montrer précédemment, la quête d’une audience maximale induit aussi le recours au vedettariat, à l’émotionnel et au spectaculaire. Or, ces recours ne sont pas particulièrement appréciés dans le milieu associatif. Enfin, l’alliance entre médias et monde associatif est aussi problématique parce que les journalistes ont tendance à privilégier les sources institutionnelles (cf. la parole descendante des élus, des universitaires, des experts qui occupent l’essentiel de l’espace médiatique, comme nous l’avons montré plus haut) au détriment des sources d’informations et d’expressions plus populaires issues de la société civile.
Pour conclure avec quelques propositions, il me semble que la Communauté Française devrait davantage insister sur la nécessité pour le service public de penser la diversité de manière exigeante. Il s’agirait par exemple de permettre aux acteurs issus de la société civile, aux « petits » partis, aux témoins privilégiés qui ne sont ni des universitaires, ni des « experts » d’avoir davantage de pouvoir d’expression dans les médias publics aux heures de grande audience. On devrait aussi supprimer la publicité durant les deux heures de Matin première et prolonger les échanges avec les auditeurs en y consacrant par exemple une demi-heure plutôt que 13 minutes. A défaut de ce type de transformation, la Communauté française de Belgique devrait accorder plus de moyens financiers aux radios et aux médias associatifs et alternatifs comme Radio Panik, Radio Air libre ou Radio Campus à Bruxelles, et d’autres médias similaires en Wallonie. Il faudrait aussi rendre ces radios plus facilement accessibles sur la bande FM. On pourrait par exemple attribuer, soyons fou, un tiers de la bande FM aux radios non commerciales, aux radios associatives qui sont généralement plus sensibles à des thèmes d’actualité trop rarement abordés par les médias publics.
[1] Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, Résister à la barbarie qui vient, Les empêcheurs de penser en rond - La découverte, Paris, 2009, pp. 157-158.
[2] Dossier de presse, La rentrée de La Première, 22 août 2008.
[3] Pour Isabelle Stengers, « nos » responsables sont ceux qui doivent répondre de nous, comme un berger doit répondre de son troupeau à celui qui l’a mandaté. Selon elle, la bêtise est ce qui reste du « pouvoir pastoral » de « nos » responsables lorsqu’il n’y a plus de mandat, ou lorsqu’il n’en subsiste qu’une version indigente. Ibidem, p. 154
[4] Communiqué de presse, RTBF, 7 janvier 2010
[6] Agnès Gorissen, Faut-il que le service public soit ringard ? , Le Soir, 19 août 2010, p. 34.
[7] Ibidem.
[8] Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, Exils, Paris, 1998.
[9] Ibidem, pp. 87-88.
[11] Hubert Heyrendt, Un an après, l’effet Bertrand Henne, La Libre Belgique, 7 janvier 2010.
[12] Patrick Champagne, Faire l’opinion, Paris, Seuil, 1984.
[13] Erik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, Paris, 1996, p.94
[14] Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Liber- raison d’agir, Paris, 1996, p.24.
[15] RTBF, Communiqué de presse, 7 janvier 2010.