La plupart des articles de ce numéro d’Antipodes portent sur des expériences et des pratiques collectives d’émancipation qui ont été présentées et discutées lors du séminaire sur des pratiques collectives d’émancipation organisé par ITECO à Bruxelles les 10, 11, et 12 décembre 2013, par Jean Claude Mullens
Parmi ces articles publiés figure un texte de Gilsa Helena Bercelos, professeure en politiques publiques et développement local de l’Ecole des Sciences de Vitória, au Brésil, qui décrit très précisément les pratiques d’émancipation mises en œuvre par le Forum des femmes de l’Etat brésilien d’Espiritu Santo. Dans son article, l’auteure insiste sur la nécessité du travail en réseau, sur l’importance des alliances et de la mise en relation des luttes. Le Forum des femmes considère en effet que s’opposer à la subordination sexuelle doit nécessairement aller de pair avec le soutien de luttes contre le capitalisme, le racisme, l’homophobie et lesbophobie, entre autres. Comme le dit si bien Gilsa Helena Bercelos, « la bannière de l’une devient le mot d’ordre de toutes ».
De son côté, Patrick Govers évoque le parcours qui l’a amené à prendre conscience du poids des rapports sociaux de sexe et du caractère immanent et transversal de ces rapports dans le champ des luttes. Patrick Govers décrit également un projet d’ateliers collectifs menés en Belgique et en Argentine avec des jeunes hommes autour de la thématique de la prostitution. Selon lui, ces ateliers ont constitué des espaces d’émancipation collective au cours desquels ont été produits des clips-vidéos qui furent ensuite diffusés sur internet via Youtube. Pour Patrick Govers, ces supports peuvent être envisagés comme des actants ayant une vie propre, tissant des liens avec d’autres actants (documentaires, dossiers, articles, affiches), et participant ainsi à d’autres expériences émancipatrices.
Les membres de la Compagnie Buissonnière et Alvéole Théâtre ont écrit un texte qui évoque l’influence du théâtre-action sur l’émancipation des acteurs, des créateurs et du public. Ces deux compagnies de théâtre présentent leur démarche dont l’une des particularités est de s’inspirer des thématiques qui se dégagent des ateliers de créations citoyennes auquel participent des femmes de tous âges issus du milieu rural. Ce fut par exemple le cas pour le spectacle « Paysannes » crée par la Compagnie Buissonnière, et joué lors du séminaire sur l’émancipation, organisée par ITECO.
Abdoulaye Sene revient quant à lui sur les pratiques d’émancipation collective mises en œuvre par des syndicats sénégalais dans les années quatre-vingt et nonante contre les plans d’ajustement structurel imposés par les institutions financières internationales. Parmi les mesures emblématiques de ces plans figurent en bonne place la privatisation des services et des entreprises publiques. A partir de son expérience des politiques de privatisation du secteur de l’électricité, Abdoulaye Sene analyse très finement la résistance des travailleurs et des populations à l’instauration des mesures d’ajustement structurel. Pour Abdoulaye Sene, le principal résultat des actions menées contre la privatisation réside dans la déconstruction idéologique qui s’est opérée au sein des travailleurs, dans la population, et dans une moindre mesure à l’intérieur de l’Etat lui-même.
Le texte de Yiorgos Vassalos prolonge d’une certaine façon l’un des paradoxes soulevé par Abdoulaye Sene dans son article à propos des syndicats, et qu’on pourrait traduire par la question suivante : comment les syndicats peuvent-ils à la fois participer à l’émancipation collective tout en étant « incrustés » dans des dispositifs institutionnels qui concourent à la reconduction du consensus social à travers la négociation collective ? Yiorgos Vassalos, en racontant son engagement et sa participation au Comité d’action contre l’austérité en Europe, propose indirectement des pistes de réponse à cette grande question. Il dresse par exemple le portrait de collectifs développant d’autres modes d’organisation, plus horizontaux, mais aussi des modes d’action plus radicaux que ceux généralement adoptés par les syndicats et les partis politiques. Comme l’explique Yiorgos Vassalos, lors des réunions du Comité contre l’austérité tous les participants ont les mêmes droits et les mêmes occasions d’intervenir. Selon lui, ni la position dans des hiérarchies syndicales ou autres, ni la trajectoire militante antérieure ne donnent plus de poids aux propos de tel ou tel membre du collectif. Par rapport aux modes d’action, le Comité contre l’austérité cherche également à peser sur le politique en menant des actions moins « rituelles » que celles généralement menées par les syndicats. Cependant, ces différentes considérations n’empêchent pas Yiorgos Vassalos d’insister sur la nécessité de renforcer la collaboration avec les organisations syndicales traditionnelles.
La recherche d’alternatives aux anciens modes d’engagement et d’organisation est également identifiée dans l’article de Guy Bajoit comme un des enjeux cruciaux qui se posent à nous. En reprenant ses termes, ceux qui composent la nouvelle « classe P » semblent en effet avoir en horreur le contrôle social des groupes, « un cauchemar pour les militants, pour ceux qui veulent organiser des groupes structurés ». Dans son article, Guy Bajoit pose ainsi toute une série de questions portant sur de nouveaux enjeux auxquels devraient répondre les acteurs du changement social. Parmi ces questions, qui renvoient aux expériences évoquées par Abdoulaye Sene et Yiorgos Vassalos : quelles sont les nouvelles formes de lutte qui respecteraient la volonté d’indépendance des individus ? De manière beaucoup plus large, à travers son article Guy Bajoit nous encourage à tirer les leçons de l’histoire de la gauche et à adapter les nouvelles luttes aux nouveaux rapports de classe. Par rapport aux méthodes de lutte, Guy Bajoit propose deux pistes d’action très concrètes : expérimenter des formes alternatives de production, de distribution et de consommation de biens et de services ; boycotter certains biens et services produits par certaines entreprises.
Le dernier article de ce numéro d’Antipodes est issu de la recherche exploratoire menée au Bénin par ITECO en janvier 2013. Cette recherche visait à récolter du matériel audio et visuel sur les pratiques collectives d’émancipation, mais aussi à décentrer notre approche de l’émancipation en l’envisageant à partir d’un pays d’Afrique dit prioritaire pour la coopération au développement. Tout en revenant sur le contexte historique, cet article cherche à articuler la critique des processus de patrimonialisation de la culture (exacerbés par la logique et le modèle de la compétition, et accentués par les nouveaux moyens de communication) à la valeur réellement émancipatrice de certaines pratiques populaires relatives au vaudou et à la mémoire de l’esclavage.
Bonne lecture.