Invariants de la perception des cinémas du Sud, par Chafik Allal
En tant que média de masses, le cinéma a ses propres logiques et tendances dans le traitement de la diversité. D’abord, dans la présentation de la figure de la femme, du noir ou de l’arabe [1]. Ensuite dans le traitement des thématiques liées à la diversité. Et finalement dans le choix des personnes qui traitent de ces thématiques. En lien avec ce dernier point, et avec ce qu’on « permet » ou pas aux personnes issues de la diversité de traiter, nous présentons ici des tendances que l’auteur a pu vérifier dans ses pratiques cinématographiques en Belgique. Précision importante : ceci ne se veut pas un diagnostic exhaustif, mais bien un résumé schématique éprouvé par des réalités vécues.
Une personne issue du Sud – ou bien des groupes socialement et culturellement dominés – doit faire des films à caractère social.En écrivant cela je songe en particulier à cette expérience malheureuse mais instructive et extrêmement significative d’un lointain collègue du milieu associatif qui avait eu la bonne idée de faire des stages d’audiovisuel (vidéo et cinéma) avec des jeunes sénégalais avec comme objectif de faire des films de science-fiction. Il sortait évidemment de tous les cadres imaginables par l’organisme financeur de subsidier des stages audiovisuels de science fiction, le refus a été rapide et net. Il était motivé par un argument pas loin de la caricature qui suit : « ces gens-la n’ont pas d’imaginaire très développé, il faut leur faire faire des films sociaux » (ou sociétaux, Môssieur, la nuance est grande ! Fin de partie, balle au centre).
Le caractère social du film sera d’autant plus apprécié – et ainsi le film facilement vendu – que le caractère humoristique est mis en relief (mais de l’humour sur soi, pardi !). Ainsi, on peut voir fleurir des grands succès assez inexplicables tels celui de Chouchou, celui de Bienvenu chez les ch’tis ou encore celui des Barons, films qui ont pour qualité principale de faire rire les mêmes sur les mêmes et donc de ne surtout pas déranger un ordre social ou international établi. Cette mode a d’ailleurs été inaugurée par Eddy Murphy aux Etats-Unis avec le succès qu’on lui connaît. Elle a ensuite été largement popularisée en France par des humoristes comme Smaïn, Djamel ou Gad el Maleh. Ce qui a nourri la trame du roman Allah Superstar de l’écrivain YB avec ce terrible constat : en France, si tu veux être connu et reconnu en tant que jeune « d’origine difficile », il te faut soit devenir comique soit adhérer à Al Qaïda ; si tu n’as pas un goût très prononcé pour les bombes, tu sais ce qui te reste à faire.
Le caractère social du film doit notamment expurger toute dimension historique ou mémorielle. Évidemment que l’histoire, chez les politiques tout comme dans les représentations des dominants, est une propriété intouchable. Et l’actualité récente nous le montre à coups de polémiques aussi inutiles que médiocres. Quelques exemples peuvent illustrer cela : le film de Rachid Bouchareb Hors la loi a déclenché un tollé en France parce que, soi disant, le réalisateur aurait manipulé l’histoire de la guerre d’Algérie. Au-delà de certaines approximations sur le contexte que comporte ce film, et qui sont le lot de plein de films, le réalisateur a répété à l’envi que son film est une fiction qui ne prétend nullement à la scientificité historique et qu’il s’est entouré de conseillers spécialistes d’histoire, mais cela n’a rien changé.
Un autre exemple, est le film tout récent de Ismaël Ferroukhi Les hommes libres qui raconte une partie de l’histoire des algériens de Paris sous l’occupation nazie. En filigrane, on y apprend et y découvre que le recteur de la grande mosquée de Paris, Si Kaddour Benghabrit, a protégé des syndicalistes et délivré de fausses attestations de foi musulmanes à des familles juives pour les sauver des nazis. Le sujet est jugé trop sensible par des historiens qui, une fois de plus, créent une polémique déclenchée, entre autres par l’historien Michel Renard, contre le réalisateur et le conseiller du réalisateur, historien lui-même, Benjamin Stora. Une fois de plus, cet exemple illustre un refus que l’histoire soit racontée par les dominés (en l’occurrence un maghrébin sur ce sujet jugé trop « européen »). Et une telle attitude est tellement intériorisée, y compris chez les dominés, que le réalisateur Ismaël Ferroukhi lui-même s’est senti tenu de s’auto-censurer pour éviter des réactions trop hostiles et il a ainsi déclaré : « J’ai essayé de ne pas aller trop loin dans la fiction. C’est un sujet historique tellement nouveau qu’on allait me dire : Mais qu’est-ce que tu racontes ? » [2].
