Deux millions de personnes en France lisaient chaque mois des titres de presse alternative en 2006. Ce chiffre a beaucoup augmenté suite à l’impact de sites d’information comme Mediapart et Rue89, par Charlotte Chatelle
Les médias sont le lien entre l’individu et le monde, entre le je et le nous. Ce sont nos jumelles pour voir et comprendre la société. Évidemment, on n’y voit qu’une infime partie du paysage social et on en discerne parfois mal les contours. L’orientation et le réglage des jumelles qui déterminent ce que l’on voit (ou croit voir) est primordial pour pouvoir comprendre les faits et ainsi se construire une opinion. Mais qui oriente et qui règle les jumelles ? La critique mainte fois avancée par le public concerne le manque d’indépendance et de transparence des rédactions face à ces décisions cruciales pour une information de qualité. Face à l’accroissement de la défiance du public français vis-à-vis des médias et les désillusions de certains journalistes qui voient leur travail d’information entravé, le nombre de médias alternatifs d’information explose. Dans ce processus, l’Internet représente une véritable révolution dans le secteur de la presse alternative qui ébranle aujourd’hui les fondements même des médias traditionnels.
Les grands médias français ont une fâcheuse tendance à composer avec les intérêts de ceux qui les produisent ou les financent. Les pouvoirs politiques et économiques exercent un contrôle sans précédent sur de nombreux médias. Ces derniers ont donc « naturellement » perdu le rôle de contre-pouvoir qu’ils avaient auparavant. La publicité et le copinage n’ont d’intérêts que financiers, pour le reste ils sont autant de baillons au service d’une forme insidieuse de censure. Quelques exemples pour illustrer cet état de chose. Le groupe Prisma Presse a pour « habitude » de ne critiquer aucun annonceur qui paie cher leurs encarts dans les pages des différents titres du groupe. Sachant qu’un français sur deux est lecteur régulier d’au moins un des titres du groupe, et que Prisma Presse est partenaire de pas moins de 700 annonceurs, on imagine le nombre de sujets gênants qui restent dans l’oubli. Canal Plus est soumis à la diète d’informations embarrassantes concernant l’industrie du cinéma, le football ou la Française des jeux, M6 voue un culte à Renault ; quant à TF1, on imagine le « filtre » quand on sait que le propriétaire de la chaîne n’est autre que le PDG du groupe Bouygues. Il est également demandé aux journalistes de TF1 de ne pas trop insister sur l’insécurité alimentaire et de ne pas émettre de critique trop virulente à l’égard des supermarchés, annonceurs potentiels [1]. La liste pourrait être prolongée mais l’idée est là. Comment peut-on prétendre fournir une information de qualité quand des centaines de sujets sont passés à la trappe avant même d’en avoir évalué la valeur éditoriale ?
Exactement comme l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, la plupart des informations des médias porte le sceau des pays les plus riches du monde. Quelques agences des Etats-Unis et de l’Europe de l’ouest se partagent le monopole de la mise en circulation des images [2]. La vision du monde qui en découle n’est donc évidemment pas neutre. Pas qu’il faille faire de la neutralité une valeur absolue, mais il est bon de savoir « qui » dit « quoi » et « pourquoi » pour avoir conscience du prisme déformant inhérent à chaque production médiatique. Un engagement assumé n’est-il finalement pas plus « honnête » qu’une fausse neutralité ?
Evitons cependant de faire porter à la presse traditionnelle tout le poids de nos désillusions. Le public est également responsable de la qualité de ses médias. Il serait en effet simpliste d’affirmer que l’information déficiente des mass médias entraverait à elle seule les initiatives militantes et citoyennes. On a les médias que l’on mérite ! A nous de mieux nous informer, de réclamer la qualité et l’indépendance, à nous de choisir et discriminer, à nous d’agir plutôt que de consommer l’information.
Face aux critiques adressées aux médias d’information traditionnels, les canaux alternatifs se sont multipliés avec le temps. La presse alternative émerge vraiment à la fin des années 1950 et prend son envol pendant les années 1960 avec le mouvement hippies et la révolte de mai 1968. De cette période de soulèvement contre l’ordre social dominant sont nés des centaines de titres. Cette presse alternative se caractérisait par un engagement politique profond et la volonté de donner la parole au peuple. Internet lui a ensuite permis d’exploser, en genre et en nombre, depuis les années 1990.
En 2006, on estimait que plus de deux millions de personnes en France lisaient chaque mois des titres de presse alternative [3].
L’apparition des nouvelles technologies a bousculé le piédestal du journaliste et lui a ravi son monopole dans le traitement et la diffusion de l’information. Est-ce pour autant un progrès de la démocratie ? Daniel Bougnoux, philosophe et professeur en sciences de la communication à L’université Stendhal de Grenoble, estime que les journalistes de profession se voient aujourd’hui concurrencés par des « journalistes-citoyens » qui diffusent et créent l’actualité dont ils sont témoins sur des blogs ou des sites spécialisés. Cette « mise à niveau démocratique » sort le lecteur-récepteur de la passivité dans laquelle il était auparavant cantonné. Les sources et les supports foisonnent sur le net et ces nouvelles possibilités engendrent un nouveau public acteur de l’information.
