A l’ouest du Mali, des villages entiers survivent grâce au salaire des émigrants partis pour l’Europe

Mise en ligne: 29 juillet 2013

L’avenir de cette sorte d’aide au développement
se complique à cause du verrouillage de la forteresse Europe,
par Marc Van Laere

Tandi Mamadou a près de
soixante ans. A l’âge de vingt
ans, il quitte le Mali pour la
Côte d’Ivoire. Trois ans plus
tard, il émigre vers le Congo,
pour franchir ensuite le fleuve
Zaïre vers Kinshasa, où il vit
pendant vingt ans. En 1989, il
arrive à Anvers. Il travaille pour
son village d’origine, comme le
font de nombreux Maliens en
Europe.

Au beau milieu de mon entretien
avec Tandi, un géant entre
dans le petit magasin d’étoffes
africain dans les environs de la
gare Centrale. Fousseni
Soukouna a quarante ans. Dans
un français boiteux, il raconte
sa vie de nomade : « Je rentre à
l’instant du Mali et je repars cet
après-midi pour Paris. Mes deux
épouses, l’une au Mali, l’autre
en Zambie, estiment que cela
n’est pas terrible. Chaque franc
que je gagne est partagé avec la
famille ».

Tout comme Tandi et Fousseni,
95 % des cent mille Maliens en
Europe viennent de la région la
plus pauvre du pays, Kayes.
Bien avant la colonisation française,
les Soninké de cette région
étaient déjà des errants.
L’épreuve d’initiation des jeunes
consistait en grande partie
en un périple. L’occupation coloniale,
l’abolition de l’esclavage
et l’effondrement de leur
économie de marché entraîneront
toutefois les Soniké dans
des changements radicaux. Ils
sont d’abord des cueilleurs dans
les plantations d’arachides du
Sénégal. Plus tard, ils trouvent
le chemin vers l’Europe en tant
que pelleteurs de charbon sur
des navires. Il s’ensuit une véritable
vague d’émigration dans
les années septante. A cause de
la sécheresse au Sahel, l’ancienne
épreuve initiatique se
transforme en une lutte pour la
survie dans une contrée martyrisée
par le soleil.

Petit à petit, la contrée fut contrainte
à l’émigration, principalement
vers la France. Au début
des années nonante, 20 % de la
population active masculine de
Kayes et de ses environs vit en
France. Ibrahim Yero, le responsable
local de la caisse de
solidarité de Diataya, à 40 km
de Kayes, déclare d’ailleurs :
« Nous sommes redevables de
plus de 90% de nos revenus à
nos Français. Car aucun agriculteur
ne peut vivre plus de
trois mois de sa propre récolte ».

Les mutualités maliennes

A Diataya, chaque lundi et vendredi
matin, des femmes et des
jeunes viennent à l’entrepôt local,
pour y remplir leur petite
charrette avec du riz, du millet
et des bouteilles d’huile. Ils
montrent au contrôleur un bon
de commande qui vient de Montreuil,
Paris ou Meaux et repartent
sans payer. Leurs pères,
frères ou oncles ont commandé
et payé les produits. De même,
les instituteurs locaux n’ont pas
à se plaindre : la moitié de leur
salaire leur est versé par l’Etat
malien, l’autre moitié par les
émigrants. Sans la manne des
émigrants, des villages tels que
Diataya n’existeraient plus depuis
trente ans. Les émigrants
ont plus d’une fois sauvé leurs
villages de la famine.

Mais, peu à peu, l’aide financière
au village d’origine change
de destination. Via des caisses
de solidarité, le soutien d’aide
familiale se transforme en une
contribution au développement
du village. Les mutualités évoluent
en petites banques pour le
développement qui pourvoient
au progrès de la région. Des
puits, des pompes, de petites
digues, des mosquées, des petits
hôpitaux, de petites écoles
deviennent les nouvelles priorités.
Les chefs de village demandent
l’aide des émigrants.
Entre deux coups de téléphone
au Soninké, derrière son comptoir
anversois, Tandi Mamadou
raconte : « Des associations de
vingt à trente personnes voient
le jour pour soutenir des petits
projets dans leur village natal.
S’il n’en existe pas en Belgique,
en France par contre il y en
a environ cent cinquante. Je finance
moi-même, via Paris, la
construction d’une école francoarabe
à Yelimané, où je suis
né ».

Ces projets de développement
aux alentours de Kayes ne peuvent
cependant empêcher les
jeunes de continuer à chercher
le bonheur loin de leurs villages
du Sahel. Ils rêvent à la vie que
mènent en Europe leurs frères
et pères. Et l’expulsion brutale
des Maliens en séjour illégal,
après l’assaut par les forces de
l’ordre de l’église St Bernard à
Paris, en 1996, n’y a rien changé.
Cependant, le renforcement des
murs de la forteresse Europe et
l’accroissement du chômage en
France ont bel et bien ramené
l’inquiétude. De ce fait, les
Français se sont progressivement
retirés ces dernières années
des projets collectifs pour
se concentrer à nouveau sur l’entretien
de leurs propres familles
au Mali.

Le revers de la médaille

Ibrahima Traoré, de Kabaté, ne
voit pas l’avenir en rose : « Nos
émigrants ont les cheveux gris
et leurs fils rencontrent de plus
en plus de difficultés pour l’obtention
des permis de séjour,
afin de leur permettre de les
remplacer. Ce système a également
entraîné un phénomène
de dépendance. En effet, les
villageois des environs de Kayes
ont pris l’habitude d’attendre
les bons de commande de
France. Que doivent donc faire
ces personnes aujourd’hui pour
prendre leur propre sort en
main ? ». L’argent venu de l’extérieur
n’encourage pas suffisamment
la productivité locale.
Et dès lors que l’achat des produits
de consommation importés
a été facilité, l’activité propre
se paralyse et l’agriculture
se trouve dans une impasse.

De leur côté, les organisations
pour le développement réduisent
leurs activités au niveau
des petits projets, elles n’offrent
plus de réponse au manque
notoire d’infrastructure. Les
associations d’émigrants ont
donc cherché des contacts avec
des investisseurs officiels :
l’Etat malien, les villes-sœurs
françaises ou les ONG. Mais personne
n’ose plus travailler à
partir de cette notion duelle que
constituait à l’origine l’émigration
et le développement de
Kayes. Il ne reste actuellement
au Ministère français des affaires
sociales que des formules
telles que le « retour accompagné
 ». Certes, quelques ONG
françaises et maliennes essaient
tant bien que mal de décourager
l’émigration en stimulant des
entreprises locales. Sans succès
cependant.

A l’occasion de la visite de
Jacques Godfrain, ministre de
la coopération au développement,
une table ronde a été tenue
à Kayes. A l’issue de cette
conférence, un porte-parole des
associations d’émigrants soupire
 : « On n’a toujours pas
trouvé d’alternative. Dans l’intérêt
de nos familles, nous devrons
par conséquent continuer
à voyager vers la France ». Ce à
quoi le Ministre Godfrain répond
avec diplomatie : « Les
Maliens qui possèdent leurs
papiers en ordre sont en effet
des acteurs importants dans le
développement de cette région
 ».

Agé de neuf ans, le fils de Tandi
Mamadou voyagera aussi plus
tard. Tandi en a la certitude. Et
alors que Tandi junior dévore
un sachet de pop-corn, Tandi
ajoute non sans élégance : « Celui
qui est pauvre souscrit plus
rapidement à la vie ».

Publié dans Antipodes n° 167