Le retour de l’État en Amérique Latine

Mise en ligne: 5 novembre 2010

Plutôt que de résoudre les
contradictions du développement,
les gouvernements latino-américains
ont choisi de privilégier une des deux
dimensions du développement
éthique et durable, par Guy Bajoit

Pendant très longtemps – au moins depuis la crise de 1929 jusqu’à celle de 1975 – l’État a été considéré comme l’acteur central du développement. Qu’il s’agisse de la voie capitaliste ou de la voie socialiste, il était le pilier des politiques de modernisation, tantôt au service d’une hypothétique bourgeoisie nationale, tantôt au bénéfice de classes populaires, et parfois même, nous l’avons cru, au profit des deux.

Avec la crise de 75, nous avons vu revenir, au Nord comme au Sud, le vieux libéralisme, sous sa forme « néo ». De toutes parts, l’État fut durement critiqué d’avoir été le pire gestionnaire possible du développement. On commença à limiter ses interventions sur le marché et à privatiser tout ce qui était susceptible de l’être. L’Amérique Latine n’a pas échappé au ras de marée néolibéral : le monde entier fut touché ! Malheureusement, après quelques années d’application de ce modèle pur et dur, chacun put prendre la mesure de ses néfastes conséquences. Même lorsqu’il produit une augmentation du PIB per capita, ce qui est fréquent, il a toujours des coûts prohibitifs. Et partout, ceux qui payent durement le prix de ce modèle – les classes populaires – protestent. Les mouvements indigénistes s’éveillent, un peu partout, surtout en Bolivie, en Équateur, au Pérou et au Mexique ; et les mouvements d’exclus s’organisent également, notamment le Mouvement des Sans Terre et ceux de l’économie solidaire au Brésil, les « piqueteros » et ceux de l’autogestion d’entreprises récupérées en Argentine.

Ces mouvements soutiennent des forces politiques progressistes qui sont arrivées, par la voie électorale, à prendre le contrôle du pouvoir exécutif dans plus de la moitié des pays d’Amérique Latine. En effet, des gouvernements dits « de gauche » ont pris les rênes de l’État dans une dizaine de pays : Venezuela, Bolivie, Équateur, Nicaragua, Brésil, Argentine, Uruguay, Chili, récemment, le Paraguay, sans oublier, bien sûr, Cuba dans laquelle l’État est omniprésent depuis un demi-siècle. Ces gouvernements s’efforcent, avec plus ou moins de bonne volonté et de succès, de rétablir un certain contrôle de l’État sur le marché, afin d’intervenir à nouveau en tant qu’acteur-pilote du processus de développement. Ils tentent – certains plus que d’autres – de donner un visage humain au néolibéralisme, de mettre l’économie au service de la société. On peut donc, raisonnablement, parler d’un retour de l’État en Amérique Latine.

En me servant des six critères par lesquels j’ai défini le développement éthique et durable, je me suis efforcé – dans une autre publication [1] – d’évaluer quelques unes des expériences actuellement en cours. Ces gouvernements arrivent-ils à résoudre les contradictions énoncées plus haut ? La réponse à cette question est évidemment trop complexe pour être résumée ici. Cependant, sans préjuger de l’avenir de ces tentatives, et en me servant des informations, souvent partielles, dont j’ai pu disposer pour réaliser cette étude, je crois pouvoir conclure – au moins provisoirement, car ces dirigeants sont toujours au travail ! – que plutôt que de résoudre les contradictions du développement, ces gouvernements ont choisi de privilégier une des deux dimensions du développement éthique et durable.

Ainsi, les dirigeants du Venezuela, de Bolivie et de l’Équateur ont une préférence marquée pour la dimension éthique et durable du développement : ils cherchent à récupérer le contrôle de leur ressources naturelles ; ils réalisent une distribution plus équitable des richesses ; ils s’appuient sur la volonté démocratique de la majorité de la population (bien que cet appui soit, surtout dans certains cas, celui d’une « clientèle » achetée au moyen de politiques sociales généreuses) ; ils s’efforcent, avec beaucoup de difficultés, de reconstruire un contrat social qui profitent aux groupes sociaux jusqu’alors dominés et exclus : ils mobilisent leur population autour d’un projet crédible qui associe les « minorités » culturelles ; et ils paraissent même se préoccuper un peu – bien qu’ils soient encore loin du compte ! – de la protection de leur environnement naturel.

Cependant, ces options rendent difficile la poursuite des objectifs de la dimension « croissance » du développement : leur politique anti-impérialiste tend à en faire la cible de l’agressivité des États-Unis, et ils sont donc obligés de constituer des liens de solidarité entre eux ; leurs classes dominantes sabotent leur projet de développement (grèves patronales, menaces de sécession) ; ils négligent la diversification de leurs économies, continuant ainsi à être dépendants de leurs exportations de pétrole et de gaz ; bien qu’ils soient confirmés par des élections, leurs régimes politiques restent très instables, tendent à devenir autoritaires et sont menacés par des adversaires internes et externes ; le contrat social et l’intégration nationale – surtout en Bolivie – sont constamment mis en péril par des forces centrifuges qui cherchent à installer le chaos ou à faire sécession.

