Où l’analyse contextuelle et le récit d’expériences se complètent dans l’espace d’un atelier de formation
de formateurs, par Corinne Mommen
Dans la formation de formateurs de deux ans organisée par le consortium Polygone, un aspect qui nous a fortement marquée est l’interaction continue avec la pratique des participants. Cet aspect sous tendait le fil conducteur de la formation sous deux dimensions différentes. D’une part dans chaque session, un espace important était réservé à une mise en commun et une analyse à partir de l’expérience des participants, que ce soit l’analyse de leur contexte d’éducateurs, de leur vision du changement social et de la place de l’éducation dans celui-ci, comme d’expériences concrètes.
D’autre part, deux projets pratiques étaient prévus au cours des deux ans, l’un portant sur la conception et la réalisation d’une action éducative, l’autre consistant en la production d’un outil ou d’une réflexion socialisable. L’objectif de ces travaux pratiques était d’une part d’enrichir l’action quotidienne des participants grâce aux réflexions et apports développés lors des sessions, et ensuite de susciter une mise en commun et une analyse des ces pratiques dans un cadre permettant les réactions bienveillantes des autres participants.
Le premier travail pratique a donné lieu à de multiples échanges entre participants issus de contextes différents : ainsi un groupe de sept personnes travaillant en Indonésie, au Portugal, en Pologne, en Irlande, au Luxembourg et en Belgique échangèrent autour du thème des migrations, partageant des réflexions, des modules de formation, des comptes-rendus d’expériences diverses. Deux participantes, l’une du Luxembourg et l’autre des Philippines construirent ensemble un atelier ayant pour titre « Les interactions entre le commerce équitable et les migrations pour le développement durable au Sud », et cet atelier d’une journée eut lieu successivement aux Philippines et au Luxembourg.
Lors d’un atelier virtuel, chaque participant fit en outre un travail d’écriture autour d’un moment significatif de cette expérience, en identifiant les principaux apprentissages qu’il ou elle en retirait. Si les productions issues de cet atelier sont inégales, elles n’en reflètent pas moins une prise de distance critique par rapport à l’action et une volonté de mettre à plat l’expérience, faisant affleurer les enthousiasmes créatifs et les couacs, les relations humaines et organisationnelles, les positionnements et les tensions. Le seul fait de se plier à cet exercice est formateur en soi.
Partager ensuite tout cela dans un petit groupe de pairs, l’offrir au regard des autres éducateurs, qui peuvent comprendre les difficultés rencontrées mais aussi poser des questions pertinentes et impertinentes, mettre en relation avec d’autres contextes, d’autres publics :
« Chez moi, ce ne serait jamais possible de faire cette activité ! »
« Mais finalement, qu’est-ce que tu recherchais comme objectif ? »
« Ça me fait penser à une expérience avec un groupe de femmes, mais nous avions fait autrement... ».
Braima Sambu Dabo, Guinée Bissau : « L’atelier a eu lieu dans le Quartier Militaire, le quartier le plus peuplé et marginalisé de Bissau et de toute la Guinée-Bissau, à un moment compliqué de la vie économique et politique du pays. L’idée, de même que le propre atelier, ont évolué en intégrant peu à peu des nouveaux ingrédients, des réflexions et des questionnements, des doutes et des convictions. A un moment donné, quelqu’un nous a interpellé : Mais, faites-vous de l’éducation au développement ou de la communication sociale ? Nous avons répondu avec conviction qu’il s’agissait bel et bien d’éducation au développement, en nous disant que celle-ci recouvre un espace large étant surtout le processus visant à créer des capacités qui vont se correspondre avec des besoins sociaux allant vers du changement ».
Rakel Encina, du Consorcio Fundación Paz y Solidaridad, Pays basque espagnol : « Notre idée initiale nous l’avons appelée « échoppe » et visait à faciliter l’expression des opinions et des sensations par rapport à l’activité proposée, ainsi qu’à récupérer les idées principales qui allaient surgir du débat. Finalement, nous avons mis aussi les apports des groupes sous la dénomination « échoppe ». Nous avons hésité au début parce que l’échoppe était pensée pour les apports individuels plutôt que les apports des groupes. Mais, enfin, il semblait cohérent que toutes les réflexions des processus en groupe sur le thème travaillé se retrouvent aussi sous l’échoppe ».
