Un exemple d’émancipation au Sénégal, par Abdoulaye Sene
Évoquer une expérience d’émancipation à travers une lutte syndicale semble a priori un paradoxe ou une équivoque au sens où les organisations syndicales sont incrustées dans le dispositif institutionnel en général et participent largement au consensus social à travers la négociation collective. Cependant, l’expérience dont il est question ici, peut être analysée, d’une part, comme un prolongement du processus de rupture dans l’histoire du mouvement syndical au Sénégal, une forme de rupture de l’allégeance du mouvement syndical du pouvoir politique qui avait cours après les indépendances : un parti unique, l’UPS-PS, une confédération syndicale unique, la CNTS.
D’autre part elle peut être perçue comme un processus d’émancipation de la domination des institutions de Bretton Woods, qui, sous prétexte de l’aide au développement régentent depuis longtemps le cadre macroéconomique dans nos pays. Réfléchir, s’interroger a posteriori, sur le sens, les formes et les limites des actions collectives entreprises pour que le secteur de l’électricité reste dans le secteur public, participe, au-delà du partage de notre expérience, d’une démarche réflexive d’une génération de militants. En effet, la prise en charge des intérêts généraux de la société par le mouvement syndical depuis la période coloniale a été un point de partage dans la construction du mouvement syndical dans nos pays. Autrement dit, les travailleurs peuvent –ils s’émanciper dans le cadre d’une société dominée, sans prendre en charge les intérêts généraux des populations ? La réponse à cette question nous permettra de réfléchir à la pertinence des luttes des décennies quatre-vingt et nonante.
Ainsi, notre approche sera une lecture à distance d’une expérience où nous avons été au premier plan, mais aussi un retour réflexif sur un parcours qui à maints égards continue de structurer le développement, à la fois du mouvement syndical et les politiques publiques dans le secteur. C’est pourquoi, nous allons évoquer le contexte de l’époque, en considérant la période qui va de 1987 à 2002. C’est dire, que nous essayerons de restituer avec un recul axiologique, ces actions dans tous leurs sens et analyser à la suite, leurs fondements et les motivations des différents acteurs et le sens qu’ils leur donnaient.
Après le choc pétrolier de 1973 et la crise de la dette, les pays africains à l’image du Sénégal, ont après la floraison des « aides » au développement, connu de sérieux bouleversements liés à un renversement de perspectives des politiques macroéconomiques du fait des changements intervenus au niveau des institutions financières internationales. Le Sénégal a, de ce fait, connu les premières politiques d’ajustements avec d’abord le Programme de redressement économique et financier, en 1979, et le Programme d’ajustement à moyen et long terme, pour corriger, disait- on, les déficits budgétaires récurrents et le manque d’efficience des services publics. Ce n’est que par la suite que les injonctions de la Banque mondiale et du FMI toucheront directement les travailleurs avec le démantèlement d’entreprises publiques, notamment celles qui encadraient le monde rural et le bradage de celles qui étaient dans les services ou le système bancaire.
Des milliers de travailleurs se sont retrouvés ainsi dans la rue et ont été obligés de rallier le secteur informel pour survivre. La deuxième génération des PAS recommandait aussi la privatisation des secteurs comme la distribution de l’eau de l’électricité et les secteurs des télécommunications, secteurs où globalement, tout restait à faire, en termes d’investissement. En effet les taux de couverture de l’électricité en zone urbaine étaient de l’ordre de 40% et en dessous de 15% en zone rurale, ce qui signifiait que plus de 60 % de la population au Sénégal ne disposait que de la bougie ou du pétrole lampant pour s’éclairer la nuit.
Sur le plan politique, l’avènement de Abdou Diouf qui accède au pouvoir à travers un simple réaménagement de la constitution, permet un élargissement de l’ouverture démocratique qui approfondit le régime des libertés politiques, naguère limité à quatre courants de pensée. Ainsi, du parti unique aux quatre courants de pensée, il était dorénavant possible pour tous ceux qui le voulaient de créer leurs partis ou leurs syndicats. Dans le même sens, cette ouverture permit, mais à un degré moindre, l’expression plurielle de la presse indépendante.
