Insulte racaille ou syllogisme
géopolitique, la provocation qui
a déclenché le dernier geste de Zinédine Zidane sur un terrain de football n’est peut-être rien comparé à la portée du geste lui-même, par Antonio de la Fuente
Le sport, tout sport, du jeu d’échecs
à l’haltérophilie, peut être vu comme un enchaînement des gestes. Des gestes gagnants, parfois, des gestes de dépassement de soi, la plupart du temps des gestes répétitifs et banals. Puis, des mots viennent compléter ces gestes, les projeter dans un large espace qui laisse place autant aux propos tenus dans les tribunes qu’à la littérature universelle. Le terrain des symboles.
S’il y a un geste d’un sportif qui a déclenché un fleuve de mots et d’interprétations c’est bien le coup de tête de Zinédine Zidane sur la poitrine d’un rival le soir du 9 juillet 2006 lors de la finale de la Coupe du monde de football au stade olympique de Berlin entre la France et l’Italie. On se souviendra que c’était le dernier match de la brillante carrière du joueur marseillais, que les deux équipes jouaient les prolongations, que le rideau devait tomber quelques instants plus tard.
Le geste de Zidane, sa portée, sa sémantique. Pour les uns, Zidane n’était qu’un avatar d’un récit médiatique, un superman de supermarché qui se met à donner des coups de tête à droite et à gauche à ses adversaires. Pour d’autres, Zidane a consenti à agir de manière civilisée pendant sa vie professionnelle pour rentrer dans le moule du système médiatique et faire plaisir à sa belle-mère, mais à la dernière minute, celle de ses adieux, il est redevenu le barbare (le berbère) qu’il a toujours été au fond de lui-même, celui qui charge avec sa tête.
« Ce qui rend Zidane (artiste) profondément touchant, c’est sa brutalité. L’ange discret reste un as du coup de boule. On ne prend pas douze cartons rouges en enfilant des perles », écrit Francis Marmande dans Le Monde. « Parce qu’on est plusieurs à regarder un jeu, on croit que c’est plus qu’un jeu. Le geste de Zidane, c’est l’intrusion de la lourde réalité dans le jeu. Zidane ne joue plus. Il brise les codes d’un coup de tête », dit l’écrivain haïtien Dany Laferrière.
Eduardo Galeano écrit, quant à lui, que « cette charge folle » fut « même si Zidane ne le savait ni ne le voulait, un rugissement d’impuissance » contre les maux du monde et de la mondialisation. Ou alors, d’après Philippe Corcuff, Zidane incarnerait l’image du héros contemporain qui ne cache pas sa fragilité, comme Marcos au Chiapas ou à peu près, « figure paradoxale, car la fragilité renverrait, si l’on se réfère encore au Robert, à « la facilité à être altéré, détérioré, détruit », à un « manque de solidité ». C’est une telle figure que pointe l’auteur américain de roman noir, Craig Holden : « je repense à ce qui fait les héros - les failles, les faiblesses contre lesquelles ils doivent lutter, les abîmes de rage, de doute et de honte qu’ils portent en eux et qu’ils doivent coûte que coûte combler » ».
Sur le terrain de la fiction
Le romancier espagnol Javier Marías voit peut-être plus juste en lisant cet épisode à partir du seul terrain possible a posteriori, celui de la fiction. Le héros fatigué qui conduit les siens aux portes de la victoire aurait écrit, s’il y était arrivé, un scénario pour un récit de Disney, pour un film puéril et adolescent. Avec son geste, Zidane dote cette histoire d’une ambiguïté adulte et nous laisse « un récit profond, étrange, cassé, rugueux, à la place d’une prévisible histoire » 5. En ce faisant, il la projette sur le terrain de l’œuvre d’art.
Un autre romancier, Jean-Phillipe Toussaint, a cru voir agir chez Zidane, « deux vastes courants souterrains (qui) ont dû le porter de très loin, le premier, de fond, large, silencieux, puissant, inexorable, qui ressort autant de la pure mélancolie que de la perception douloureuse de l’écoulement du temps, est lié à la tristesse de la fin annoncée, à l’amertume du joueur qui dispute le dernier match de sa carrière et ne peut se résoudre à finir ». L’autre courant qui a porté son geste, toujours d’après Toussaint, « courant parallèle et contradictoire, nourri d’un excès d’atrabile et d’influences saturniennes, est l’envie, irrépressible, de quitter brusquement le terrain et de rentrer aux vestiaires, car la lassitude est là, soudain, incommensurable, la fatigue, l’épuisement, l’épaule qui fait mal, Zidane ne parvient pas à marquer, il n’en peut plus de ses partenaires, de ses adversaires, il n’en peut plus du monde et de soi-même. (...) Il se sent fourbu et il devient vulnérable. Quelque chose en nous se tourne contre nous » [1].
Quelques médias ont voulu se coller au plus près des faits et ont commandé à des analystes traditionnels (des détectives privés, des liseurs de lèvres) des rapports sur la question. Du côté de la télévision brésilienne, ces analystes ont pointé comme cause du coup de tête de Zidane l’insulte racaille : « Ta mère est peut-être une putain à la retraite mais ta soeur exerce toujours ». Le rapport fait à la presse anglaise penche pour le syllogisme géopolitique : « T’es musulman et tous les musulmans sont des terroristes ».
Peut-être que comme il est affirmé dans Les mille et une nuits, la vérité ne se trouve pas dans un seul rêve mais dans plusieurs . Non pas dans une insulte mais dans la combinaison de plusieurs insultes. Quelque chose du style : « Ta mère est une putain et toi un terroriste ». Là, le provocateur est allé trop loin. Là, il a mélangé de la dynamite avec de la dynamite. Et la bombe ne lui a pas explosé entre les mains mais dans la poitrine.
Francis Marmande encore : « Zidane reste une icône qui déconne. Dès que la pub récupère la photo de son coup de boule l’affaire sera rondement finie ». C’est déjà largement fait, Zidane n’a pas fini de « marquer » son époque. Adidas, Danone , Orange et l’assureur Generali y sont pour quelque chose.
[1] La mélancolie de Zidane, Les Editions de Minuit, 2006.