Ou l’école de la paix est-elle possible ?, par Xavier Guigue
La formation des enseignants à
l’éducation à la citoyenneté a souvent lieu à la demande des équipes pédagogiques ou de l’administration des établissements scolaires pour préparer les enseignants à aborder ces questions avec leurs élèves.
Le formateur qui intervient dans ce milieu doit être attentif aux contraintes de la pratique de l’éducation à la citoyenneté. En effet, celle-ci est complexe :
complexe du fait du cadre physique, l’école, où s’exerce l’activité
complexe du fait du cadre limité des contenus scolaires, le fameux programme à avoir fini, compris ou non
complexe par le statut enseignant versus enseigné
complexe par le cadre pédagogique qui souffre de la rigidité des méthodes de la tête pleine vers la tête vide...
Du coup, le formateur qui intervient auprès des enseignants va devoir tenir compte de ces contraintes liées au contexte dans lequel le travail éducatif a lieu. Mais il va devoir aussi déconstruire un certain nombre de schémas qui limitent la capacité de l’enseignant d’aborder les concepts de citoyenneté.
La première étape qui conditionne toutes les autres revient à fonder la démarche. Elle ouvre, en même temps qu’elle cadre, la mission de l’enseignant et de l’enseignement.
Pour cela Charles Hadji, professeur de sciences de l’éducation à l’IUFM de Grenoble, définit « l’homme comme un animal éthique, en ce qu’il ne peut s’empêcher de produire et d’analyser son action au nom de bonnes raisons, quand bien même celles-ci ne seraient que l’hommage du vice à la vertu ! L’éthique peut être vue ici comme l’examen critique de ces bonnes raisons. En poursuivant le questionnement de pourquoi en pourquoi, Charles Hadji engage la fonction éducative dans la création d’un système de rapports entre personnes susceptible à permettre à chacune de vivre comme une personne.... : « respecter cette exigence (de respecter l’homme) est le devoir le plus fondamental ».
La deuxième étape vise à analyser le
caractère obligatoire des différentes missions du point de vue de l’enseigné.
Selon Bernard Defrance, l’éducation est au service de cette exigence à travers trois missions essentielles :
l’apprentissage des connaissances, des savoirs
l’acquisition de capacités, de compétences professionnelles
la recherche de moyens pour entrer en relation, pour construire la relation à l’autre, en s’appuyant sur le respect, la solidarité et la justice que l’on peut reprendre sous le vocable « éducation à la citoyenneté ».
Avec l’apprentissage des connaissances, il s’agit de comprendre le monde ; avec l’acquisition des compétences, il s’agit de le transformer ; avec l’éducation à la citoyenneté, il s’agit d’avoir l’envie et de trouver le sens. L’apprentissage des connaissances est infini. Il répond à la curiosité, à cette curiosité passionnée ou discrète. Il peut faciliter l’entrée en relation avec autrui, parce que la connaissance peut aider à faire tomber peurs et préjugés. Mais en être ignorant n’est pas une faute.
Acquérir des compétences n’a rien non plus d’obligatoire même si cela peut être handicapant : être non qualifié n’est pas passible d’une amende... Par contre « être enseigné à la citoyenneté » ce n’est pas facultatif. Puisque nul n’est censé ignorer qu’il y a de la loi, puisque les lois fondamentales ne peuvent être transgressées sans danger pour la vie en société, se former à la citoyenneté est une exigence. Ceci parce qu’agir dans le respect des lois est une obligation juridique (ce qui ne signifie pas que toute loi est juste) et respecter l’autre est un devoir -une obligation morale. Eduquer à la citoyenneté permet à chacun de structurer les impératifs « que je m’impose pour tenir compte de l’autre ». C’est aussi comprendre et accepter l’obligation pour chacun d’accéder à l’autre sans violence (c’est-à-dire sans nuire ou sans intention de nuire).
La troisième étape vise à affirmer la loi symbolique comme garante du « vivre ensemble ». La loi symbolique pourrait se parler ainsi : « Il est interdit de désirer posséder l’autre » ou encore « il est interdit à quiconque d’imposer à l’autre ce que je veux, quand je veux, où je veux ». Cette loi rend compte du processus qui peut s’accomplir chez un être humain lorsqu’un autre être humain lui signifie que l’accomplissement de son désir, sous la forme qu’il voudrait lui donner est interdit. Elle est renoncement pour une ouverture au monde et un dialogue avec l’autre. C’est elle qui règle les échanges humains. C’est à ce titre qu’elle est structurante pour l’homme, elle introduit l’existence de l’autre, la reconnaissance de ses désirs, de ses intérêts, de ses valeurs. En signifiant par la parole -et donc par l’éducation- la limite de la transgression dans la relation à l’autre, l’interdit institue l’altérité dans l’espace interne et dans les liens entre les sujets. Elle permet d’entendre la parole de l’autre.