Au début des années quatre-vingt, plusieurs organisations syndicales seront mises en place des flancs de la seule centrale syndicale, la confédération nationale des travailleurs, la CNTS, affiliée au parti UPS-PS au pouvoir. C’est d’abord le Sudes en 1976 au secteur de l’enseignement et à la suite des syndicats dans les principaux secteurs publics. Le Sutelec sera créé en 1981 à travers ce processus. On pourrait appeler ce processus l’effet levier de l’élargissement démocratique. Ce sont essentiellement des militants de la gauche clandestine issus du Parti Africain pour l’indépendance, ou de la gauche nationaliste, qui seront au cœur de ces processus.
Cette démocratisation de la société sénégalaise au début des années 80 cachait une situation économique qui n’était guère reluisante. Le Sénégal était faiblement industrialisé, le phosphate, le seul minerai dont nous disposions en grande quantité, était transformé à l’extérieur du pays. Pour la plupart, nos entreprises étaient essentiellement des industries de substitution à l’importation, ainsi, 70% de la population qui était paysanne ne disposait de revenus que trois mois sur douze. La pêche artisanale occupait une partie importante des populations vivant sur les côtes de l’océan atlantique.
Le point I de la Constitution introduisant le document de réduction de la pauvreté du Sénégal, résume de façon très explicite la situation du Sénégal avant les programmes d’ajustement structurel et après. Ce document montre en substance aue les politiques d’ajustement n’ont pas permis une croissance entre 1979 et 1993, et ce n’est qu’en 1994 après la dévaluation que notre économie a renoué avec une légère croissance. Le caractère extraverti de notre économie peut être mesuré par cette assertion qui découle de la troisième génération des politiques d’ajustement, appelée « stratégie de réduction de la pauvret ».
Au plan social, cette dépendance de l’extérieur explique le faible développement de la couverture sanitaire et la faiblesse durant cette période des taux de scolarisation, qui de 60% dans les années soixante était tombé à 56.8% . De même, l’accès aux soins de santé était limité, du fait non seulement des coûts exorbitants pour les populations démunies, mais aussi à cause du nombre très faible d’infrastructures de santé -hôpitaux, dispensaires centres de santé. Les politiques d’ajustement vont approfondir davantage ces faiblesses structurelles dans l’éducation et la santé. Dans les réformes mises en œuvre il y avait non seulement les privatisations et dérégulations du marché, mais aussi la flexibilisation de la main d’œuvre.
C’est dans ce contexte de luttes sociales menées par les nouveaux syndicats de travailleurs, que la question des privatisations des monopoles dits naturels, fut annoncée par le gouvernement. Les travailleurs de l’électricité fortement syndicalisés, qui luttaient pour améliorer leurs conditions de travail et le mode de gouvernance mal en point de l’entreprise, étaient opposés à cette injonction des institutions financières internationales. Les conditions d’émergence d’un mouvement syndical autonome et les perceptions que non seulement la privatisation était synonyme de licenciement, mais aussi une perte de souveraineté allaient structurer l’opposition à la privatisation du secteur.
Lors du deuxième congrès ordinaire tenu en 1987 à Dakar, une résolution sur la défense du service public fut adoptée à l’issue des travaux, enjoignant le nouveau bureau à tout mettre en œuvre pour que l’entreprise reste dans le giron du public. Il y avait deux raisons qui semblaient être à la base de cette résolution, l’une d’ordre politique et social estimant que la privatisation signifiait une recolonisation, la deuxième raison, était plus liée à la perception que la privatisation allait déboucher sur des pertes d’emplois, comme cela s’était passé dans des cas similaires. Enfin, des considérations secondaires étaient aussi avancées notamment la possibilité que le privé revienne sur la péréquation des prix de l’électricité et le fait que les modes de privatisation en usage relevaient de la pure arnaque : l’affermage, la régie ou la délégation de gestion.
