Prise de conscience des rapports sociaux de sexe et mise en réseau, par Patrick Govers
Emancipation-aliénation ou l’histoire déjà ancienne d’une paire unie dans le bonheur et la douleur, notions très chères à nos penseurs dits modernes, épris de la foi en le progrès humain aiguillé par la rationalité triomphante dans une société d’Ancien Régime en décomposition. Ose penser par toi-même ! [1] Affranchis-toi des croyances et superstitions d’antan, trouve en toi-même la force et les éléments pour une meilleure compréhension de ce que tu es, de ce que tu voudrais être et de ce qu’on t’impose d’être.
Mais l’aliénation n’a-t-elle pas changé de visage comme semble l’affirmer Hartmut Rosa [2]pour s’afficher dans toute sa splendeur comme « je fais ce que je fais sans vraiment en avoir envie et ce, en toute liberté ». L’émancipation a-t-elle alors encore un sens ? Ne sommes-nous pas tout bonnement englués dans des discours institués lesquels nous enserrent dans une chape consumériste nous réduisant à une essence purement acquisitive ou encline au profit illimité, versant opposé (ou complémentaire) d’un modèle culturel posé comme subjectiviste [3].
On fera ici le pari que l’émancipation est encore de ce monde mais que sa concrétisation peut prendre des sentes de traverse qui nous mènent bien au-delà de l’humain, dans le monde des réseaux où humains et non humains collaborent. Collaboration qui nous oblige à repenser radicalement ce que nous sommes, ce qu’est la science et la pertinence de la distinction nature et société [4]. Pour expliciter cette vision quelque peu schématique et à l’allure abstraite, je partirai de l’exploration d’une « action émancipatoire » qui a trait à la prostitution dans un contexte social, politique, économique et culturel marqué par le discours pragmatiste [5] autrement dit la litanie récitée en cœur par un grand nombre de nos politiciens et académiques qui, en substance, prêche ceci : « Dans un monde idéal, je serais opposé à la prostitution mais ce monde n’existant pas, il faut donc bien prendre des mesures pour réglementer ce plus vieux métier du monde… ».
Ce n’est un secret pour personne, l’indignation s’origine dans notre propre vécu : la confrontation à des situations qui nous dérangent. Situations provoquant en nous toute une chaîne de réactions diverses, de sensations fortes, de sentiments de décalage, de bouffées d’absurdité, d’appels de vides existentiels, bref une poussée extrême d’incompréhensions face à ces montagnes d’injustices, de non sens et d’exploitations à outrance de ce qui nous entoure, être vivant ou non. Sans vouloir entamer ici une généalogie exhaustive de mes premières expériences de décentration, quelques repères pour baliser le chemin qui m’a conduit à prendre part à un projet d’interpellation des hommes sur la prostitution en ce XXIe siècle.
Dans le dédale de mes questionnements idéologiques sur les « fondements » de la société, je m’arrête sur un élément très perturbateur car initiateur d’une prise (crise) de conscience qui peu à peu va prendre un caractère permanent : refus du service militaire et choix de prester un service civil. La belle affaire et dire que je croyais à l’utilité d’un service civil, service civil accompli dans le cadre des normes prescrites par la société et censé contribuer à remettre en question la dite société ! Quel beau paradoxe, quelle naïveté et quelle gifle pour l’ego politique ! Il n’empêche, cela me sert à aiguiser ma prise de conscience, à développer la décentration comme une deuxième peau, quitte à ne plus pouvoir m’en débarrasser, vivre avec et son correspondant, le mal être qui, s’il se circonscrit à soi-même, est gérable mais peut parfois (ou par période) être invivable pour les proches. Quoi qu’il en soit, exit le service civil, la possibilité d’un agir politique collectif est remis en doute, la « foi » dans une société future (les lendemains qui chantent) aussi.
Changement de décor, un autre continent, une autre histoire faite de colonialisme et de souffle révolutionnaire venu d’ailleurs (le marxisme léninisme) mélangé à une jeune identité nationale émergeante et la figure emblématique d’un rebelle et fin stratège de la guérilla, Augusto César Sandino, surnommé le général des hommes libres.
