La crise économique, la révolution technologique et l’effondrement des pays communistes provoquent le
retour triomphant du néolibéralisme, par Guy Bajoit
Le contexte :
À partir des années septante, les conceptions des sociologues commencèrent à changer de manière significative [1] : les deux premières théories du développement perdirent peu à peu de leur crédibilité et de nouvelles idées émergèrent. Plusieurs raisons nous permettent de comprendre ce changement.
Dans le Sud, les tentatives nationalistes et socialistes n’avaient pas donné de résultats durables ou convaincants : échecs économiques de leurs réformes agraires et de l’industrialisation par substitution des importations ; incompétence des appareils d’État ; difficultés de construction des nations nouvelles ; résistances des oligarchies ; instabilité politique et corruption des gouvernants ; augmentation de la pauvreté dans le monde rural comme dans le monde urbain… Vingt ans plus tard, la tâche de développer se révélait beaucoup plus complexe que ce que l’on avait imaginé avec enthousiasme au moment des indépendances.
Au Nord, la décennie de 1975-85 changea radicalement les perspectives d’avenir : une grave crise économique se produisit, déclenchée par la troisième révolution technologique, et provoquant une inquiétante augmentation des taux de chômage et de l’exclusion sociale dans les nations capitalistes, ainsi que l’effondrement total des économies des pays communistes. La réponse à cette crise, servant parfaitement les intérêts des États-Unis et des grandes entreprises multinationales, fut le retour triomphant du (néo)libéralisme [2], considéré comme pensée unique. Ce changement radical, encore en cours actuellement, eut des conséquences sans nombre, dans tous les domaines de la vie collective, que nous avons déjà analysées dans les chapitres précédents. Ce qui va nous intéresser ici seront plutôt les conséquences du modèle néolibéral et de son application à la question du développement.
Cause :
Pour les tenants de cette théorie, le développement est, avant tout, un problème économique : il s’agit d’augmenter la richesse produite (le PIB par tête) afin d’améliorer, lentement, les conditions matérielles et sociales de vie des peuples concernés. Cependant, la rationalité économique, qui doit permettre de produire cette richesse, fonctionne mal dans la majorité des pays du Sud, à cause des interférences néfastes de la logique politique et bureaucratique des États. Examinons ici deux exemples de ces interférences.
Si l’on suit ce modèle, il est tout à fait irrationnel, du point de vue de l’économie, de pratiquer une politique protectionniste : imposer des taxes douanières sur les importations, sous prétexte de protéger les entreprises locales de la concurrence externe, constitue une grave erreur, qui a pour effet d’offrir aux dirigeants de ces entreprises une prime récompensant leur mauvaise gestion. Cette protection les autorise en effet à négliger le travail de rationalisation et de modernisation permanente de leur production. Ils sont incités à mal gérer les facteurs de production : ils ont trop de personnel et il est mal formé ; ils conservent un matériel technologique obsolète et peu productif ; ils produisent des biens et des services de mauvaise qualité ; ils travaillent exclusivement pour satisfaire la demande nationale, et se rendent incapables de conquérir des marchés externes... Ainsi, protéger ces industries équivaut à les maintenir artificiellement en vie, alors qu’elles sont condamnées, à moins de les rationnaliser. C’est occulter leur réel déficit financier, et tromper ainsi les consommateurs locaux.
Il en va de même, et c’est pire encore, avec les entreprises et les services publics, dans leur ample majorité : comme on le sait, ils sont habituellement déficitaires. Sous prétexte de servir l’intérêt commun, ils coûtent plus à la collectivité que ce que la vente de leurs biens et de leurs services leur rapporte. Leur personnel est pléthorique, inefficace et nommé, non pas en raison de ses compétences, mais pour sa loyauté envers des leaders politiques clientélistes. Dès lors, et bien que l’on puisse comprendre la nécessité pour certains services d’être organisés par l’État (la justice, par exemple), il n’en reste pas moins qu’une majorité de ces services pourrait être confiée, avec profit, à des opérateurs privés : la concurrence aurait alors pour effet d’éliminer les mauvais gestionnaires et de récompenser les bons ; le coût serait moindre et la qualité meilleure.