Mais la question qui se posait naturellement était celle de savoir, comment nous sommes arrivés à la prise en charge de cette revendication par le Sutelec ? La problématique des privatisations avec les programmes d’ajustement structurel dans les pays en développement et même en Occident, a certes partout mobilisé des militants, mais il serait intéressant de comprendre les mécanismes par lesquels, ce processus d’opposition s’est opéré ici.
Notre hypothèse est qu’il faut examiner, analyser l’histoire du mouvement syndical dans ce qui le lie notamment à la politique depuis l’ère coloniale pour trouver en partie ce qui fonde ce processus. Dans la littérature il est récurrent de rencontrer des chercheurs, (Diop Bouba , 1992,1990 ; Diallo Kalidou, 1992 ; Diop Momar Coumba,1992, 2000 ; Lo Magatte 1987 ; Thiam Iba Der, 1983) pour ne citer que ceux là, qui avancent comment les organisations se sont constituées avec, entre autres, l’objectif de lutter pour l’indépendance nationale. De façon plus récente sur l’histoire politique du Sénégal (Diouf Mamadou, Diop M. Coumba, 1990 ; Ndiaye A. I., 1996 ), d’autres auteurs montrent le rapport entre mutations politiques contemporaines et les mutations dans le mouvement syndical. C’est dire que l’histoire des organisations syndicales au Sénégal en particulier et de façon générale dans les ex colonies de l’Afrique est entrelacée avec les processus politiques et souvent ces dernières sont au coeur des processus de changement social.
Dans le cas particulier des travailleurs de l’électricité, non seulement il y a ce rapport quasi général entre politique et syndicalisme mais aussi, il est à chercher dans l’historicité propre au secteur. Le régime de propriété de l’entreprise a eu beaucoup d’impact sur les rapports sociaux au sein du secteur. Après les indépendances, comme dans beaucoup de pays africains, c’était une seule société qui gérait l’eau et l’électricité avec la présence d’experts et de cadres expatriés. La nationalisation est intervenue tardivement en 1981 et les expatriés ne sont partis en totalité qu’en 1983. On comprend alors que dans l’imaginaire collectif des ouvriers et même de beaucoup de cadres nationaux, que privatisation puisse renvoyer à un retour d’experts et d’expatriés grassement payés et souvent d’une compétence douteuse. Au-delà de ces facteurs explicatifs sur l’opposition à la privatisation, il y a ce que l’on pourrait qualifier de conquêtes sociales au sein de l’entreprise à travers des luttes très dures entre 1979 et 1992.
Dans le processus d’édification, le syndicat s’est battu pour améliorer notablement les niveaux de rémunérations des travailleurs et notamment des ouvriers de la production, mais tous les travailleurs ont bénéficié des fruits de ces luttes. C’est ainsi que les luttes de 1979, 1981, 1984, 1988,1989 ont permis une réelle amélioration des conditions de travail avec un réaménagement du temps de travail sans perte de salaires, plus de justice sociale dans l’occupation des postes et une amélioration sensible des revenus avec la négociation de primes. On peut de ce point vue inférer, que l’attachement des travailleurs au syndicat, du fait des bénéfices récoltés, était réel et fondé sur des bases objectives.
Quand on analyse l’histoire des relations sociales au sein de l’entreprise et les interactions des acteurs, on peut observer au sens de Sainsaulieu, sur les processus identitaires dans l’entreprise (1985, 1998), de Crozier(1977) sur les enjeux de pouvoir au sein de l’entreprise, que le syndicat crée une contre culture du fait qu’il ne se suffit plus de son rôle historique ou classique de défendre les intérêts matériels et moraux des travailleurs. Le syndicat jusqu’à une période récente, incarnait les valeurs de justice sociale, de dignité de même qu’il représentait un patriotisme. La notion de service public qui malgré toute sa confusion sémantique , était devenue synonyme de garantie de l’emploi pour les travailleurs, et l’assurance d’une souveraineté sur le secteur.
