Les quotidiens sont masculins et blancs

Mise en ligne: 18 novembre 2011

Femmes, milieux professionnels, âges, origines : de qui les quotidiens belges francophones parlent‐ils ? Une étude menée par l’Association des journalistes professionnels révèle des déficits importants sur tous les critères analysés, par Martine Simonis

Cette étude est une première. Si les médias audiovisuels ont déjà été analysés au plan de la diversité et de l’égalité – le Baromètre de l’égalité et de la diversité du CSA [1]- aucune recherche n’avait encore été menée pour la presse quotidienne d’information générale.

Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles, l’Association des journalistes professionnels (AJP) a analysé six quotidiens, avec une méthodologie comparable à celle utilisée par le CSA pour l’audiovisuel. Les deux recherches confirment les mêmes tendances et, en matière d’égalité, rejoignent également les conclusions de l’étude du GMMP 2010 en Communauté française de Belgique [2].

Si les résultats sont visiblement convergents, ils ne sont pas pour autant identiques. Pour résumer, on pourrait dire, sans poser de jugement de valeur, que l’analyse de la presse quotidienne révèle des déficits encore plus importants en matière de diversité, sur la plupart des critères analysés : la présence et représentation des femmes, la diversité d’âge, de professions et la question du handicap. Voici la synthèse des résultats, dont on trouvera le détail dans la brochure publiée par l’AJP et en ligne.

La méthode

Les six titres analysés sont Le Soir, La Libre Belgique, La Dernière heure-les Sports, Nord-Eclair, le Courrier de l’Escaut, Metro. L’échantillon a été élaboré au départ de la semaine du 6 au 12 juin 2011. Sur cette semaine, trois jours ont été sélectionnés (le mardi, le jeudi et le samedi), le jour d’écart visant à éviter une trop grande redondance d’information.

L’échantillon est donc composé de 17 journaux [3] pour un total de plusieurs centaines de pages. Toutes les pages des journaux font partie de l’échantillon, sauf des éléments jugés non-pertinents dans le cadre de cette analyse : la publicité, la nécrologie, le carnet familial, les chiffres de la bourse, la météo, les petites annonces, les programmes télé, les jeux ou la loterie ou encore les dessins de presse. Nous avons également exclu de l’échantillon les suppléments magazine (Victoire par exemple) pour concentrer l’analyse sur l’actualité quotidienne au sens strict.

Au total 2225 articles sont référencés dans l’analyse. Chaque intervenant a fait l’objet d’un encodage. Par intervenant, on entend toute personne ou tout groupe de personnes identifié. Les intervenants ont été répartis en cinq catégories :

  • Les signataires, regroupant les auteurs d’articles et les photographes.
  • Les personnes directement citées, dont la parole est rapportée telle quelle (par exemple à l’aide de guillemets).
  • Celles dont la parole est rapportée de manière indirecte.
  • Celles dont on parle mais qui ne s’expriment pas.
  • Et les personnes que l’on montre uniquement sur les illustrations accompagnant l’article.

L’échantillon se compose au total de 9576 entrées correspondant à une personne ou un groupe de personnes. Parmi ces entrées, 1988 correspondent à des intervenants illustrés sur photo. Outre les cinq axes de diversité (sexe, origine, âge, catégorie socioprofessionnelle, handicap), l’encodage prend en compte une vingtaine d’autres critères, parmi lesquels la présence de l’article en Une ainsi que sa portée - locale, nationale ou internationale. Les intervenants sont catégorisés selon la manière dont ils sont identifiés (nom, prénom et-ou profession), ainsi que selon le rôle qu’ils détiennent dans l’article : sont-ils journalistes ou photographes ? Interrogés en tant que porte-parole d’une personne, d’un groupe ou d’une institution ? En tant qu’expert, en tant que quidam (reflet de l’avis du « citoyen ordinaire »), en tant que témoin d’un événement ou encore racontant son expérience personnelle ? Ou sont-ils des sujets principaux ou secondaires de l’article sans être interrogés, voire sont-ils simplement des figurants, employés uniquement à titre d’illustration de l’article ? D’autres éléments relatifs à la manière dont l’intervenant est perçu ont également fait l’objet d’un encodage : est-il valorisé et montré à titre d’exemple ? Est-il perçu comme une victime (au sens large de quelqu’un qui a subi un méfait, qui inspire de la pitié), ou encore comme un auteur d’actes répréhensibles. Nous avons donc une base de données de 9576 intervenants analysés selon 26 critères qualitatifs. Cet échantillon est une base de travail robuste pour permettre une analyse de la presse quotidienne belge francophone, qui permet de dégager des tendances générales crédibles et qui permet nombre de recoupements entre les critères pour affiner des conclusions plus spécifiques.

