Pour une fois, la production de fantasmagorie de l’étranger en trop ne trouve pas sa place dans les généalogies coloniales, par Alain Brossat
N’étant pas du tout spécialiste des problématiques rom, je me sens bien emprunté pour m’exprimer à ce sujet, entouré d’experts de qualité. Je vais donc me contenter de quelques remarques générales dont je vous demande de pardonner le caractère un peu surplombant - ceci en relation avec un motif qui, au contraire, demande rigueur et précision.
Lorsqu’on réfléchit, dans le contexte français, sur les conditions de la construction de l’altérité rom, sur la production de cette figure de l’autre incommode, suspect, encombrant, superfétatoire, parasitaire (etc.), on ne peut qu’être frappé par cet élément de singularité fort : pour une fois, ce jeu de construction, cette production de fantasmagorie de l’étranger en trop ne trouve pas sa place dans les généalogies coloniales.
Ce point est crucial : les supposés contentieux que réactive la prolifération des discours et pratiques xénophobes en France renvoient généralement à toutes sortes de scènes plus ou moins anciennes dont le théâtre est la colonisation et la décolonisation. Des scènes de violence extrême autour desquelles se noue un ensemble de litiges perpétuels, de motifs d’entre-accusation et dont la propriété est leur capacité de réactiver sans fin de l’hostilité, de la rancune, de la méfiance, des stéréotypes, de l’esprit de vindicte, des désirs de mort. La colonisation et la décolonisation, donc, comme réserve infinie de passions négatives que mettent en forme et optimisent sans relâche les gouvernants dont le jeu est de fragmenter le corps social pour le rendre plus malléable, plus gouvernable.
Une telle réserve n’existe pas dans le cas des Roms, leurs parcours ne recoupent pas ceux de notre histoire coloniale, ce sont des Européens, et leur saisie par les politiques xénophobes et l’idéologie du rejet va donc devoir puiser dans d’autres réserves discursives. C’est sur de nouveaux frais que va devoir être construit le problème rom. Mais en même temps, du point de vue des tactiques ou des techniques présidant à la construction de l’altérité négative, des éléments communs vont se dégager sur ce fond même d’hétérogénéité : comme dans le cas précédent, il va bien s’agir d’opérer une suture et diverses combinaisons entre des éléments empruntés à une sorte d’immémorial et d’autres relevant d’un présent ou d’une actualité immédiats.
L’immémorial, dans ce cas, ce n’est pas le différend colonial, mais l’image archaïque du nomade imaginaire aux noms multiples, aux traits variables, mais sur lequel pourront se graver sans limite les mêmes stigmates – vol, parasitisme, saleté, insaisissable mobilité. Et cet immémorial va pouvoir être « monté », agencé, sans limite, sur des problèmes politiques du moment. Ceux-ci sont tout à fait distincts : ils ont trait à l’ensemble des mauvais plis de la supposée intégration européenne aujourd’hui, c’est-à-dire au paradoxe d’un allongement à marches forcées des circuits d’intégration dans l’espace européen, dans tous les domaines.
Mais le fonds commun à toute la technostructure communautaire est une idéologie férocement immunitaire qui nourrit des pratiques de vomissement et de discrimination des migrants pauvres, de stigmatisation de certaines catégories de populations intra-européennes, au premier rang desquelles se trouvent les Roms vivant dans les pays récemment intégrés ou en cours d’intégration, dans l’espace communautaire. Cet entrelacement de facteurs hétérogènes empruntés à des temporalités très différentes est un trait saillant du « montage » contemporain qui nourrit la xénophobie anti-Rom en tant que singularité, forme singulière du vomissement de l’étranger réel ou supposé. Soit, pour dire les choses de manière simplifiée, de très vieilles histoires de voleurs de poules et d’enfants, encore très vivaces dans nos campagnes, embouties dans la politique du chiffre de M. Valls – l’un des intérêts majeurs des Roms aujourd’hui étant, sous l’angle des dérives sécuritaires et immunitaires, de servir de bétail à reconduites et de pouvoir afficher triomphalement qu’en la matière, la gauche fait mieux que la droite...
Pour employer un concept, un néologisme plutôt, à un auteur qui, habituellement, n’est pas ma tasse de thé, Théodor Herzl, je dirais que l’élément dans lequel se construit la fantasmagorie vindicative du Rom, en France, est d’emblée et constamment alt-neu, au sens où Herzl désigne la Palestine en tant que foyer juif, comme Alt-Neuland, pays ancien-nouveau. Un bricolage perpétuel entre des débris flottants de mémoire collective sans âge et d’enjeux immédiats, liés à l’inclusion du racisme dans le champ des technologies de pouvoir.
