Pour un développement éthique et durable

Mise en ligne: 5 novembre 2010

Six leçons à retenir des innombrables tentatives de développement
entreprises dans les pays du Sud, par Guy Bajoit

Si les théories présentées ci-dessus ont été plutôt inefficaces, ne serait-ce pas parce que les acteurs du développement, aussi bien que les sociologues et les économistes ont le plus souvent, simplifié le problème ? Comme nous l’avons vu ci-dessus, en effet, ils ont réduit l’explication à une de ses dimensions, celle qu’ils ont jugée la plus importante, en général, pour des raisons idéologiques. Quelles que soient les raisons de ce réductionnisme « photographique » – que leur innocence les ait rendus victimes des modes intellectuelles, ou que leur duplicité en ait fait les alliés d’acteurs et d’idéologies contraires au développement –, il est temps de prendre de la distance vis-à-vis de tous ces modèles et théories. Et il faut commencer par reconnaître l’immense complexité de cette question et cesser de la simplifier. Faute de quoi, nous continuerons à écrire des livres et à organiser des colloques, qui ne serviront à rien !

Dire d’un phénomène qu’il est complexe signifie qu’il faut le considérer à la fois dans toutes ses dimensions, même (et surtout) si celles-ci sont contradictoires. Or, il en va bien ainsi du processus de développement. Toutes les raisons que les sociologues et les économistes ont invoquées jusqu’ici, pour expliquer l’absence ou l’insuffisance de dynamisme de certaines sociétés, sont vraies ensemble, et doivent dont être considérées dans leur articulation et leurs contradictions. C’est cette idée centrale que je vais tenter d’expliciter ici.
Le processus de développement consiste à gérer des contradictions
Des innombrables tentatives de développement qui ont été entreprises dans les pays du sud depuis plus d’un demi-siècle, nous retiendrons les six leçons suivantes :

1. Il n’y a pas de développement durable d’une collectivité humaine – locale, nationale, régionale – sans croissance de ses échanges économiques, politiques, culturels, démographiques, avec les autres. L’autarcie n’est pas « payante » et elle l’est moins encore avec l’avancée actuelle de la mondialisation, qui la rend carrément impossible. Cependant, le développement n’est pas durable non plus si cette collectivité, en échangeant avec les autres, perd (ou ne récupère pas) le contrôle de ses ressources propres, et si, dès lors, elle ne peut en bénéficier pleinement pour améliorer les conditions de vie de ses membres. Or, il est évident que c’est justement par le bais des échanges internationaux qu’une collectivité peut perdre – et perd effectivement –, le contrôle de ses ressources ! Car ces échanges sont, en effet, des relations de concurrence et de domination, où chaque collectivité profite autant que possible de sa force et exploite au mieux les faiblesses des autres. Il s’agit donc bien là d’une première et délicate contradiction : il faut savoir à la fois participer aux échanges, s’ouvrir sur le monde et, cependant, ne pas perdre, à court, moyen ou long terme, le bénéfice des richesses que la nature – que le hasard ! – a placées à l’intérieur des frontières.

2. Il n’y a pas de développement durable sans croissance de la richesse matérielle produite : il est évidemment indispensable de faire grandir le « gâteau » si l’on veut améliorer les conditions matérielles et sociales de vie d’une population. Même si le développement ne consiste pas seulement à rattraper un retard dans la classification des PIB par tête, on doit bien reconnaître que cette croissance est pourtant indispensable. Mais le développement n’est pas durable non plus si ce « gâteau » est mal partagé, s’il ne profite qu’à quelques uns et laisse dans la misère et l’exploitation la plus grande partie des membres de la collectivité. L’injustice engendre toute sorte de misères sociales et ce, plus encore dans un monde de communication où chacun peut voir le niveau de vie des autres. Hélas, c’est bien connu, ceux qui contrôlent les moyens de faire croître la richesse ne sont généralement pas enclins à la partager : ils ont la vue courte, ils ne voient que leurs intérêts, ils font preuve le plus souvent d’un égoïsme incommensurable, d’une irresponsabilité intolérable. Aussitôt qu’il est question du moindre partage, ils se mettent à menacer : ils réduisent leurs investissements et expatrient leurs capitaux. Voici une seconde contradiction : il faut savoir partager le « gâteau » tout en continuant à le faire croître.

3. Il n’y a pas non plus de développement sans innovation technologique, sans une participation active au grand mouvement humain de progrès des connaissances, d’invention et d’adoption de techniques nouvelles, permettant d’assurer la croissance et de diversifier l’économie, mais aussi de soulager la souffrance et le travail des humains. Cependant – on en est aujourd’hui de plus en plus convaincu –, ce développement n’est pas (n’est plus) durable s’il perturbe les équilibres écologiques et s’il épuise les ressources non renouvelables d’une planète si maltraitée qu’elle en devient trop petite. Or, évidemment, c’est bien en inventant sans cesse des techniques nouvelles que les humains en sont arrivés à mettre en péril leur propre niche écologique. D’où une troisième contradiction : il faut savoir promouvoir la technologie et en faire bon usage pour ne pas détruire l’environnement naturel.