Définition :
La condition essentielle du développement est l’accumulation de richesses résultant du bon fonctionnement de la rationalité économique, c’est-à-dire de la loi du marché. C’est pourquoi, la première tâche de l’État est de se mettre au service de cette rationalité, en créant les conditions nécessaires au soutien des initiatives privées rentables. Ainsi, nous en revenons à la croyance de base du libéralisme : il n’y a pas de meilleur gestionnaire des richesses que celui qui prend soin de son intérêt privé, et la somme de ces intérêts privés finira par faire l’intérêt général.
Que faire ? :
Privatiser tout ce qui peut l’être, autrement dit, tout ce qui serait susceptible de produire des profits sous le contrôle d’agents économiques privés : donc, toutes les entreprises de communication (télévision, radio, téléphone, poste, chemins de fer, lignes aériennes, routes et autoroutes), mais aussi les services de logement, de santé, d’éducation, de sécurité sociale... Les activités qui ne peuvent être rentables doivent rester sous la responsabilité de l’État ou d’organisations déléguées : la justice (avec certaines restrictions cependant : la police ou les prisons peuvent être, en partie, privatisées), certaines administrations publiques, les services chargés de réparer les dégâts environnementaux, etc.
Rationaliser l’État. Celui-ci, en effet, est financé principalement par des impôts sur les salaires et sur les bénéfices des entreprises ; or ces impôts affaiblissent la compétitivité sur les marchés externes. Cette rationalisation demande une révision des statuts des agents de la fonction publique (une réduction du nombre des fonctionnaires, des évaluations de leur travail, la recherche d’une hausse de leur productivité), ainsi qu’une réduction du coût des services publics non privatisables et des politiques sociales.
Spécialiser l’économie, autrement dit, exporter la plus grande quantité possible, participer activement aux échanges mondialisés, signer des traités de libre commerce. À cette fin, il faut investir dans les biens (et si possible aussi dans les services) qui présentent des avantages comparatifs (les matières premières, en particulier), et abandonner progressivement la production locale de biens que l’on peut trouver, moins chers et meilleurs, sur les marchés externes.
Équilibrer la balance commerciale (importer moins et exporter plus) et la balance financière (renégocier la dette externe) pour contrôler l’inflation.
Responsabiliser les individus : on doit aider ceux qui sont dans le besoin (à charge de la solidarité instituée), mais dans le but de restaurer, le plus rapidement possible, leur capacité d’être autonomes et de revenir sur le marché du travail, avec plus de compétitivité, de qualification technique et humaine, de créativité et d’imagination.
Qui ? :
Les acteurs principaux du développement sont les élites innovatrices privées locales, guidées par les grandes organisations internationales (FMI, BM, OMC, OCDE, G8...), qui piloteront le processus. L’État ne joue ici qu’un rôle secondaire, bien qu’il reste très important.
Exemples :
À partir des années quatre-vingt, cette conception du développement s’imposa et se généralisa dans tous les pays occidentaux, dans les pays de l’Est européens (après l’effondrement du modèle soviétique) et aussi dans une majorité des pays du Sud : chez les Asiatiques (avec leurs cinq « dragons » triomphants) et chez les Africains (sans résultats remarquables). La Chine et le monde musulman semblent constituer des pôles de résistance, mais ce n’est qu’une apparence. Il ne faut pas confondre le discours et la réalité : le fait que la Chine conserve une rhétorique communiste ne l’empêche pas de participer, avec un succès significatif, à ce modèle ; il en va de même dans certains pays musulmans, en particulier ceux d’Afrique du Nord et de la péninsule arabique.