On peut remarquer qu’il y a eu dans ce cheminement, la construction d’une identité de l’organisation qui renvoie non pas à une appartenance idéologique comme dans les partis politiques mais à une capacité de lutte, à un référent protecteur. Les grèves de 1979, de 1981 1984 et celle de 1992 notamment ont contribué à la construction de cette identité. Le Sutelec fonctionnait comme un groupe de référence pour les travailleurs, au sens psychologique du terme. Ainsi en faire partie ou non renvoyait à un choix identitaire qui ne manquait pas d’impact dans les relations que l’on avait au sein de l’entreprise.
Pour arriver à être crédité de ce capital de puissance symbolique pour paraphraser Bourdieu ; il faut comprendre que nous avons dû passer d’un contexte où les travailleurs ont tout accepté à un contexte de luttes très dures avec à la clé des coupures de courant, l’arrêt de la production en totalité avec des conséquences désastreuses parfois pour l’économie. La grève qui est le commencement, est celle de 1979 : En 1981, la fermeture d’une barrière qui permettait l’accès à une partie d’une centrale de production a fait l’objet d’une lutte. Et en 1992, une grève de solidarité de trois jours aux travailleurs de la santé en mouvement depuis trois mois a permis l’ouverture de négociations pour ces derniers.
C’est dire que ces luttes ont contribué non seulement à doter le syndicat Sutelec de ce capital qui finalement va constituer la base des perceptions du gouvernement, des travailleurs et de l’opinion en général. Souvent, durant ces mouvements, après les menaces, le gouvernement s’est trouvé dans l’obligation de négocier pour un retour de l’électricité, et le président de l’époque a dû, lui-même, s’impliquer dans certains cas, pour que la situation soit réglée. C’est dire que c’est ce capital symbolique qui explique, que lors de l’élaboration de la loi sur les privatisations, l’entreprise qui avait en charge le secteur ne soit pas concernée, contrairement à celle de l’eau et des télécommunications. Ce n’est qu’en 1996 suite aux pressions de la Banque mondiale que le gouvernement allait afficher sa volonté de privatiser le secteur soit pratiquement dix ans après la première génération des privatisations. Cette annonce ne put se traduire dans la réalité, du fait de l’opposition des travailleurs qui continuait, à travers des mobilisations. Ainsi le gouvernement organisa des négociations qui allaient déboucher sur un protocole d’accord en 1997 avec le syndicat.
Les accords tenaient en substance sur l’ouverture du capital de l’entreprise à hauteur du tiers aux privés dits stratégiques, et l’utilisation de ces fonds pour renforcer le secteur en réelle difficulté. Cependant malgré ce repli le gouvernement allait procéder à une réforme sans prendre en compte tous les points de l’accord de 1997.
En juillet 1998, prenant prétexte d’une menace de grève, lors d’une sortie du syndicat dans la presse, le gouvernement mit en prison une partie de la direction syndicale mais quelques éléments ont pu y échapper. Ainsi l’offensive du gouvernement mit plus à l’ordre du jour la reprise des travailleurs licenciés, une quarantaine, que la défense du service public. Même si la résistance fut organisée, la décapitation partielle du syndicat constituait une nouvelle expérience inattendue et à laquelle les travailleurs n’étaient nullement préparés.
Cette situation dura deux longues années et durant une bonne partie de cette période ce fut une sorte d’état d’urgence dans l’entreprise avec la présence de gendarmes qui étaient sensés garantir la sécurité et empêcher les travailleurs d’en arriver à perturber la production et la distribution de l’électricité. Apparemment le gouvernement voulait éviter la répétition de la grève de 1992. Au sein des travailleurs, on peut cependant noter que la solidarité s’est constituée et aura permis une prise en charge des licenciés et de leurs familles au moment où la trésorerie du syndicat ne le permettait plus.