Le deuxième travail pratique a été partagé lors d’ateliers animés par les participants eux-mêmes dans lesquels ils soumettaient leur production à l’épreuve du groupe, l’un faisant expérimenter certaines parties, l’autre tentant de mettre en commun des propositions pédagogiques ou des cheminements. Ainsi, deux participants, l’une éducatrice populaire au Guatemala, l’autre formateur free-lance au Portugal, se sont rendus compte qu’ils avaient chacun animé une formation sur les principes pédagogiques en éducation pour le changement social. En comparant leurs travaux, ils ont mis en évidence de nombreux points communs autour des principes pédagogiques et des stratégies d’apprentissage mais aussi quelques différences de vision : si pour l’une le changement social fait intrinsèquement partie des formations qu’elle anime, l’autre a une vision plus technique. Cet atelier a mené à une discussion serrée sur les différences de contextes. Contextes des participants mais, bien sûr, aussi contextes sociopolitiques dans lesquels s’insèrent les actions éducatives. Reconnaître ces convergences et divergences, sans regard jugeant, mais en permettant et en se permettant un retour critique sur son action et parfois son organisation fut considéré comme extrêmement riche en enseignements !
Filipe Martins, Portugal : « Si nous voulons promouvoir une stratégie d’apprentissage cohérente, il est essentiel d’assumer qu’aucun processus pédagogique n’est neutre. Cela veut dire que tant le contenu que la manière sont le véhicule de messages éducatifs et de valeurs. Ainsi, pour qu’un processus pédagogique soit efficient et efficace dans un contexte d’éducation non formelle, il n’y a pas de contradiction entre les valeurs et les principes que sous-tendent les résultats espérés en termes d’apprentissage et les principes et valeurs qui sont le fondement de la stratégie adoptée ».
Même si la volonté de susciter l’expression et l’analyse de la pratique des participants est claire, cette modalité a également ses limites : l’expression ne suffit pas, il faut aussi pouvoir construire ensemble des cadres conceptuels communs. Or dans un groupe où se rencontre une grande diversité de contextes, sociopolitiques et culturels, mais aussi organisationnels, le socle commun ne peut être que très large, « l’éducation pour la transformation sociale », recouvrant alors une quantité de pratiques parfois contradictoires. Le défi d’extraire des différentes expériences les questions communes et des orientations utiles pour l’action exige de la part des formateurs à la fois une grande capacité de synthèse, une maîtrise claire des objectifs recherchés et en même temps une adéquation avec le processus du groupe.
Pour de nombreux éducateurs ou formateurs, rares sont les espaces où partager sa pratique, raconter une expérience, détailler son vécu d’animateur ou les réactions des participants, le cheminement d’un projet, expérimenter un outil, analyser la cohérence d’une proposition méthodologique, croiser des approches autour d’un même thème, « s’essayer » finalement.
Essayer, c’est se donner le droit à l’erreur, cette erreur fondatrice de l’apprentissage, qui permet de mieux comprendre, de creuser le sens du processus proposé, d’aller voir derrière la façade du programme de la journée, de la description de l’activité ou du rapport de l’atelier.
Essayer, c’est parfois prendre le temps de se poser, de mettre à plat tout ce qu’un vécu de groupe en situation de formation recèle de questions, d’options possibles, d’actions et de réactions, de défis et de surprises. Oser donner du poids et de la valeur à ce vécu, en l’écrivant, en le racontant pour laisser émerger les nœuds, les contradictions et les évidences.
Essayer, c’est finalement accepter de s’exposer face aux pairs, dans un espace de confiance et de bienveillance, mais dans un espace où les regards font « miroir » et aident aussi à déconstruire, parfois à ébranler certaines certitudes, à s’ajuster tout au moins. Et puis, à reconstruire collectivement un ensemble qui tienne la route.
A ITECO, c’est notamment par le biais des séances d’expérimentation pédagogique que nous proposons ce type d’espace. Ouvertes aux animateurs d’ONG et socioculturels pratiquant l’éducation au développement, elles sont surtout un lieu d’expérimentation d’outils en cours de conception, ce qui permet aux « concepteurs » de les ajuster et aux participants de s’ouvrir à de nouvelles manières de faire. Elles sont aussi prétextes à la rencontre et aux échanges entre animateurs autour de la réflexion pédagogique.
Le défi reste, à partir de ces espaces d’échange et de réflexion, de pouvoir approfondir les cadres de réflexion et d’analyse, de pouvoir conceptualiser les tensions et les questions qui émergent de la pratique dans un langage commun, construit collectivement, et de pouvoir y apporter des orientations, des pistes qui transcendent le particulier pour offrir une théorisation utile et fertile.