La grande majorité des pays latino-américains ont été, soit contraints d’adopter ce modèle, soit l’ont choisi. Et il n’est pas inutile de rappeler qu’il fut appliqué tant par des dirigeants civils que militaires, tant par des hommes politiques de droite que du centre ou même de centre-gauche. Les cas les plus significatifs me semblent être les suivants. En Uruguay, le modèle fut introduit par un régime militaire (avec le général Álvarez, en 1981), mais fut conservé après le retour de la démocratie (en 1985) par les partis de droite (Sanguinetti, du parti Colorado et Lacalle, du parti Blanco). Il en alla de même au Chili, lorsque les « Chicago boys » introduisirent le modèle, surtout après 1983, sous le régime de Pinochet ; la même politique fut soigneusement conservée, en 1990, après le retour de la démocratie, par les partis de centre-gauche qui conformèrent la Concertación. Après sa bruyante crise financière, le Mexique suivit le même chemin, avec Salinas de Gotari, à partir de 1988 ; ensuite, avec son successeur, Zedillo, en 1994, le pays entra dans l’Alena (Accord de libre commerce d’Amérique du Nord) et le même modèle fut continué par Fox, après l’an 2000. L’Argentine adopta ce modèle, après l’élection de Menem (1989), jusqu’à son échec, accompagné de la violente crise de 2000-2001, dont hérita De la Rua. Au Brésil, le néolibéralisme s’imposa lorsque la droite (le parti de reconstruction nationale) remporta les élections avec Color de Mello (1990) ; il régna par la suite avec Franco, et surtout, avec Cardoso, qui oublia ses anciennes convictions de gauche de 1995 à 2003 [3]. Au Pérou, la même politique, adoptée par Fujimori, dura de 1990 jusqu’au jour où ce dernier fut contraint d’abandonner le pouvoir, en 2000 ; mais elle fut ensuite poursuivie par Alan Garcia.
Évaluation :
Sans aucun doute, le modèle néolibéral n’est pas plus aisé à gérer que les deux modèles antérieurs. Il s’accompagne, comme le dit bien González Casanova, d’une triple disparition de l’État : celle de l’État providence, celle de l’État développeur et, finalement, celle de l’État libérateur. Suivant ce modèle, le développement devient une « banale » affaire de croissance économique ; ce qui convient très bien aux entreprises du Nord et aux riches du Sud ; par contre, pour les peuples des pays dépendants, le modèle a des effets pervers insoutenables.
Afin d’augmenter la compétitivité des entreprises, les gestionnaires du modèle tendent à réduire le plus possible les impôts et le coût de la main d’œuvre. C’est pourquoi, ce modèle se caractérise par des coûts sociaux très élevés : des politiques salariales et sociales trop austères, des pics d’inégalités, de chômage et d’exclusion et montée de l’économie informelle. Ces coûts sociaux expliquent une certaine résistance de la part des populations (par exemple, au Mexique, en Équateur, en Bolivie, au Brésil, au Venezuela, en Argentine,...). Cette résistance n’est cependant pas généralisée et elle est plus vive là où existait, déjà auparavant, un certain bien-être social (certains droits sociaux acquis et des institutions – syndicats et partis de gauche – pour les défendre), comme ce fut le cas, par exemple, dans les pays du cône sud de l’Amérique, au Mexique ou au Brésil. On comprend donc pourquoi, dans beaucoup de cas, les acteurs néolibéraux utilisèrent les régimes dictatoriaux pour préparer le terrain en détruisant ces résistances. En revanche, dans les pays plus pauvres, qui n’ont jamais connu l’État providence, le modèle néolibéral a été imposé plus facilement, et il a eu des conséquences sociales encore plus intolérables : dans ces pays, le chômage et l’exclusion peuvent toucher jusqu’aux trois-quarts de la population.
Le modèle a aussi un coût économique : dans la majorité des cas, le néolibéralisme ne stimule pas l’industrialisation, mais tend plutôt à confirmer la division internationale du travail entre les pays exportateurs de produits miniers ou agricoles, primaires ou semi-élaborés, et les pays qui exportent des produits finis. Cela vaut, sans aucun doute, pour les pays les plus pauvres, mais s’observe aussi dans les pays plus avancés : le Chili, l’Uruguay ou l’Argentine continuent d’exporter des produits miniers ou agricoles plus ou moins transformés. Comme on le sait, la croissance économique n’amène pas l’industrialisation, et moins encore l’autonomie nationale ou le développement. Le succès du modèle néolibéral dépend, par définition, des échanges réalisés sur les marchés externes, ceux-ci étant particulièrement capricieux, tant dans le secteur des investissements (crise thaïlandaise en 1997 et ses conséquences en Russie, au Brésil, en Argentine... ; crise financière de 2008), que dans le secteur commercial (variation brutale du prix des matières premières).