Cependant, l’implication de l’Union nationale de syndicats autonomes, Unsas, allait compliquer la tâche des pouvoirs publics. Dès la rentrée, des séries de grèves, de mobilisations dans les rues notamment par les femmes sont organisées par l’Unsas. Malgré l’ouverture démocratique les marches étaient systématiquement refusées par les autorités, mais les organisations de travailleurs vont passer outre. Ainsi dans tout le pays, des mobilisations ont été organisées pour amener le gouvernement à libérer les leaders syndicaux retenus depuis juillet 1998.
Dans ce contexte le gouvernement lança un appel d’offres et Elyo et Hydro Québec, organisés en consortium fut retenu pour entrer dans le capital de l’entreprise public. Les travailleurs à l’extérieur avec l’Unsas et à l’intérieur avec une organisation décapitée, vont continuer la résistance. Durant ces deux années de lutte, non seulement il y a eu la solidarité agissante des populations, mais les femmes et les familles se sont organisées dans les quartiers pour se joindre à la lutte. Au niveau interne des cotisations sont collectées mensuellement pour servir d’appoint au paiement des salaires.
Si l’objectif déclaré de ces actions était la libération des travailleurs et dirigeants syndicaux emprisonnés, la privatisation et les conditionnalités des bailleurs de fonds constituaient la toile de fond de ces luttes. Une vaste campagne de dénonciation au niveau international, aura aussi permis de gêner le gouvernement d’Abdou Diouf. La plainte au comité de la liberté syndicale de l’Organisation internationale du travail contribua à montrer jusqu’où les Etats sous ajustement pouvaient arriver pour appliquer les politiques recommandées par les institutions financières internationales. En effet, les forces de police ont poursuivi des manifestants jusque dans le siège de l’Unsas, violant par ce fait les conventions sur les libertés syndicales.
Quand on analyse avec le recul toutes les actions entreprises autour de cette question de la privatisation, l’implication des populations, les réactions musclées des pouvoirs, il ressort de façon évidente que la lutte a dépassé le cadre d’une lutte syndicale. La question de l’émancipation de la domination des institutions financières internationales est plus globale et pèse sur l’ensemble des populations de façon générale. Malgré les limites de l’implication des populations de façon massive à cette période, ces luttes vont servir de catalyseur des luttes populaires sur des questions liées aux conditions de vie des populations en général. Si l’alternance a pu intervenir en mars 2000 certains pensent que les mobilisations de ces deux années y ont contribué largement.
Si l’alternance intervenue en 2000 a certes contribué à une négociation qui verra le retour des travailleurs licenciés, sauf le secrétaire général qui avait décid, pour des raisons qui lui étaient propres, de ne pas revenir, ce sont les mobilisations et la situation de lutte permanente instituée dans l’entreprise qui seront la base de ce retour. Une réappropriation de ce processus d’émancipation doit nous permettre de nous interroger sur non seulement ce qu’il est advenu de ce processus mais aussi des questions entrouvertes.
Premièrement, ces luttes ont participé à faire comprendre que la privatisation n’était pas une panacée. L’expérience avec Elyo et Hydro Québec a montré que ces derniers n’étaient intéressés que par les dividendes qu’ils pouvaient engranger dans des délais très courts, et non par un développement du secteur. Par ailleurs, cette courte privatisation aura permis au gouvernement de s’appuyer sur le refus des travailleurs pour s’opposer aux directives de la Banque mondiale et de négocier des aménagements. En 2003, le nouveau gouvernement de Wade reprit le secteur en se séparant du consortium, en acceptant de leur payer 50 milliards de francs CFA, environ 250 millions de dollars. Ils relancèrent le processus à travers un appel d’offres où ils exigeaient un engagement en termes d’investissements de 750 millions de dollars sur cinq ans. Il n’y eut pas d’acquéreur. Pour dire que cela aura le mérite de démontrer que les privés n’étaient pas intéressés par le développement réel du secteur. Il est vrai par contre que dans cette lutte nous n’avons jamais envisagé que la nature clientéliste de nos Etats, s’accommodait de cette résistance parce qu’il y trouvait son compte finalement. C’est ce que Mamadou Diouf désigne comme les résistances d’en haut aux politiques d’ajustement.