L’épisode nicaraguayen constitue, dans mon cas, un laboratoire de changement social très riche et très contradictoire que je tends à découper rétrospectivement en trois moments. Le premier est celui de l’enchantement révolutionnaire. Se retrouver en l’année 1985 durant trois mois à vivre dans la campagne au jour le jour avec le monde paysan organisé en coopérative agricole sandiniste, c’est d’une certaine façon être grisé par la sensation d’assister à la concrétisation du programme révolutionnaire en marche : égalité, propriété collective du sol et autogestion.
Le deuxième moment s’enclenche après un séjour d’une longue durée, quatre années, le retour critique sur un processus révolutionnaire qui n’a pas su éviter les dérives de « l’humain trop humain » : la corruption, le non respect de l’autre, plus spécifiquement l’autre ethnicisé (les groupes ethniques de la côte atlantique) et l’autre sexué, les femmes. En dehors de la maison, on était tous des « compañeros » mais, à l’intérieur des murs du foyer, il y avait des « compañeros » de première catégorie et les petites mains. Enfin, toujours le même refrain dans les luttes sociopolitiques du siècle passé : la lutte des classes d’abord, le reste (l’égalité des sexes) après. Au détour de ce deuxième moment, le désenchantement de l’agir politique collectif s’approfondit tout en donnant place à une nouvelle prise de conscience : la dimension des rapports sociaux de sexe apparaît comme un élément transversal qu’on ne peut laisser de côté au nom de revendications jugées plus primordiales ou plus transcendantes.
Enfin troisième moment, en quelque sorte synthèse des deux précédents, issus des pratiques partagées avec les collègues et amis nicaraguayens et de ma vie en couple avec enfants : la prise de conscience que les revendications féministes s’enracinent dans la quotidienneté de l’existence. On ne reporte plus dans un futur proche ou lointain les transformations pour un monde meilleur sinon que nos actions journalières s’éclairent par notre positionnement critique en même temps qu’elles en sont une traduction matérielle.
Retour sur le vieux continent, une autre vie débute. Dans le cadre de mon nouveau travail, je suis amené à remplacer en dernière minute une collègue qui s’est engagée à donner une formation à des syndicalistes, formation portant sur la conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale. Ce remplacement inopiné est le lieu d’une rencontre improbable et donc surprenante. Surprenante car elle va s’avérer être le début d’un activisme qui, depuis lors, continue avec ses périodes plus agiles comme plus léthargiques.
C’est la découverte des mouvances féministes existantes en région wallonne et bruxelloise. C’est surtout aussi l’engagement auprès d’une ONG féministe, Le Monde selon les femmes. Développement et féminisme, une association détonante correspondant à mon parcours prise de conscience. A partir de ce moment, le féminisme [6] va devenir pour moi une référence théorique et pratique (avec bien évidemment dans ce domaine toutes ses difficultés, ses incertitudes et ses contradictions). Mais avant d’aller plus en avant, comment définir le féminisme ? Ce que j’en ai compris et ce que j’en garde (jusqu’au jour d’aujourd’hui) est ceci : un mouvement de revendications pour plus de justice sociale (production et distribution des biens matériels, égalité de reconnaissance dans la sphère intime, professionnelle et juridique) entre les êtres humains, quelle que soit leur appartenance de classe, leur couleur de peau, leur orientation sexuelle, leur âge et leur genre [7].
Les collaborations avec Le Monde selon les femmes vont s’enchaîner : femmes migrantes, atelier sur la construction identitaire masculine, masculinités et care… Jusqu’au jour où, au début de l’année 2010, Pascale Maquestiau, chargée de projet au Monde selon les femmes, m’entretient d’une campagne de sensibilisation sur la mondialisation et ses effets en termes de rapports sociaux de sexe et de la décision de l’ONG d’entamer un travail engagé (pro abolitionniste) autour de la prostitution. L’engagement affiché par l’association féministe s’inscrit dans une réflexion globale autour des changements qui caractérisent nos sociétés monde. Changements qui se manifestent, entre autres, par une augmentation géométrique des inégalités (de sexe, sociale, culturelle, économique, politique, raciale et écologique) et, l’avènement d’un mode de gouvernementalité humanitaire qui se distingue par le déploiement des sentiments moraux dans les discours et les pratiques politiques contemporaines.