Ce modèle à également un coût écologique important. Pour favoriser la compétitivité, ses partisans ont tendance à se préoccuper le moins possible des effets négatifs de leurs activités sur l’environnement : exploitation excessive des ressources naturelles non renouvelables (les mines) ou renouvelables (les forêts), pollution de la nature et des villes, déplacements de population, dangers pour la sécurité et pour la santé... De plus le Nord a également tendance à exporter dans le Sud ses industries les plus néfastes pour l’environnement.
Nous devons aussi signaler le coût culturel qui, sans être spécifiquement lié au néolibéralisme, accompagne le processus de globalisation. La culture suit obligatoirement les pratiques économiques, car le succès de ces dernières dépend du désir des gens d’être de bons consommateurs, compétitifs et communicateurs : le modèle s’accompagne de son idéologie, d’un mode de penser et de vivre, d’un american way of life, qui se généralise progressivement partout dans le monde et détruit la riche diversité des cultures humaines.
Sans affirmer que ce modèle, plus que les autres, engendre de la corruption, nous devons tout de même reconnaître sa fragilité quant à cette question. L’usage frauduleux de l’argent public – par exemple, des crédits octroyés par des banques étrangères – peut avoir des conséquences catastrophiques (comme ce fut le cas, parmi d’autres, de Menem en Argentine, de Fujimori au Pérou ou de Pinochet au Chili). En Argentine, près de 90% des ressources financières qui provenaient de l’extérieur, via l’endettement des entreprises (privées et publiques) et du gouvernement, ont été transférés hors du pays pour participer à des opérations financières.
Bien entendu, les partisans du néolibéralisme prétendent consacrer leurs efforts à limiter ces quatre types de coûts : ils parlent de « responsabilité sociale de l’entreprise », ils s’engagent à respecter des normes, des codes éthiques... Mais la logique du modèle fait obstacle à ces efforts, ou du moins limite leurs effets. Le fonctionnement d’une économie néolibérale semble engendrer nécessairement ces coûts. Cela s’explique facilement, par le fait que les ressources financières consacrées par les États à la justice sociale, à la protection de l’environnement et la préservation de l’identité culturelle se traduisent inévitablement en impôts pour les entreprises, donc en facteurs négatifs du point de vue de leur compétitivité. C’est pourquoi, dans un monde ouvert, dans lequel la concurrence est considérée comme le moteur du développement, les entrepreneurs privés ne peuvent prospérer sans réduire ces impôts et ces revenus salariaux au minimum, ce qui implique qu’ils se désintéressent des effets pervers du modèle.
Compte tenu de toutes ces difficultés, on peut affirmer que ce modèle n’a été efficace que dans des pays qui avaient déjà commencé à se développer en suivant d’autres modèles (les « dragons » asiatiques, par exemple), et qui abritent des élites compétentes, aptes à l’appliquer, ainsi que des classes populaires disposées à en supporter les coûts (au Chili, par exemple). Autrement dit, dans un nombre très limité de nations !
Coopération :
La coopération se base fondamentalement sur des accords bilatéraux et multilatéraux entre États. Ceux-ci ont, en effet, déjà signé d’innombrables traités de libre commerce. Par ailleurs, si les ONG conservent une certaine importance, ce n’est que dans la mesure où elles participent au modèle en soutenant des initiatives économiques rentables (par exemple, les micro-entreprises).
Après une ou deux décennies, le modèle néolibéral a révélé les limites de sa capacité à promouvoir le développement dans la plupart des pays du Sud. Des courants alternatifs ont alors surgi et se sont renforcés. Ils en appellent à deux conceptions, différentes mais complémentaires, qui se fondent sur l’idée d’un développement durable. La première s’inspire de l’ancien modèle social-démocrate et mise sur le rôle central de la démocratie ; la deuxième, que l’on peut considérer comme une nouvelle utopie, préconise la réaffirmation de l’identité culturelle des peuples du Sud.