Une clé pour comprendre cette polémique est cependant donnée, involontairement, par un des polémistes, l’historien Daniel Lefeuvre. A la fin d’un article de protestation, il rattache le film et le récit du sauvetage de juifs par la mosquée de Paris aux débats actuels autour de la Palestine et écrit : « Une autre conclusion, lourde de menaces, pourrait en être tirée (du film), au moment même où l’Autorité palestinienne s’efforce de faire reconnaître l’existence d’un Etat palestinien contre la volonté d’Israël : les juifs sont décidément bien ingrats vis-à-vis des musulmans qui ont tant fait et pris tant de risques, sous l’Occupation, pour les sauver de la barbarie nazie » [3]. Ouf ! Enfin les enjeux sont clairs ; dénier de raconter la vérité pour ne pas faire ombre aux dominations qui peuvent continuer à exister.
Plein d’autres exemples existent, y compris dans des pratiques cinématographiques associatives en Belgique, où en tant que réalisateur d’origine étrangère, on se voit quasi interdire (heureusement que la loi protège) de raconter des fictions avec des liens historiques, par peur que le propos « ne rentre pas dans les valeurs de telle association » ou menace « ce que telle autre association défend politiquement ». Des formes de censure d’un type nouveau, plus sournoises et moins frontales que l’ancienne étatique, ressemblant plus aux censures économiques du monde libéral. Ce qui n’en fait pas moins des tentatives de censure.
Le caractère social du film doit notamment expurger toute dimension politique qui toucherait aux enjeux des dominants. La dépolitisation du propos permet de pouvoir continuer à s’apitoyer et à ne prendre en compte le côté « humain » [4].
Ainsi, si on essaie de contextualiser un petit peu, le film est vite taxé d’ennuyeux ou bien de mal documenté, d’idéologique, c’est selon. Le film 17 octobre 61, ici on noie les Algériens de Yasmina Adi a été évidemment taxé de film pas objectif. Ce qui ravive chez moi le souvenir d’un des intervenants d’un cours de journalisme que j’ai suivi à Bruxelles, intervenant rédacteur en chef à l’époque d’une revue bien en vue, qui soutenait l’idée que « sur les problèmes entre palestiniens et israéliens, il ne faut pas laisser écrire des arabes ou des juifs parce qu’ils ne peuvent pas être objectifs ». Au-delà de la discrimination claire, cela reviendrait à interdire aux Belges d’écrire, de filmer ou de parler de la situation communautaire en Belgique. Ce qui constitue un summum d’aberration.
En gros : Vous êtes arabes ou noirs et vous voulez faire des films concernant votre groupe, la mémoire, la diversité ou l’interculturel ? Un bon conseil : faites des comédies, ou bien filmez des témoignages misérabilistes ; il n’y a que comme ça que vous augmentez vos chances qu’on s’intéressera à vos films et à ce que vous faites. De plus, cela aura le mérite de ne pas faire de vagues ; si j’osais le jeu de mots, je rajouterais « ni d’anciennes vagues ni de nouvelle vague ».
Reste une question qui me travaille et à laquelle j’hésite à réfléchir : les films iraniens récents sont pour moi des chefs d’œuvre, aussi bien de maîtrise artistique que de contenus. J’aurais voulu analyser cela à la lumière des invariants ici présentés, mais je n’ose pas… Et puis, comme c’est bien connu, les Iraniens ne sont ni arabes ni noirs.
[1] Cette thématique a été largement abordée, notamment par un travail très intéressant de Média-animation et la publication Hollywood lave plus blanc ou encore par l’excellent documentaire Hollywood et les arabes, de Sut Jhally, avec la participation de l’auteur d’un livre du même nom et conseiller sur ce film, Jack Shaheen. Le documentaire expose le goût prononcé d’Hollywood pour caricaturer le peuple arabe.
[2] Les articles et les citations concernant la polémique sur Les hommes libres se trouvent sur le site de Rue89
[3] Ibidem.
[4] Certains se font même une spécialité d’encenser ce qu’ils appellent des films « humains », allant jusqu’à encenser des films aussi banals que Cartouches gauloises, de Mehdi Charef, juste parce qu’il se permet de surtout ne poser aucune question sur la guerre d’Algérie, mais ne montre que l’amitié entre deux jeunes garçons, l’un arabe, l’autre français, que le réalisateur veut bien présenter comme n’ayant rien à voir avec la colonisation. Ce genre de public captif pour des films dépolitisés est d’ailleurs la cible privilégié de films faits sur mesure pour parler aussi bien de l’invasion israélienne du Liban (quelques films déjà) que pour parler de la pauvreté en Inde de façon juste « humaine » (Slumdog millionaire).