C’est d’Argentine qu’est venue l’inspiration pour concevoir une campagne de sensibilisation destinée aux hommes. Sylvia Chejter, sociologue, professeure à l’Université de Buenos Aires venait de terminer la rédaction de la synthèse d’une recherche portant sur les discours de clients [8]. Avec le concours d’étudiants et d’étudiantes,115 entretiens furent réalisés avec des hommes fréquentant des cabarets privés, des bordels ou encore recourant à la délivrance à domicile. Un collectif de travail est alors mis sur pied et plusieurs pistes sont envisagées. En complément d’une brochure [9] coproduite par l’ONG et le Centro de encuentros Cultura y mujer, organisation féministe argentine, il est décidé de produire un matériel audio-visuel : des clips d’une minute, où des jeunes hommes d’horizons divers mettraient en scène les images qu’ils ont de « l’être hommes clients », de ce que peut signifier être acteur, participer à la production et reproduction du système prostitutionnel.
En ont résulté deux clips vidéo d’une minute vingt. L’un filmé et monté à Buenos Aires, centré sur l’exploitation sexuelle, économique, et les violences de sexe. L’autre, réalisé à Bruxelles, davantage focalisé sur le pouvoir contraignant de l’argent dans la sexualité.
C’est en tant qu’activiste et chercheur en sciences humaines que j’ai pris part au projet de l’atelier « Stop prostitution ». Garant de la méthodologie de l’atelier, je l’ai également été pour que le « produit final » reflète une prise de position sans équivoque, radicale. Qu’il interpelle aussi, qu’il ne laisse pas indifférent.
Mais cela est plus simple à énoncer qu’à vivre. Car la confrontation à la problématique prostitution ne laisse pas indemne. Elle renvoie à des idées préconçues, à des fantasmes et des discours « clés sur porte » (la prostitution existe depuis la nuit des temps, c’est un moindre mal…). Elle renvoie aussi à des postures très tranchées : ou bien on est abolitionniste ou bien on est réglementariste, entre les deux, point de salut. Les invectives entre les partisans et les opposants sont aussi très incisives : moraliste, puritain, refoulé sexuel sont les arguments généralement avancés par les réglementaristes contre les abolitionnistes aux yeux desquels les réglementaristes sont vus comme des néolibéralistes acharnés pour qui seul le profit compte. Aussi, le discours abolitionniste de par son histoire charrie tout un relent non exempt de charité et de généralisation sur « l’autre » qui, parfois, frise la caricature.
C’est pourquoi se présenter à la fois comme activiste et comme chercheur en sciences humaines a son importance. Il s’agit en effet de souligner que la prostitution est aujourd’hui le terrain de multiples enjeux complexes où s’enchevêtrent le pragmatisme (pragmatiste) politique caractéristique du temps présent et les discours en surplomb d’une partie des académiques. Ceux-ci, au nom de la dénonciation de la stigmatisation couplée à un appel à prendre en compte le pouvoir d’agir de l’individu (son agentivité) n’ont de cesse de rappeler le droit inviolable de l’individu à gérer son propre destin. Sous cet angle, les postures abolitionnistes sont alors disqualifiées comme autant de barrières à la compréhension et à l’épanouissement de la subjectivité individuelle.
Petit résumé : au départ, une participation à une campagne internationale de l’ONG Le Monde selon les femmes se transforme rapidement en un projet de travail collectif avec des jeunes hommes. S’enchaînent alors toute une série d’interrogations : comment les mobiliser sur le thème de la prostitution ? Comment les amener à prendre position ? Comment, ensuite, élaborer, en deux jours de temps, un message collectif affin à la position abolitionniste de l’ONG ?
Avant d’explorer toutes ces inconnues, il est important de souligner que sans les ressources (carnet d’adresses et relais outre atlantique) de l’ONG porteuse de ce projet, il aurait été impensable en un laps de temps si court de produire quoi que ce soit. Aussi, disposer d’un budget minimaliste a permis de boucler le projet dans les délais prévus. Le « reste », tout le reste revient à la magie des moments vécus en ateliers.
Août 2010, Buenos Aires, avenue Juan B. Justo, il est dix heures du matin en ce samedi pluvieux. Huit personnes se réunissent dans un petit théâtre sans vraiment se connaître et n’ayant en commun que le fait d’avoir répondu positivement à un appel à participer à un atelier. Mais rapidement, par l’entremise de l’outil pédagogique conçu tout spécialement pour l’animation de l’atelier, les paroles se libèrent, les regards s’échangent, une interaction collective émerge. Et puis le rituel du mate fait son effet, le « bol et la paille » passe de mains en mains. Tard le soir, on se quitte sur le pas de la porte en continuant les discussions.