Les résultats

Sexe : les quotidiens sont masculins

La très faible présence des femmes dans la presse quotidienne belge francophone est probablement le résultat le plus marquant de l’étude : moins de 18 % de femmes en moyenne. La proportion tombe à moins de 15 % pour les « hard news » (politique et économie) et dégringole à moins de 7 % pour les pages sportives. La parité n’est jamais atteinte, dans aucune rubrique des journaux, même dans l’enseignement (43 % de femmes) ou les pages santé et bien-être (30 %), secteurs où les femmes sont pourtant largement plus actives que les hommes. Une forme de jeunisme est liée à la présence des femmes dans les quotidiens : alors que dans la tranche d’âge de 0 à 18 ans, il y a quasi parité entre les filles et les garçons, la présence féminine décroît ensuite rapidement avec l’âge : elles ne sont plus que 25 % dans la tranche 19-34 ans, 23 % des 34-49 ans, pour terminer à un petit 15 % des 50-64 ans. La présence des hommes progresse à l’inverse et bonifie donc avec l’âge… Outre ces déséquilibres quantitatifs, il se confirme – comme l’avaient déjà montré le GMMP et le baromètre - que le traitement médiatique des deux sexes est différencié : les femmes sont plus rarement et plus faiblement identifiées que les hommes. Elles sont moins souvent interviewées et plus souvent confinées dans un rôle passif. Les experts et porte-paroles sont très majoritairement des hommes (85 %). Les femmes interviewées le sont comme simple quidam ou vox populi (35 %, un des « meilleurs scores » pour la présence des femmes…). C’est dans la catégorie des « victimes » que l’on trouve un quasi équilibre entre les sexes : 48 % de femmes.

Les catégories socioprofessionnelles supérieures sont largement dominées par les hommes (plus de 90 % au sein de la catégorie « dirigeants et cadres d’entreprise) et il en va de même pour les acteurs politiques (près de 85 % d’hommes). D’une manière générale, seules les catégories des employés administratifs et les catégories « inactives » comme les étudiants et les retraités approchent un peu plus de la parité en termes de présence des sexes. Enfin, lorsque l’on parle de quelqu’un par rapport à son sexe, on le fait généralement car c’est une femme. Les journalistes femmes ne forment que 18 % des signataires dont le sexe a pu être identifié, un chiffre qui est inférieur à la ventilation des emplois de journalistes et photographes salariés dans notre échantillon qui s’élève en moyenne à 25 %.

Origine : les quotidiens sont blancs

Les intervenants ont été répartis en « blancs » et « non-blancs », selon la perception qu’en a l’encodeur (perception d’un lecteur lambda). 83% des intervenants dont l’origine a pu être identifiée sont perçus comme étant blancs. Si l’on sélectionne uniquement les photos, le taux de blancs grimpe à 90 %. C’est l’information internationale qui fait le plus de place à la diversité d’origines (avec un peu moins de 30 % de non-blancs) à l’inverse de l’info nationale (6 % seulement). Et comme d’autres études l’ont montré, l’information de proximité est un peu plus diversifiée que l’information nationale au plan des origines (12 %).

Pour ce qui concerne les rubriques, ce sont les pages judiciaires puis sportives qui font la plus grande place aux non-blancs avec 25 et 22 % d’intervenants. En information politique, on trouve également 25 % de non-blancs, mais pour les pages de politique nationale, la proportion est de 3 % seulement. Les rôles dans lesquels les non-blancs interviennent sont, comme pour les femmes, fortement différenciés : ils sont très rarement experts (6 %), porte-parole (3 %), journalistes (3 %) mais on les trouve quasi à parité dans la catégorie des victimes (45 %) et dans celle des auteurs d’actes répréhensibles (49 %).

Catégories socioprofessionnelles : les quotidiens parlent surtout des cadres et des sportifs

Plus de la moitié, des intervenants dans la presse belge francophone proviennent des catégories socioprofessionnelles (CSP) supérieures. Au-delà de ces cadres, dirigeants, professions intellectuelles et scientifiques, on trouve encore un tiers de sportifs. Ensemble, toutes les autres CSP ne représentent que 6% des intervenants, et par ailleurs se retrouvent principalement dans les articles à portée locale. L’étude montre également que ces tendances sont globalement identiques pour tous les quotidiens analsés, mais que certains font davantage de place aux sportifs, quand d’autres privilégient les cadres.