Ce qui nous conduit à l’épineuse question du subliminal, voire de l’inconscient collectif. Entre ce qui peut s’énoncer couramment lorsque des gens ordinaires font part de leurs griefs contre les Roms aujourd’hui, mais aussi lorsque des autorités locales ou nationales, policières ou municipales, tentent de justifier des pratiques de discrimination ou de refoulement à l’endroit des Roms et ce que nous tentons d’identifier comme fantasmagorie collective, s’étend une immense zone plus ou moins opaque, un no man’s land de l’intellection dans lequel nous ne pouvons nous aventurer qu’à nos risques et périls.
Il y a, dans les interactions entre autochtones imaginaires et Roms réels ou imaginés, tout un domaine de l’inarticulable qu’il est, par définition, bien difficile de faire émerger comme objet manifeste, comme objet de discussion. Les raisons qui s’énoncent de la vindicte anti-Rom ne peuvent être saisies que comme des indices censés nous mettre sur la piste de tout un domaine inconscient, une nappe souterraine qu’il s’agirait d’identifier non pas comme origine mais comme provenance, pour reprendre une distinction classique proposée par Nietzsche et relayée par Foucault.
En remontant ou descendant, comme on veut, vers cette nappe nous rencontrerons à peu près inévitablement une image archaïque, qui est celle du nomade en tant qu’objet d’angoisse pour le sédentaire étatisé. Le propre de la supposée question rom est, de ce point de vue, de nous prendre constamment sur les arrières de notre propre constitution anthropologique, dans les fondements même de celle-ci. Le Rom, donc, imaginé moins, dirais-je, comme nomade à proprement parler (à l’images des peuplades du désert) que comme celui qui ne tient pas en place, comme vibrion, suscite une montée d’angoisse rapidement convertie en hostilité, en esprit de vindicte, auprès de ce sujet de la civilisation pour qui vivre est équivalent à habiter en un lieu fixe, y concentrer ses biens, y rassembler ses proches, y sentir le sol ferme et familier sous ses pas, y être soutenu par toutes sortes de réseaux de reconnaissance mutuelle (culture du voisinage), payer ses impôts, etc. - un mode de vie relativement immunisé et si difficilement au fil des siècles arraché aux aléas attachés à la vie exposée de jadis et naguère, un mode de vie soumis aux contraintes étatiques aussi.
Le Rom, en ce sens, est un signal d’angoisse pour autant que sa mobilité vécue par les autochtones imaginaires s’associe inconsciemment à des images de désastre, de désapproriation, d’arrachement au chton, au sol natif et à l’existence racinée (Marcel Détienne). Le travestissement du migrant temporaire et nomade sans feu ni lieu, réduit à la condition de vie nue, mendiant, maraudant, rapinant pour sa survie, réveille tout un bric-à-brac d’images de vie désolée, des images qui sont le matériau même de ce cauchemar récurrent que fait le sujet de la vie immunisée : tout à coup, toutes les conditions de la vie protégée, garantie par l’Etat, se volatilisent, une sorte d’état de nature se reforme, les menaces et violences sont partout, les pénuries, le sol ferme s’effondre sous ses pas. De ce cauchemar, Michaël Hanecke a fait un film très captivant et éprouvant à la fois, L’heure du loup.
Par un jeu d’associations automatiques mais peu probantes, l’automobiliste de la classe moyenne qui, se rendant au bureau en voiture se voit sollicité au feu rouge par une vieille femme mimant la plus éplorée des suppliques ou par un groupe de gamins plus ou moins déguenillés et hirsutes, va associer cette rencontre à ses propres fantômes d’effondrement cataclysmique – après tout, pour nous, la dernière épreuve collective de ce type, la Débâcle de juin 1940, ce n’est pas si loin. La chose la plus singulière est que l’affect qui sature alors le rapport à l’autre n’est pas la pitié ou la compassion, mais bien la rancune, le ressentiment, le désir de voir disparaître, qui n’est jamais qu’une version light du désir de mort. Mais cette réaction (dans le vocabulaire de la psychanalyse, on dirait plutôt abréaction) ne devrait pas nous surprendre tant que cela : elle est la même exactement que celle que nous éprouvons généralement face au mendiant, au solliciteur dans le métro : ce n’est pas en premier lieu la fibre charitable qui s’éveille, mais bien une sorte de colère, d’animosité, qui est le masque ou le dérivatif de l’affect de honte : non pas honte de ce que nous avons fait, mais honte de ce que nous sommes, en tant que nourris-logés-employés-assurés du lendemain face à celui qui nous dévoile une nouvelle fois l’envers de notre condition immunisée. Donc, en allemand, Scham, plutôt que Schande – je serai reconnaissant à quiconque me dira si cette précieuse distinction qui nous manque en français existe aussi en néerlandais.
Voilà donc une hypothèse toute personnelle et qui ne demande qu’à se confronter à toutes les objections qui peuvent lui être opposées – celle du Rom en tant que réveilleur d’images archaïques tiré de ce puits sans fonds des terreurs nocturnes où nous nous voyons brutalement exilés, réexpédiés dans une variante ou l’autre d’un « état de nature » (par antiphrase) post-catastrophique.