Le lendemain, on se retrouve, chacun ayant amené une (ou des) idée de scénario pour le clip. Le choix entre les différentes propositions n’est pas facile, encore moins l’élaboration du texte qui suscite des discussions animées : non, la place d’un mot dans une phrase n’est pas neutre, non, un mot n’a pas qu’une signification possible…
Bruxelles, septembre 2010, plein soleil en ce vendredi fin d’après-midi. Une maison est laissée à notre disposition pour les deux jours de l’atelier. L’ambiance vendredi soir est festive et copieusement arrosée. Il n’empêche, samedi matin, tout le monde est là, démarrage difficile, le cerveau encore un peu assoupi... Heureusement l’outil pédagogique se révèle à nouveau bien adapté. Mais, à la différence de Buenos Aires, le travail sera plus fragmenté : s’il y a consensus au sujet de la prostitution (une mise en scène construite autour d’un fil rouge élaboré collectivement), la façon de libeller le message sera individuelle. Vient le dimanche et les malaises qui s’installent : malaise dans la rédaction du texte, malaise de la parole face à la caméra. Peu à peu, cela s’aplanit, l’ambiance se détend. Finalement, tous les participants participeront !
Depuis lors chacun a repris sa route, de temps en temps un message croise un autre message. Reste le souvenir d’un moment fort, d’un avant et un après atelier. Bien difficile de dresser un bilan évaluatif de tout ce travail en dehors du cercle de base des 13 personnes concernées ayant échangé intensivement pendant deux jours. Qu’en est-il de la vie des clips ? Combien de prises de conscience ont-ils suscité ? Il serait possible de se livrer pour le moins à un comptage puisque les clips ont été postés sur Youtube. Mais cela a-t-il un sens ?
C’est ici, j’en suis convaincu, que l’évaluation en termes d’implications émancipatrices atteint ses limites. Car ces clips, ces actants, ont une vie qui leur est propre. Ils tissent (ou non) des liens avec d’autres actants (documentaire, dossier, article, affiche, internet, festival, colloque…), et ainsi participent à d’autres expériences émancipatrices (ou aliénantes selon), à l’émergence de controverses, de rejets ou d’indifférences qui, à leur tour, entreront en phase avec d’autres actants et d’autres humains.
Ne convient-il pas alors de remettre en cause la distinction formulée par Hegel entre conscience en soi (l’immédiateté non encore différenciée et réfléchie) et conscience pour soi (l’extériorisation et la manifestation consciente) qui a si fortement influencé le développement de la pensée critique au XIXe et XXe siècle ? L’heure n’est-elle pas venue d’aller au-delà de cette distinction inopérante car aliénante (cf. Hartmut Rosa) et de mettre en place des processus qui permettent de « faire prise sur ». L’enjeu est de taille, il en va de la survie de nos capacités à dynamiser le comment émancipatoire, c’est-à-dire à pratiquer l’utopie comme l’ici et le maintenant des existences tant humaines que non humaines.
[1] Kant, Qu’est-ce que les lumières, 1784.
[2] Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, Éditions La Découverte, 2012.
[3] Guy Bajoit, Être émancipé aujourd’hui, c’est sentir que l’on est soi-même, Antipodes, n°199, décembre 2012, pp.4-13.
[4] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, Editons La Découverte, 1997.
[5] Pragmatiste : pour différencier ce discours du courant philosophique pragmatique (Dewez, Mead, …). Pragmatiste comme utilisé ici se réfère à ce que Stengers (Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, Éditions La Découverte, 2007) appelle les discours pragmatiques prêt-à-porter des politiciens actuels.
[6] Comme me l’a répété à satiété une amie féministe : « féminisme au singulier c’est essentialiser ! ». Je suis bien conscient qu’il n’y a pas de féminisme, mais des féminismes.
[7] Cette petite synthèse à la fois personnelle et collective a de nombreuses sources d’inspiration qu’il m’est impossible d’énumérer de façon exhaustive : le féminisme radical (Christine Delphy), la théorie queer (Judith Butler), l’école critique de Francfort (Axel Honneth), le post structuralisme (Michel Foucault), les études masculines critiques (Jeff Hearn).
[8] Sylvia Chejter, Lugar común : la prostitución, Buenos Aires, Eudeba, 2011.
[9] Sylvia Chejter, La prostitution. Point de rencontre entre l’exploitation économique et l’exploitation sexuelle.