C’est au formateur de montrer que la verbalisation de l’interdit (inter -entre et dit -parole) par l’enseignant aide l’enseigné à se construire à condition qu’il sache bien que toute personne soit aussi marquée que lui par cet interdit : « moi non plus je ne ferai pas de toi ce que je veux, quand je veux, où je veux ». Même si cette loi est momentanément répressive, elle est, pour Françoise Dolto, une « loi promotionnante pour le sujet afin qu’il trouve sa place dans la communauté des humains ». La loi n’est pas une règle morale, elle est humaine, elle instaure la coexistence, la réciprocité, l’échange. Elle est fondatrice du champ humain.
Madeleine Natanson la formule ainsi pour l’adulte dans un article intitulé La loi et le désir : « N’attente jamais à la personne ou à la liberté d’autrui, ou comporte-toi avec autrui de façon à reconnaître et son altérité et sa similitude en respectant entre lui et toi la distance sans laquelle personne ne peut exister. C’est en l’absence de toute loi et de tout interdit qui la cerne que la violence émerge ».
Cette approche fondatrice, l’enseignant doit pouvoir la traduire en tirant profit du cadre dans lequel il exerce : élaborer le règlement intérieur et débattre infractions et sanctions pour donner sens aux lois, créer les règles propres à une activité de groupe comme préalable à cette activité, aborder les sujets d’actualité et particulièrement ceux qui fâchent : les guerres d’aujourd’hui ou la loi du quartier...
Si ces trois étapes posent le cadre « inébranlable » de l’éducation, il est important d’examiner les conséquences concrètes qu’elle impose à l’école du quotidien pour aller vers une pédagogie de l’engagement. Le rôle du formateur est alors d’aborder avec l’enseignant les thèmes qui permettront de construire cette éducation à la citoyenneté
Quelques exemples : Mettre en évidence la facilité avec laquelle on passe d’un fait à son interprétation, en fonction de son regard ou de sa grille de lecture est un premier exercice utile à la démarche.
Dans le même registre, savoir distinguer fait et opinion, considérer le fait pour ce qu’il est : un fait et l’opinion pour ce qu’elle est : une opinion, peuvent paraître facile. C’est pourtant un des mélanges, volontaires ou non, le plus courant.
Une des opinions les plus dévastatrices est la généralisation qui met tout le monde « dans le même sac » ou qui fixe pour l’éternité le devenir ou le passé à coup de « jamais » ou de « toujours ». Là aussi, la déconstruction s’impose.
La relation à l’autre, à celui qui est différent, n’a rien d’une promenade bucolique, c’est avec l’autre, avec tous les autres, que l’on se construit, et pour exister dans le regard de l’autre, il faut savoir le respecter. Là où les clans se forment et s’enferment souvent derrière un sentiment d’appartenance (qui a son utilité), c’est sans doute un des passages les plus délicats à travailler sans cesse.
D’autres éléments sont aussi structurants pour une école de la citoyenneté : apprendre à différencier l’importance des faits et leur gravité pour ne pas tout mettre sur le même plan comme apprendre à distinguer entre responsabilité et culpabilité.
On arrêtera là la liste des items pour aborder un aspect propre au système scolaire qui pèse dans la mise en œuvre d’une éducation à la citoyenneté : la tension entre compétition et coopération. L’idée n’est pas neuve, elle sera toujours à remettre au goût du jour ; car éduquer c’est naviguer à contre-courant, à contre-compétition, à contre-je-veux-tout-tout-de-suite, du moins tant que la société érige ces courants en vertu ou en nécessité.
Malheureusement, le système éducatif est devenu peu à peu un champ clos où il faut, en permanence, l’emporter sur les autres. La déformation la plus grave revient à persuader chaque élève qu’il faut devenir un gagnant capable de transformer les autres en perdants. L’échec scolaire, si fréquent aujourd’hui, entraîne le mépris de soi-même ou le mépris diffus pour la société. Quand la résistance s’opère, on se retrouve face au phénomène inverse où il est bien vu par ses pairs d’être le plus « mauvais » scolairement parlant. Dans un cas comme dans l’autre c’est l’impasse éducative.
Sortir du mode comparatif, donner un autre sens à la notation, inventorier les savoir-faire, les savoir-être qui méritent d’être pris en compte, avoir une approche collective qui vise la réussite de tous, voilà quelques pistes qui sont expérimentées pour changer l’école. Travailler dans ce sens avec les enseignants, c’est contribuer au combat que résume le précepte des Cahiers pédagogiques : « Changer la société pour changer l’école, changer l’école pour changer la société ».
D’après une expérience pédagogique de l’Ecole de la paix à Grenoble