Cependant, Daniel Bougnoux précise que le véritable journalisme d’enquête ne s’improvise pas. Il nécessite des compétences et des moyens. La démocratie exige un espace public commun et des rendez-vous médiatiquement partagés. Les nouvelles technologies risqueraient bien d’émietter un récit médiatique qui perdrait par la même de son impact [4].
La définition du média alternatif fait toujours l’objet de vifs débats dans le monde de la presse. Construites en opposition aux médias de masse, les alternatives mettent en exergue les caractéristiques considérées comme les plus préjudiciables de la presse traditionnelle et se positionnent à l’inverse. Elles retiennent donc chacune certains critères plutôt que d’autres. Parmi les valeurs défendues, on trouve :
Le journalisme participatif initié par les médias sur la toile offre cependant, lorsqu’il est bien encadré, un nouvel espace de confrontation. Les internautes confrontent leurs opinions, connaissances et creusent les débats. Les forums deviennent dès lors des outils de conscientisation politique et d’engagement militant. Les nouvelles technologies de l’information créent de nouveaux acteurs qui suivent la célèbre injonction du chanteur punk Jello Biafra : « Don’t hate the media, become the media ! »
On l’aura compris, les médias alternatifs sur la toile recouvrent une pluralité de mouvements avec des objectifs, des moyens et des valeurs parfois radicalement différents. Souvent créés par des journalistes de la presse traditionnelle désabusés, certains sites s’opposent violemment sans être pourtant si différents. Les tensions entre les créateurs qui ont souvent un passé commun sont parfois palpables. L’exemple des sites Acrimed (Action- critique- médias) et Arrêt sur images est révélateur sur ce point. Dans une émission enregistrée le 23 avril 2010 et intitulée : Acrimed - Arrêt sur images (le match), Henri Maler et Daniel Schneidermann se chamaillent vertement.
Arrêt sur images a été créé en 2007 suite à l’arrêt de l’émission du même nom sur France 5 et a pour vocation principale une réflexion critique sur les médias. Quant à Acrimed, il a été lancé en 1996 et comme son nom l’indique, il s’agit d’une association militante de critiques de médias. A priori, les objectifs de ces deux sites sont forts semblables, tout comme leur orientation politique et idéologique. Les deux groupes se retrouvent dans la critique de la presse traditionnelle « racoleuse » qui fait peu d’enquêtes et n’exerce aucun regard critique. Ce qui les sépare fondamentalement, c’est la forme de l’engagement. Acrimed est constitué d’un groupe de militants bénévoles qui envisagent la critique des médias comme une prise de position politique. Totalement indépendant d’un point de vue financier (ils ne dépendent même pas des lecteurs) ils ont la volonté de le rester pour pouvoir mener une critique radicale du paysage médiatique. Leur objectif est de créer un front de débat et de transformation sur la question des médias. Acrimed a la volonté de s’inscrire dans cette lutte pour un changement profond et structurel des médias. La presse traditionnelle, bousculée par ces médias alternatifs et malmenée par la révolution Internet serait forcée de se repositionner.
Arrêt sur images est quant à lui constitué de journalistes de formation et existe sous la forme d’une PME. Le site propose une critique acide des médias mais propose également d’en suppléer les carences. Il estime que l’engagement politique et le travail de journaliste doivent rester cloisonnés. Leur but est de fournir des informations valables et objectives, de faire du « bon journalisme », pas du militantisme. Les lecteurs doivent se faire leurs opinions et le rôle du journaliste est de séparer l’information (les faits) de l’opinion (qui peut être donnée dans une autre chronique). Daniel Schneidermann estime qu’Acrimed dépense peut-être trop d’énergie à critiquer une presse qui est en train de sombrer et qui « de toute façon va sombrer » et Henri Maler déplore les prises de position trop rare d’Arrêt sur images sur des questions essentielles au sujet de l’avenir de la presse. Il les accuse de désertion du combat politique. Mais pour Daniel Schneidermann le boulot du journaliste est d’énoncer des vérités de fait, base même d’une conversation démocratique.
Le débat organisé entre ces deux passionnés de l’information aurait pu être très enrichissant, mais les coups bas et querelles de formes se sont multipliés sur le plateau à tel point que cette rencontre ressemblait parfois à un règlement de compte. C’est là une des faiblesses des médias d’information sur Internet, leurs créateurs viennent souvent du petit monde de la presse traditionnelle et emmènent parfois avec eux de vieux ressentiments.
Ces sites se voulant pour la plupart indépendants financièrement, ils misent presque exclusivement sur les abonnements de leur public. Il existe donc une vive concurrence sur un marché qui n’en est finalement qu’a ces balbutiements. Et s’il est vrai que les sites renvoient parfois les uns aux autres, il n’est pas moins vrai qu’ils se tirent dans les pattes avec véhémence. Or ne se sont-ils pas tous créés dans une volonté d’opposition par rapport à l’hégémonie de la presse traditionnelle ? Est-ce pour en construire une nouvelle ? N’est-il pas intéressant de cultiver ses différences pour permettre au lecteur de se construire ses opinions et ses combats en toute liberté ? Le conflit est parfois constructif mais il faut savoir choisir ses batailles. D’autre part, il serait bien dommage que le secteur de la presse alternative sur le web tombe dans le même écueil que la presse traditionnelle : celui de la course à l’audimat.