À l’inverse, les dirigeants du Chili, de l’Argentine et de l’Uruguay semblent avoir une préférence marquée pour les objectifs de la dimension « croissance » du développement : ils participent aux échanges mondiaux, signent de nombreux traités de libre commerce, particulièrement avec les États occidentaux ; ils profitent de la conjoncture favorable (la demande asiatique), leur production va croissante et ils s’efforcent (plus ou moins, selon les cas) de la diversifier ; leurs régimes sont stables et leurs gouvernements assez forts ; ils arrivent à institutionnaliser, plus ou moins, leurs conflits avec des mouvements sociaux plutôt fragiles ; enfin, leur modèle culturel « CCC » (concurrence, consommation, communication) leur sert de projet culturel.

Cette politique a cependant son revers. Ils négligent les objectifs de la dimension éthique et durable du développement : ils s’alignent sur les exigences du modèle économique néolibéral mondialisé ; les inégalités sociales grandissent donc, alors que leurs économies sont plutôt florissantes ; leurs régimes politiques reposent sur des institutions démocratiques restreintes ; leur contrat social est constamment menacé par les phénomènes d’exclusion et d’insécurité, parce que leurs politiques sociales sont réduites à la portion congrue (à peine suffisantes pour préserver une paix sociale précaire, sans jamais résoudre la question sociale) ; leur projet culturel fabrique des individus consommateurs et compétiteurs, mais exclut tous ceux qui ne bénéficient pas des moyens de se défendre dans la compétition et la consommation (et qui ont pourtant conscience du fait que le « gâteau » grandit, sans en recevoir leur part).

Á ces problèmes vient s’ajouter, partout, la question technologique et écologique. Cette question est délaissée en Amérique latine. En particulier, les investissements dans le secteur des agro-combustibles, non seulement ne semblent pas apporter de réponse à la crise énergétique, mais engendrent d’énormes coûts écologiques et sociaux : épuisement des réserves d’eau, pollution des sols et des nappes phréatiques, destruction de la biodiversité, élimination de l’économie rurale familiale, crise alimentaire, déplacements de populations. Le secteur des agro-combustibles semble en effet apparaître comme une « nouvelle frontière du capitalisme », comme un nouveau secteur stratégique d’accumulation du capital [2]. La nouvelle classe gestionnaire profite de la légitimité actuelle de la question écologique, pour préparer les futurs profits extraordinaires des entreprises multinationales.

Comme le montrent les exemples cités antérieurement, il est clair que choisir une des deux dimensions du développement éthique et durable ne permet pas de résoudre les contradictions signalées plus haut. Chaque politique reste enfermée dans son cercle vicieux : les termes qu’on néglige finissent par venir à bout des efforts qu’on déploie pour promouvoir ceux qu’on privilégie – même si ces efforts sont sincères et honnêtes. C’est pour cette raison, à mon sens, que les tentatives de « retour à l’État » en Amérique Latine restent très fragiles. La continuité de leurs politiques dépend, en effet, de variables trop aléatoires : du prix de l’énergie et des autres matières premières sur les marchés externes ; des manœuvres des États hégémoniques ; des réactions des classes dominantes, nationales ou locales, des acteurs politiques d’opposition et d’autres groupes de pression ; de l’unité, du sens civique et de l’intelligence des acteurs politiques et sociaux qui soutiennent le gouvernement, etc. Fréquemment, l’avenir de ces projets ne tient qu’à un fil et, ce qui est encore pire, il ne repose parfois que sur un seul individu, dont la disparition suffirait à mettre fin à la tentative.

Un dernier commentaire s’impose encore. Les ressources naturelles jouent un rôle essentiel dans le destin de ces gouvernements. Bien sûr, il est légitime d’utiliser une ressource nationale (le gaz, le pétrole, le cuivre...), fortement valorisée sur les marchés par une conjoncture favorable, afin d’engranger des devises, mais, partout, cet argent facilement obtenu renforce la tentation populiste. Il faut donc savoir profiter de ces capitaux pour avancer effectivement sur la voie du développement éthique et durable, et ne pas se contenter de vendre les ressources nationales au prix le plus élevé, pour remplir les caisses de l’État, afin d’acheter la paix sociale et une clientèle électorale qui réélira les gouvernants aux prochaines élections ! L’histoire nous a appris que l’argent trop facilement acquis a fréquemment des effets pervers : il permet de reporter à plus tard la résolution des vrais problèmes.

[1Je renvoie le lecteur à : Guy Bajoit, François Houtart et Bernard Duterme, Amérique Latine, à gauche toute ? (Bruxelles, Ed. Couleur Livre, 2008). Mon évaluation traite les cas du Venezuela, avec Chavez, de la Bolivie, avec Morales, et de l’Argentine, avec Kirchner.

[2Voir sur ce point le remarquable ouvrage de François Houtart, L’agro-énergie. Solution pour le climat ou sortie de crise pour le capital ? Charleroi, Couleur Livre, 2009.