Deuxièmement, la question de l’émancipation des populations du joug des institutions financières internationales, comme dans le cas du secteur de l’électricité peut-elle être portée par les syndicats de travailleurs simplement ? En effet, au regard de ce qui est advenu après une dizaine année de luttes, il convient de se convaincre des difficultés qu’il y a, à vouloir émanciper les populations sans qu’elles s’impliquent, elles mêmes, dans le processus d’émancipation, au sens de leur appropriation et de leur participation, aux actions collectives initiées pour se libérer. Dans notre cas, comme nous avons tenté de le restituer, les populations n’ont que partiellement accompagné le processus, alors que les bénéfices étaient pour elles, essentiellement. Par la suite, ceci a constitué un argument pour certains travailleurs,d’abandonner la défense du service public. L’absence de synergie avec les autres acteurs de la société civile, plus mobilisés sur les questions de droits humains a aussi constitué une faiblesse dans le processus.
Enfin, la méfiance cultivée par les organisations syndicales à l’égard des partis politiques, ne pouvait contribuer à une jonction sur cette question essentielle dans le devenir de nos nations. Ainsi, si certains partis de gauche avaient les mêmes positions, les relations se limitaient à un soutien souvent formel.
Cependant, l’intérêt principal de ces actions réside dans le processus de déconstruction idéologique qui s’est opéré au sein des travailleurs et de la population, et dans une moindre mesure au sein de l’Etat. Les vérités de la Banque mondiale et du FMI sur ces questions ont été mises en débat, du fait de cette opposition. La philosophie du moins d’Etat, ne rimait pas avec efficience et efficacité, comme c’était naguère prônée.
Par ailleurs, un des enseignements majeurs tiré de cette expérience collective, est lié aux modes d’action internes dans le syndicat, notamment le fait de privilégier les arrêts de production. Du fait de l’impossibilité de déclencher des grèves légales, nos grèves étaient soudaines et s’appuyaient sur quelques camarades de la production, de la distribution et du transport, ce qui du coup mettait les autres travailleurs dans une situation d’expectative avec une implication très indirecte. Autrement dit, les luttes ne requerraient pas une implication massive des autres travailleurs. Les conséquences induites par cet état de fait, furent que les autres travailleurs, notamment ceux qui n’étaient pas dans les unités techniques, n’avaient pas la même culture de l’action, ayant l’habitude de suivre. Aujourd’hui avec le changement de contexte, il devient difficile de préserver et de renouveler ces modes d’action. C’est dire que le caractère collectif de la lutte peut être un moyen de consolidation et de préservation des acquis obtenus ensemble.
Restituer cette expérience d’émancipation nous aura permis de montrer ce que les travailleurs de l’électricité, organisés dans le Sutelec, ont développé pendant une période de dix ans en termes d’actions pour s’opposer à la privatisation de leur secteur. Aujourd’hui, c’est de cette capacité de lutte, mais aussi à travers la déconstruction idéologique, qu’une remise en cause des présupposés théoriques de la Banque mondiale et du FMI a été possible voire revus et corrigés au pays. D’autre part, au sein des populations, ces actions ont établi la conviction qu’il est possible de gagner si on ose lutter. Cependant, l’émancipation de toutes les formes de domination requiert l’implication des acteurs concernés, c’est-à-dire ici non seulement les travailleurs mais aussi les populations bénéficiaires des services offerts par le secteur.
Au total une action collective restreinte dans le cadre d’un secteur ne peut revêtir qu’un caractère parcellaire quand elle aurait dû être l’affaire de tous. Dans le cas précis, elle ne pouvait l’être du point de vue du contexte et des limites liées à la nature de l’organisation qui était porteuse, un syndicat. Ainsi, des questions restent ouvertes sur comment s’émanciper durablement d’une telle domination et consolider les espaces acquis par des luttes, de façon générale à partir d’actions entreprises collectivement dans nos sociétés.
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