Causes :
Selon cette conception, le développement est avant tout un problème social. Le modèle de la compétition, par sa logique interne, implique que l’on cesse de se préoccuper de l’intérêt général pour ne plus promouvoir que des intérêts privés ; c’est pourquoi, il produit des inégalités et, dans la majorité des cas, du chômage et de l’exclusion. En effet, en exacerbant la compétition entre les individus, il détruit les formes de solidarité existantes ; en faisant la promotion de la consommation, il plonge les gens dans l’apathie, la solitude et l’individualisme : tous participent à la compétition, courent pour consommer et pour payer leurs dettes.
Or, si l’on veut promouvoir le développement, il faut savoir tirer quelques leçons de l’histoire. Aucune classe gestionnaire ne se consacre spontanément à être dirigeante (c’est-à-dire préoccupée par l’intérêt général) ; si donc, elle l’est parfois, c’est parce qu’il y est contrainte par les pressions qu’exercent sur elle les mouvements politiques et sociaux du peuple en lutte, la société civile organisée et revendicative. C’est là une constante dans l’histoire : un peuple qui se laisse dominer est dominé. Sachant cela, la clé du développement se trouve dans la restauration de la démocratie politique et sociale. Le véritable développement – celui qui ne se limite pas à la seule croissance économique – a toujours été lié à la démocratie. Les pays les plus démocratiques furent aussi ceux qui se développèrent le mieux, et les plus développés sont aussi les plus démocratiques : il y a entre ces deux termes une relation de fécondation réciproque. Ce cercle vertueux s’explique par le fait que la démocratie, en reconnaissant les mouvements sociaux et les forces politiques d’opposition, et en instituant les conflits au sein d’une société civile forte et active, contraint les classes gestionnaires de l’économie et les dirigeants de l’État à redistribuer les bénéfices de la croissance économique, à les traduire en une amélioration réelle des conditions de vie de toute la population. En d’autres termes, la démocratie les oblige à se préoccuper de l’intérêt général.
:
La condition essentielle du développement est le bon fonctionnement de la démocratie politique (le droit pour les citoyens de choisir, contrôler, critiquer et changer les détenteurs des pouvoirs de l’État) et de la démocratie sociale (le droit pour les citoyens de s’exprimer, s’organiser, revendiquer, négocier leurs intérêts et les faire garantir par l’État).
Que faire ? :
Commencer, évidemment, par restaurer une vraie démocratie politique, c’est-à-dire supprimer les dictatures exercées par des forces armées, par des partis (ou des fronts) ou encore par des leaders charismatiques. La restauration de la pleine citoyenneté du peuple et de sa participation vigilante au contrôle du pouvoir politique constitue la première tâche. Beaucoup de pays du Sud, mais aussi du Nord, ne connaissent pas de réelle démocratie : souvent, il s’agit simplement d’une apparence ; dans les faits, elle est trahie par les gouvernants, avec l’accord tacite de citoyens apathiques.
Cependant, la démocratie n’est pas uniquement politique : elle est aussi sociale. Les multiples groupes sociaux qui composent la société – les travailleurs des campagnes et des villes, les classes moyennes, les femmes, les groupes ethniques, les jeunes, les habitants de quartiers pauvres, etc. – doivent créer des organisations qui les représentent, qui négocient leurs intérêts (fonction revendicative) et qui proposent à l’État des solutions aux problèmes de la collectivité (fonction projective).
Qui ? :
Les partis politiques et les mouvements sociaux populaires (d’ouvriers, de paysans, de femmes, de jeunes, de pauvres, de peuples autochtones,...) et leurs dirigeants sont les meilleurs garants du processus de développement, comme c’est le cas dans les pays qui se sont dotés d’un modèle social-démocrate.
Exemples :
Depuis les années quatre-vingt, et plus encore à partir des années nonante, de nombreux pays abandonnèrent leurs régimes dictatoriaux et tentèrent de restaurer la démocratie politique et sociale. Les exemples sont nombreux, surtout en Afrique et en Amérique Latine. Le processus, cependant, est lent et difficile, et les résultats ne sont pas toujours concluants.