Que cette fantasmagorie prospère en dépit du réalisme le plus élémentaire, il n’est pas besoin d’en faire une longue démonstration. En quelques semaines, j’ai vu croître à partir de rien, à la porte d’Aubervilliers, dans un mince interstice entre périphérique et boulevard des Maréchaux, un de ces villages Rom improvisés, avec cabanes prestement construites en bois de récupération, chemines fumantes, chiens gardant le foyer, linge séchant sur les grilles séparant le bitume des pelouses, etc. Un village précaire et assurément éphémère, dans l’attente de l’opération policière qui le démantèlera sous la haute autorité d’un ministre socialiste dont les parents furent un jour des migrants eux-mêmes, mais une sorte de communauté villageoise lovée dans l’espace urbain, entre capitale et banlieue, avec ses habitants vaquant à leurs occupations diverses de collecte, de récupération, de transport, de construction, de négociations avec les autorités diverses... Une existence précaire et difficile, sur un sol fragile, assurément, mais rien qui coïncide avec l’image de désolation que nourrit le cauchemar de l’homme civilisé. Et c’est là, sans doute aussi un autre facteur qui nourrit la sourde vindicte des immunisés taraudés aujourd’hui par la crainte de voir s’effondrer leur condition d’immunité sous les effets du chômage et de la liquidation tendancielle de l’Etat social : cette stupéfiante capacité (à nos yeux) que manifestent les Roms qui vont et viennent entre la Roumanie, la Bulgarie, l’ex-Yougoslavie et les pays d’Europe occidentale à reconstituer du mode de vie et pas seulement à tenter de survivre là où nous-mêmes, les immunisés angoissés, placés dans les mêmes conditions, ne saurions guère probablement que tendre les bras au Ciel en sanglotant ou en lançant dans le vide toutes sortes d’imprécations...
Au fond les sédentaires immunisés se savent ou plutôt s’éprouvent si fragiles et dépendants de la multitude des bulles, enveloppes et sphères destinées à protéger leurs existences qu’ils ne supportent pas, jusqu’à l’exaspération, cette sorte d’endurance infinie, si ce n’est de souveraineté que les Roms manifestent, notamment lorsqu’ils sont en migration, face à leur existence entièrement exposée. La sourde rancune qui dresse le sédentaire étatisé est à rapporter à ce constat dressé par Deleuze et Guattari dans Mille plateaux : « Le pire ennemi de l’Etat, c’est l’absence de distribution de pouvoir, l’extériorisation du pouvoir. C’est pour ceci que le nomadisme a toujours été combattu par toutes les formes d’Etat possible, même dans l’ancienne Grèce, les acteurs qui étaient nomades ne pouvaient pas faire partie de la polis, ils n’en étaient pas dignes ».
Rarement la distance aura été aussi grande, au plan anthropologique, entre deux conditions humaines, immunisés d’un côté, exposés de l’autre. Ici, le fonds immémorial du préjugé et de la fantasmagorie nomade vient se combiner avec l’enjeu hypercontemporain des migrations intra-européennes. Plus les Roumains, les Bulgares, les Kosovars albanais et, en général, les ex-Yougoslaves sont « européens », saisis par la dynamique de l’intégration communautaire et plus les Roms de ces pays sont rejetés brutalement sur le bas-côté de ce processus. Comme s’ils en étaient, à proprement parler, les parias.
Un dernier mot. Si le « geste obscur » consistant à opérer un partage, une coupure entre ce qui est appelé à vivre et ce qui peut ou doit mourir apparaît comme un geste constitutif des pouvoirs modernes en Occident (Foucault), il est constant que le « parasite » est l’une des incarnations les plus fortes, aux yeux des autochtones imaginaires, de ce qui se voit marqué du stigmate de l’en-trop rejeté sur le mauvais côté de la biopolitique. Au temps de la modernité classique, au tournant du XIX° siècle, le Juif est épinglé comme ce parasite prospérant au détriment du corps autochtone.
Dans le monde d’après-Auschwitz et de la reconnaissance de l’Etat d’Israël par la communauté internationale, les Juifs ne sont plus si facilement disponibles, si l’on peut dire, pour endosser ce rôle. Un transfert va donc s’opérer tout naturellement, dans le discours corrompu de l’autochtonisme, sur les Roms. Et comme leur trait persistant est le manque de puissance politique et discursive, l’autochtone imaginaire va pouvoir, encouragé en cela par la xénophobie d’Etat ciblée, faire prospérer sur son dos, à nouveau et à peu près impunément, le discours du parasite. Comme s’il s’agissait de rappeler aux Rom et assimilés qu’en ce monde, celui qui ne joue pas le jeu de la puissance étatique, des rapports de forces et de la concurrence des légitimités est voué à le payer comptant...