Qui, des animateurs et des
formateurs, doit former
des travailleurs ou des citoyens ?, par Adélie Miguel Sierra
Ces dernières décennies, le champ de la formation d’adultes s’est transformé en un véritable marché dans lequel s’investissent de nombreux opérateurs tant publics que privés visant des finalités très diverses et souvent conflictuelles. Aujourd’hui, la vision économiste qui prévaut chez beaucoup de protagonistes de la formation se légitime par la nécessité de répondre aux besoins et contraintes du marché mondial, notamment les exigences d’adaptation, de mobilité et de maîtrise des nouvelles technologies. Elle exprime une conception libérale de la société.
Dans ce contexte de modèle dominant, comment dès lors continuer à développer une pensée critique et mobiliser des acteurs sociaux pour la construction d’un autre projet de société ? Quelle est la mission éducative du tissu associatif dans une perspective de changement social ? Quelles sont les compétences à développer pour accompagner les acteurs sociaux dans ces changements tout en tenant compte de leurs besoins d’ascension sociale, de reconnaissance de leur singularité individuelle et collective ?
On définit généralement la formation d’adultes en la distinguant de la formation initiale qui concerne les enfants et adolescents. Elle est souvent qualifiée de continue dans la mesure où elle se situe dans le prolongement de la formation initiale et permet aux individus de développer leurs compétences tout au long de leur vie.
La formation d’adultes « s’est développée récemment car le monde n’a jamais au cours de son histoire évolué aussi rapidement. En effet jusqu’au 19ème siècle, les sociétés changeaient lentement avec des périodes longues de stabilité interrompues par des crises ou des guerres. La jeunesse était la période de formation, l’âge adulte celle du travail. Au cours de l’enfance et l’adolescence, il s’agissait de se préparer au travail ; aussi apprenait-on les règles sociales et le métier. A l’âge adulte, il s’agissait de produire, c’est-à-dire de mettre en œuvre pour soi et les autres les compétences acquises. Au cours du XX siècle, la rapidité d’évolution du monde économique et le bouleversement de la vie sociale ont ébranlé ce long fleuve tranquille en réduisant la durée de vie des savoirs et en rendant nécessaire l’adaptation des personnes »
[1].
La formation a pour but de mobiliser autant la personne, le citoyen que le travailleur même si la dimension professionnelle l’emporte dans les faits. Le système des formations d’adultes a fortement évolué, particulièrement depuis les années septante, notamment par de nouvelles formes de contractualisation entre pouvoirs publics et partenaires sociaux pour l’insertion et la formation professionnelle. On peut épingler l’enseignement de Promotion sociale pour adultes, historiquement attaché à l’enseignement, qui a une fonction de « rattrapage » et de démocratisation des études en permettant d’obtenir, par cours du soir ou de jour, des diplômes équivalents à ceux du plein exercice ; les Instituts des classes moyennes qui s’adressent aux professions indépendantes ; le Forem (formation-emploi) qui organise des formations professionnelles, soit gérées directement soit confiées à des entreprises, à destination de demandeurs d’emploi qualifiés ou non qualifiés.
Le secteur privé marchand n’échappe pas à cette déferlante sur le champ de la formation. Une multitude de sociétés de consultants sont apparues sur le marché afin de proposer, généralement à des prix très élevés, des formations de développement personnel ou d’acquisition des nouveaux instruments de gestion de ressources humaines ou de planification.
La formation d’adultes, traditionnellement portée par le secteur associatif, a obtenu, en Communauté française, en 1976 (réactualisé en 2003), un décret régissant les organisations d’éducation permanente qui ont pour objectif de favoriser chez les adultes une connaissance critique des réalités de la société, des capacités d’analyse et des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie économique, sociale, politique et culturelle dans une perspective d’émancipation individuelle et collective. Ce décret s’inscrit dans une perspective d’égalité et de progrès social, en vue de construire une société plus juste, plus démocratique et plus solidaire qui favorise la rencontre entre les cultures par le développement d’une citoyenneté active et critique et de la démocratie culturelle.
L’éducation permanente puise ses sources dans l’éducation populaire qui se caractérise entre autres par l’articulation paradoxale de deux pôles en tension [2].
Le pôle intégration-promotion, c’est la promotion d’une culture comprise comme l’appropriation par les individus et les groupes des instruments de la citoyenneté et de la lutte contre toutes les formes d’aliénation et, ce sur quoi l’on met plus volontiers l’accent maintenant, les formes d’exclusion.
Le pôle rupture-émancipation, en tension avec le précédent, s’inscrit dans une perspective de changement social, de rupture avec le contexte social. En conséquence, au savoir intégrateur s’ajoute le pouvoir émancipateur. C’est l’attitude critique qui est condition, moyen et résultat des deux pôles en tension.