Nous observons, néanmoins, les progrès de cette tendance dans plusieurs pays latinoaméricains, tels que le Venezuela (avec Chávez), la Bolivie (avec Morales), l’Équateur (avec Correa), le Nicaragua (avec Ortega), le Chili (avec Lagos et Bachelet), l’Uruguay (avec Vásquez et Mujica ), l’Argentine (avec Kirchner), le Brésil (avec Lula), le Paraguay (avec Lugo).
Évaluation :
Le modèle social-démocrate – qui a bien fonctionné dans les sociétés européennes riches – s’applique difficilement dans les pays plus pauvres, sauf lorsqu’ils possèdent beaucoup de ressources d’exportation (le gaz, le pétrole, le cuivre...). Il est en effet difficile de concilier des politiques sociales généreuses avec une politique économique obéissant encore aux exigences du marché néolibéral globalisé. L’arrivée au gouvernement de partis politiques de centre-gauche éveille dans la population de grandes et légitimes espérances d’amélioration de ses conditions de vie. Mais, en même temps, le gouvernement doit faire face aux résistances des gestionnaires de l’économie qui, au nom de la compétitivité, rejettent toute hausse de salaires et d’impôts, c’est-à-dire toute redistribution de la richesse.
L’arbitrage entre les intérêts des classes gestionnaires et ceux des classes populaires constitue toujours une tâche délicate. Pris entre deux feux, le gouvernement peut toujours prendre le parti de l’un ou de l’autre. S’il persiste à appliquer des politiques publiques et sociales progressistes, la réaction des « riches » peut être très dure (fuite des capitaux, grèves patronales, organisations de désordres publics...), et le pays peut devenir ingouvernable. S’il opte pour un capitalisme « sérieux » (à la façon de Kirchner ou de Lagos), le résultat peut être le même : le gouvernement maintient un discours d’équité, mais le contredit dans la pratique ; jusqu’à ce que le peuple, impatient, prenant conscience de la duplicité de ses dirigeants, se retourne contre eux.
Le risque de dérive populiste (promettre une amélioration des conditions de vie et ne pas tenir parole ou, au contraire, la tenir, mais en vidant les caisses de l’État) est toujours présent. En matière de populisme, l’Amérique latine a une longue expérience : Vargas au Brésil (1930-45, et ensuite 1950-54), les Batlle en Uruguay (l’oncle, 1903-07, 1911-15 ; le neveu, 1947-58), Perón en Argentine (1946-55), pour ne citer qu’eux, furent des dirigeants qui voulaient instaurer dans leur pays un bien-être social, mais qui n’en avaient pas les moyens. Maintenir la démocratie politique et sociale dans de telles conditions est très complexe. Chaque acteur a en effet tendance à utiliser la démocratie pour servir ses propres intérêts et à bloquer son fonctionnement quand ceux-ci leur paraissent mal servis. Et, pour pouvoir gouverner, les dirigeants finissent par faire la même chose !
Coopération :
La préoccupation pour la démocratie (surtout sociale) est présente dans de nombreuses ONG, et ce, depuis longtemps. Elles promeuvent des projets de conscientisation, d’éducation des populations, des projets syndicaux ouvriers ou paysans, de mouvements d’habitants de quartier pauvres, de femmes, de jeunes, de groupes ethniques ; des projets d’organisations économiques populaires, etc.
Cause :
Nous revenons ici à notre point de départ : la cause du sous-développement est bien culturelle. Mais nous y revenons à l’envers : la mentalité traditionnelle, au lieu d’être le pire ennemi du développement, est ici, au contraire, son meilleur ami !