L’analyse par rubriques montre que les cadres et les professions intellectuelles et scientifiques sont aussi largement surreprésentés dans toutes les pages et thématiques (sauf en sports) par rapport à leur présence dans la société belge. La très faible représentation des autres CSP (ouvriers, employés, agriculteurs, inactifs…) persiste dans les rôles d’experts (85 % de CSP supérieures) ou de porte-paroles (77 %), mais elle s’améliore dans les rôles de « figurants » ou de « quidams », les seuls où toutes les CSP présentes dans la société apparaissent, mais encore de façon très réduite. A noter que notre échantillon ne comportait aucun intervenant sans emploi.

Enfin, les intervenants des CSP supérieures sont dans l’ensemble perçus comme blancs (97 %). Ils ont généralement droit à une identification complète (dans plus de 90 % des cas). Les autres intervenants appartenant aux catégories des inactifs tels que les étudiants et retraités sont souvent soit identifiés par leur seul prénom, soit sans mention aucune.

Les quotidiens ne montrent que les classes d’âge de la vie active

L’étude montre une relative surreprésentation des catégories d’âges correspondant à la vie active (19-64 ans), cette tranche formant jusqu’à 94 % des intervenants en information nationale. Les jeunes de moins de 18 ans et les seniors de plus de 65 ans sont très peu représentés : pour résumer, on peut dire qu’un jeune sur deux et deux seniors sur trois disparaissent dans le filtre de la presse écrite belge francophone. Seuls les articles à portée locale laissent légèrement plus de place à ces catégories.

Comme nous l’avons déjà montré pour le sexe et pour l’origine, il existe également un traitement différencié des catégories d’âges actives d’une part, des jeunes et des seniors d’autre part : les personnes entre 19 et 64 ans sont plus souvent mieux identifiées et plus souvent interrogées que les jeunes et les seniors. Les jeunes et les personnes âgées sont donc généralement plus passifs et sujets de l’information. Ces catégories sont d’ailleurs les principales concernées lorsque l’âge intervient comme marqueur social. Les quotidiens ignorent les personnes handicapées

Les intervenants ayant un handicap sont quasiment inexistants dans la presse belge francophone (0,33 %) ; lorsqu’ils sont présents, c’est surtout dans les pages locales (73 % des intervenants ayant un handicap). Les seules 32 personnes ayant un handicap interviennent majoritairement au sujet de celui-ci. La moitié d’entre elles n’est identifiée ni par son nom, ni par son prénom, ni par sa profession…

Des constats qui posent de nombreuses questions

Cette étude pose des constats, donne une image de la diversité et de l’égalité en presse quotidienne. On devrait à ce stade parler plutôt d’uniformisation des intervenants en presse écrite : les personnes que l’on donne à lire et à voir sont à une majorité écrasante des hommes, blancs, issus de catégories supérieures, et de la classe d’âge active. Tous les autres intervenants font en outre l’objet d’un traitement médiatique différent : moins identifiés, moins interviewés, moins illustrés.

Tous les indicateurs de diversité, sauf celui de l’origine, sont inférieurs à ceux révélés par le baromètre portant sur les médias audiovisuels. Il reste à se poser maintenant la question du pourquoi ? Tenter de cerner les processus qui mènent à de tels déficits de représentation de la diversité n’était pas l’objet de cette étude. Il serait très utile que ce champ de recherches soit investigué également.

En guise de conclusion, l’étude propose quelques pistes de réflexion, relatives à l’actualité et aux sources elles-mêmes, aux choix professionnels (conscients ou non) posés par les journalistes, aux cibles de lectorat et enfin à la composition des équipes journalistiques. L’objectif de l’AJP est, au départ de ces chiffres, de rencontrer les équipes rédactionnelles des quotidiens, d’informer et de sensibiliser les professionnels aux questions de genre et de diversité. Et de tenter avec eux de comprendre les déficits d’égalité et de diversité, afin d’améliorer ce qui peut l’être. Les préoccupations de l’AJP s’inscrivent dans le champ de la qualité de l’information, dont la diversité et l’égalité sont des critères.

[1Lire aussi Martine Simonis, L’info est masculine et blanche, Journalistes, février 2011.

[2Disponible sur Quel genre dinfos

[3Metro ne paraissant pas le samedi