Émancipation | Intégration | |
Pouvoir émancipateur | Savoir intégrateur | |
Production, invention | Appropriation, intégration | |
Produire du sens | Débusquer du sens | |
Dialectique de la culture, du pouvoir et du savoir | Externalité de la culture, du pouvoir et du savoir | |
Transformation | Répondre aux dysfonctionnements sociaux | |
Favoriser l’émergence d’un ordre non encore établi (instituant) | Récupération de l’innovation (institutionnalisation) | |
Actions visant la transformation | Actions visant le fonctionnement | |
Accent sur les risques à prendre et le processus à mettre en oeuvre | Accent sur les résultats | |
Mouvement de critique sociale | Structures de participation | |
Résoudre les problèmes | Répondre aux besoins | |
Conflit | Consensus |
On constate qu’une partie des missions de l’éducation permanente s’est effritée avec le temps. Un certain nombre d’organisations, en devenant uniquement des lieux d’intégration sociale, professionnelle et de résorption du chômage, ont opéré un glissement de mission par rapport à l’exigence première de soutenir et former des citoyens et de favoriser leur structuration politique et collective. Ce glissement produit des effets pervers par rapport au rôle attribué à la formation, qui devient un lieu de traitement social de type thérapeutique (apprendre à s’adapter au détriment de la capacité de changement), techniciste (acquérir de nouveaux outils au détriment de leur finalité) et culturaliste (valorisation de la différence au détriment d’une culture de négociation entre groupes sociaux).
Or, à l’échelle mondiale, l’affrontement entre les lois de la finance et l’exigence de justice sociale est très dur. Tous les paramètres de l’humain sont devenus susceptibles de débats et de luttes. Si les syndicats demeurent essentiels pour assumer ces affrontements, ils ne peuvent pas se faire tout seuls. Il s’agit donc d’aller vers une recomposition de la négociation collective, dans laquelle les associations d’éducation permanente ont un rôle à jouer. Dès lors, un des enjeux essentiels des organisations aujourd’hui est de réhabiliter le conflit et l’expression de celui-ci.
L’éducation permanente se trouve donc devant une double mission de transmission des exigences démocratiques et d’innovation méthodologique, culturelle et politique. Il s’agit d’intégrer ces nouveaux défis tout en restant fidèle à l’exigence fondatrice de l’éducation populaire [3].
Pour un grand nombre d’entre nous, il est difficile de différencier le rôle d’un animateur et celui d’un formateur. Historiquement, l’animateur fait référence aux cadres de jeunesse, éducateurs, moniteurs. Les années soixante marquent la professionnalisation du métier d’animateur, c’est à partir de cette période qu’on socialise des équipements socioculturels pour l’ensemble de la population. Cela exige la présence d’un personnel permanent d’animateurs rémunérés.
L’animateur socioculturel assume seul ces affrontements, conçoit, organise et encadre des activités d’animation ou de développement social pour répondre aux besoins d’un groupe ou d’une institution. Il est souvent associé à la famille des travailleurs sociaux même si sa mission n’est pas toujours assez valorisée. Dans le sens plus restrictif, on définit l’animateur comme celui qui facilite et encadre un processus d’apprentissage. Le formateur, quant à lui, est celui qui conçoit, met en œuvre et évalue un processus de formation. Il est lui-même porteur d’expériences et de connaissances diverses sur lesquelles il s’appuie pour enrichir son propre dispositif de formation.
Quelles sont les qualités et compétences que devrait développer un formateur ? Un formateur idéal devrait présenter les qualités d’un animateur, d’un intervenant, d’un évaluateur, d’un modérateur, d’un observateur et d’un organisateur. Il existe plusieurs référentiels de base qui identifient les compétences de base d’un formateur d’adultes [4].
Voici les principales missions communément validées, articulées aux aptitudes et attitudes nécessaires qu’elles recouvrent.