Selon les partisans de cette dernière lecture, si les fruits de tant d’efforts réalisés pour développer les peuples du Sud ont été à ce point décevants, c’est parce que les modèles qui furent mis en œuvre pour promouvoir leur développement eurent pour effet d’affaiblir, voire de détruire leur identité culturelle. Tous ces modèles proviennent, en effet, de pays qui ont connu la première modernisation : ils furent tous imaginés dans les pays du Nord, sur base de leur histoire, du succès historique de leur propre expérience de l’industrialisation, autrement dit, dans les sociétés déjà développées. C’est pourquoi il fallait s’attendre à ce que ces modèles soient inefficaces dans le Sud : ils étaient inadaptés aux cultures des peuples auxquels on les destinait. Finalement, la cause du sous-développement se trouve bien dans l’impérialisme, certes, mais culturel.
Il n’est pas difficile de montrer qu’en effet, les modèles de développement dont nous avons parlé jusqu’à présent correspondent bien aux idéologies de l’industrialisation et aux voies que les acteurs des pays du Nord ont privilégiées.
Qui ? Comment ? | L’État | La société civile |
Voie capitaliste | MODERNISATION État et bourgeoisie nationale Modèle nationaliste (Allemagne, Japon…) | COMPETITION Bourgeoisie libérale Modèle libéral (Grande Bretagne, USA) |
Voie socialiste | RÉVOLUTION Dirigeants révolutionnaires Modèle communiste (URSS) | DÉMOCRATIE Mouvements sociaux Modèle social-démocrate (Pays scandinaves) |
Outre leur inadéquation aux cultures des peuples concernés, l’idée selon laquelle il faudrait inciter toute la population du monde à vivre selon le même mode de vie occidental n’a pas de sens. Cette idée n’est pas seulement indésirable, elle est aussi impossible : la planète (à cause de la pollution, de l’épuisement de l’eau et des ressources naturelles d’énergie...) ne supporterait pas une généralisation du « développement » tel qu’il a été conçu jusqu’à nos jours. Dès lors, se développer ne peut signifier, en aucune manière, grimper dans la classification des pays du monde selon leur « Produit Intérieur Brut » par tête, – que ce soit celle de la Banque Mondiale ou celle du PNUD, et que cette échelle soit ou non corrigée par une mesure de développement humain ou par une équivalence de pouvoir d’achat. Vouloir imiter et généraliser les modèles qui eurent du succès dans les pays du Nord dans le but d’adopter leur mode de vie est une dangereuse folie [4].
Définition :
Si l’on en croit cette analyse, la principale condition du développement est le respect de l’identité culturelle des peuples concernés. Chaque peuple, au regard de sa culture, de son histoire, de sa mémoire, doit concevoir et réaliser le projet de développement correspondant à son identité. Il n’y a, par conséquent, pas de modèle universel.
Que faire ? :
La base territoriale du développement doit être locale (et non nationale) et culturelle (et non politique). Mais cette idée est bien sûr inadéquate à l’ordre mondial actuel : le monde d’aujourd’hui – bien qu’il n’en ait pas toujours été ainsi – est un ensemble de nations gouvernées par des forces politiques formant des États. La solution transitoire, par laquelle on pourrait passer d’un ordre à l’autre, serait celle d’une fédéralisation des diverses identités culturelles qui composent chaque nation. Solution difficile, évidemment, car elle comporte le risque de déchaîner un ensemble de conflits ethniques, au moment de délimiter ces entités territoriales, d’ailleurs souvent mêlées et dispersées sur des territoires nationaux distincts. Cela étant, il n’est pas tout à fait utopique d’imaginer des négociations allant dans ce sens. En effet, la tendance actuelle est effectivement à la décentralisation du pouvoir politique dans les États nationaux, ainsi qu’à la création de régions relativement autonomes.
Une fois constituée, une communauté autonome de ce genre devrait concevoir son propre projet de développement local. Cela impliquerait la récupération et la réaffirmation fière de son histoire, de ses racines culturelles – et peut-être, surtout, de sa religion –, de ses coutumes, des savoir-faire (la technologie appropriée) de ses ancêtres, de ses modes de vie et de ses conceptions du monde. Cependant, le projet ne serait ni fondamentaliste ni intégriste : tout le passé n’est pas à récupérer. Il s’agirait de sélectionner dans la culture ancienne et dans la culture moderne les façons de faire (les solutions aux cinq problèmes vitaux de la vie collective) compatibles avec le monde d’aujourd’hui.
Qui ? :
Les élites culturelles de la communauté semblent être celles qui pourraient le mieux assurer la mise en œuvre d’un modèle de cette nature : elles seraient constituées des vieux, des sages, des hommes de religion, des artistes, enfin, des sujets les moins aliénés et contaminés par la culture occidentale.
Exemples :
Il n’existe (encore) aucun cas historique qui pourrait être considéré comme un exemple de réalisation de cette conception du développement. On peut donc sans exagérer parler ici d’une utopie. Cependant, qu’il s’agisse d’un modèle utopique ne signifie pas qu’il soit irréalisable : il suffirait qu’il existe des groupes sociaux qui y croient et luttent pour l’imposer dans la pratique, pour qu’il puisse être réalisé. Et, de fait, cette idée d’un développement fondé sur le respect de l’identité culturelle est bien présente aujourd’hui, dans de nombreux pays du monde : le Japon, la Chine, l’Inde, les pays musulmans,... mais aussi dans le courant régionaliste traversant tous les pays d’Europe. D’une certaine façon, elle constitue une forme de résistance, plus ou moins violente, à la mondialisation culturelle, économique et politique, une réaffirmation du local face à la domination écrasante du global.
Évaluation :
Bien sûr, on ne peut évaluer un modèle qui n’a pas encore été appliqué. Cependant, on peut voir dans la tentative d’Evo Morales en Bolivie, une volonté de mettre en œuvre les principes de ce modèle : de faire coexister une décentralisation politique avec une autonomie culturelle.
Coopération :
Si nous prenons cette conception au pied de la lettre, la coopération (du Nord) au développement (du Sud) non seulement ne peut apporter aucune solution, mais serait néfaste. Elle ferait, en effet, partie du problème, car elle serait une des dimensions de l’impérialisme culturel. C’est pourquoi, si l’on veut vraiment contribuer au développement des pays du Sud, mieux vaudrait ne pas intervenir : ni avec des idées, ni avec des technologies, ni avec du personnel, et surtout pas avec des fonds venus des pays du Nord ! Conclusion drastique, bien sûr, mais cohérente avec l’analyse.
Voilà, selon mon inventaire, où nous en sommes, nous, sociologues (sans parler des économistes) du développement, après soixante ans de recherche ! Hélas, malgré leurs efforts et leur bonne volonté, il faut bien reconnaître que, ni les acteurs, ni les experts qui les ont aidés, ne sont parvenus à résoudre le problème : les inégalités entre les nations qui composent la planète sont toujours bien là, insupportables, scandaleuses ; en termes relatifs, elles sont même plus grandes que jamais pour la plupart des pays du « sud ». Et nous n’avons toujours pas de réponse crédible à la question posée au départ de cette réflexion. Et, pendant ce temps-là, a population du monde a dépassé les six milliards d’habitants et les limites écologiques nous font maintenant comprendre qu’ils ne pourront pas tous vivre comme en Europe ou aux Etats-Unis – et encore moins en Europe ou aux Etats-Unis !
[1] Non seulement en ce qui concerne le développement, mais aussi dans tous leurs autres domaines d’étude.
[2] Qui avait été abandonné, considéré comme responsable de la grande crise des années trente, et remplacé par le protectionnisme et l’interventionnisme étatique, d’inspiration keynésienne ! Lorsque leurs intérêts sont en jeu, les hommes ont tendance à perdre la mémoire !
[3] Avant de devenir président du Brésil, Fernando Enrique Cardoso, qui est sociologue, était un fervent partisan du modèle appelé ici « de la révolution » : il est connu pour ses contributions à la théorie de la dépendance.
[4] Comme mon ami anthropologue, Michael Singleton, a l’habitude de le dire : « si tous les Chinois avaient une ‘petite voiture’, même une toute petite, il n’y aurait plus de trou dans la couche d’ozone ; il n’y aurait plus de couche d’ozone du tout ! ». Et l’on pourrait en dire autant de l’eau, du pétrole, du gaz et des métaux de toutes les mines de la planète.