Compétences
Concevoir des dispositifs ou des actions | Distinguer besoin et demande. Pédagogie d’adultes. Connaître les différents dispositifs de formation. Analyser une demande. Diagnostiquer les besoins et les problèmes. Analyser et comprendre les situations et les contextes. Rédiger, analyser un cahier de charge. Construire un dispositif de formation articulant différentes modalités (alternance théorie-pratique, exercices individuel-collectif, témoignage-expérience du groupe). |
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Préparer ses interventions | Connaître les théories de l’apprentissage. Connaître les différentes méthodes pédagogiques. Analyser l’environnement des personnes en formation et les enjeux des différents acteurs. Adapter ses approches aux différents besoins et potentiels des publics concernés. Définir et formuler les objectifs pédagogiques et les organiser dans une progression pédagogique. Adopter les méthodes pédagogiques appropriées. Réaliser ou adapter des supports pédagogiques. |
Animer les séquences de formation | Connaître les principes de la communication. Connaître les phénomènes de groupe. S’exprimer dans un groupe. Mettre en oeuvre une écoute active (centrée sur l’apprenant). Réguler l’expression et le travail du groupe. Faire vivre la relation pédagogique. Gérer le temps. Négocier et gérer les conflits. Équilibrer les rapports de force. Adapter la progression aux rythmes et styles des apprenants. |
Accompagner les stagiaires | Connaître son rôle de formateur et ses limites. Connaître des éléments de psychologie des personnes en formation. Maîtriser les techniques d’entretien individuel et collectif. Faciliter la communication : diversifier les moyens d’expression et de communication. Faciliter l’élaboration et la validation de projets individuels et collectifs. Favoriser l’articulation entre les apprentissages « théoriques » et l’expérience de travail (rémunéré ou bénévole) des stagiaires. Faciliter les liens, la mise en réseau. |
Évaluer | Connaître les différentes fonctions et formes de l’évaluation. Distinguer observation, analyse et évaluation. Concevoir des dispositifs et outils d’évaluation des apprentissages et les effets de la formation. Concevoir des dispositifs et outils d’évaluation des actions. Mettre en mot son action : adapter plusieurs points de vue sur sa pratique de formateur. |
Coordonner l’action | Connaître le fonctionnement des organismes de dispositifs de formation et en particulier de son propre organisme. Décoder les enjeux et stratégies des acteurs. Planifier, gérer, adapter un projet, une action. Établir et suivre le budget d’une action. Travailler en équipe. Piloter et coordonner les actions de formation : constituer des équipes de travail, répartir les tâches et responsabilités. |
Entretenir des relations avec l’environnement (social, économique, politique et culturel) | Se renforcer par des connaissances dans des domaines diversifiés (culture générale). Connaître le cadre sociopolitique et juridique de la formation d’adultes et des actions. Connaître les instances interlocutrices. Connaître le tissu socio-économique et l’état du marché de l’emploi. S’informer sur les évolutions de l’environnement. Tenir compte des enjeux dans les rapports avec les interlocuteurs. Négocier un projet avec des interlocuteurs internes ou externes. |
Développer une éthique personnelle et professionnelle | Respecter la dignité de l’être humain. Avoir le sens de la justice et équité. Respecter les droits et les différences. Avoir confiance en soi et s’affirmer. Être ouvert au changement et à l’innovation. |
Il est évident que ces différentes compétences s’acquièrent à travers un processus de formation permanente. Celui-ci se construit en se nourrissant de la systématisation de ses propres expériences éducatives, dont particulièrement celles qui ont été difficiles, de son parcours personnel tant pour ses engagements sociaux que pour son cursus de base, et d’un compagnonnage d’autres formateurs plus « mûrs ».
Accompagner des individus ou des groupes, à mieux comprendre le monde et à s’y investir pour plus de justice, exige de celui ou celle à qui ils offrent leur confiance une grande éthique morale et professionnelle ; ainsi qu’une certaine humilité sur les limites de sa contribution.
La reconnaissance institutionnalisée du métier de formateur d’adultes implique un statut, des cadres législatifs et la définition d’un profil type. Ces dernières années de nombreuses filières se sont ouvertes afin d’offrir une formation qualifiante pour les formateurs. Mais l’effet pervers que cela provoque, dans certains secteurs d’activités, est de réduire l’action de formation à la transmission d’instruments souvent rigides ou séduisants, sortis du contexte de toute finalité sociale. Les formations sur l’utilisation des jeux ou autres techniques ludiques de mise en situation sont fortement prisées, les formations où des kits prêt à l’emploi sont diffusés ont du succès au point de devoir refuser des inscriptions. Le formateur devient l’expert ou le technicien, en oubliant son rôle de provocateur critique, de pédagogue de la question davantage que de la réponse.
Il est urgent de résister à cette culture de l’expertise ! Engagement social et professionnalisme peuvent se conjuguer pour contribuer à sa propre émancipation sociale mais aussi pour renforcer le rôle de l’éducation comme vecteur de changement. Mais pour cela il faut toujours suivre sa boussole pour ne pas se perdre dans le labyrinthe de la désillusion et de la séduction.
[1] Martin et Savary, Formateur d’adultes, Chronique sociale, 2004.
[2] Nossent, « L’éducation permanente comme volonté d’émancipation », dans La pédagogie émancipatrice, Grootaers et Tillman, Editions PIF-Peter Lang, 2002.
[3] Majo Hansotte, L’éducation permanente : transmission et innovation, intervention au Forum de l’éducation permanente, 2002.
[4] Adaptation par Adélie Miguel Sierra du référentiel de compétences proposé dans Martin et Savary, op. cit.