4. Mais le développement n’est pas seulement un processus économique et technique. C’est aussi une tâche politique, longue et complexe, qui a besoin d’être programmée, guidée, mise en œuvre par un acteur-pilote cohérent, fort et uni, donc par un pouvoir exécutif – un gouvernement – capable de mobiliser les ressources humaines et matérielles de manière efficace et efficiente. Cependant, un tel pouvoir – comme l’expérience historique l’a abondamment prouvé depuis des siècles –, finit toujours par se transformer en oligarchie et par se corrompre, s’il n’est pas soigneusement surveillé par les citoyens, grâce à des institutions démocratiques. Or, les rapports entre le développement et la démocratie politique sont très complexes : parfois, ces deux termes entretiennent entre eux un « cercle vertueux » (plus de l’un engendre plus de l’autre), mais parfois, ils se contredisent (chaque terme tend à paralyser l’autre). Voici donc une quatrième contradiction : il faut parvenir à instaurer ce « cercle vertueux », qui permet de concilier un gouvernement fort avec le respect des exigences de la démocratie politique (le droit des citoyens de choisir, contrôler, critiquer et, au besoin, changer leurs gouvernants ; l’autonomie relative des pouvoirs...).

5. On l’a maintes fois éprouvé, le développement n’est pas possible si la collectivité est constamment perturbée par des actions violentes. C’est pourquoi, il importe tellement d’instituer un contrat social acceptable, en favorisant la constitution de corps intermédiaires (groupes de pression, syndicats de travailleurs ou de métiers, mouvement sociaux), qui représentent et négocient les intérêts de leurs membres et qui institutionnalisent ainsi les conflits entre eux et avec l’État. Mais, comme nous l’apprend aussi l’histoire concrète, ce contrat social exclut le plus souvent plusieurs catégories d’individus incapables de se constituer en acteurs collectifs : des pauvres, des précaires (quelle qu’en soit la raison), des minorités de toutes sortes (ethniques ou autres), qui ont aussi besoin d’aide et de protection et restent cependant victimes des inégalités. Autre contradiction : c’est en instituant les conflits qu’on garantit la coexistence pacifique, mais c’est en excluant du contrat social certaines catégories d’individus qu’on remet en cause la démocratie sociale (le droit de toute catégorie de personnes – dans les limites du légal –, de s’organiser, de revendiquer, de négocier et de bénéficier de la protection de l’État). Cinquième contradiction donc : entre l’institutionnalisation et conflit et le respect de la démocratie sociale.

6. Le développement implique un engagement, une mobilisation de la plus grande partie possible de la collectivité dans un projet de société qui soit crédible, une idéologie qui donne du sens à l’existence de chacun, qui offre à chaque individu une place, un rôle à jouer, et qui intègre ainsi la société. Mais, comme nous l’a appris l’expérience, ceux qui proposent ce projet, parfois convaincus jusqu’au fanatisme, ont aussi tendance à l’imposer et à réprimer les groupes qui s’inspirent d’un projet social et culturel différent (notamment des groupes ethniques plus anciens). Pour qu’il soit durable et éthiquement défendable, ce projet d’avenir ne peut devenir dogmatique, sectaire ou totalitaire : il importe de respecter les droits des individus de penser, de s’exprimer et de mener leur existence comme ils l’entendent, même si, ce faisant, ils n’apportent pas leur contribution au mouvement collectif. C’est là une sixième contradiction : entre le projet de développement et la défense des traditions.

Un développement éthique et durable

Sans prétendre être exhaustif, il semble bien que les leçons de l’histoire, que nous venons de rappeler, nous ont fourni les six conditions que nous considérons comme nécessaires à un développement éthique et durable :

Valeurs-guides CROISSANCE… mais ÉTHIQUE ET DURABLE
L’autonomie inter-sociale Participer aux échanges inter-sociaux (économiques, politiques et culturels)… mais sans perdre (ou en récupérant) le contrôle des richesses collectives.
Le bien-être matériel Faire croître et diversifier la production des richesses… mais veiller à leur répartition équitable.
La technologie écologique Participer au mouvement d’innovation technologique… mais veiller à protéger l’environnement naturel.
La démocratie politique Mettre en place un pouvoir exécutif fort et cohérent… mais respecter les exigences de la démocratie politique.
Le contrat social Garantir une forte institutionnalisation des conflits… mais respecter les exigences de la démocratie sociale.
Le sens culturel Mobiliser les gens dans un grand projet de développement… mais sans réprimer ou détruire les autres cultures plus traditionnelles.

Ces conditions constituent bien des contradictions : c’est en voulant faire l’une que l’on risque de ne pas pouvoir faire l’autre, et inversement. C’est pourquoi le développement éthique et durable consiste bien à gérer des tensions constantes, des équilibres précaires, des justes milieux toujours provisoires, des synthèses entre des termes antinomiques, bref, des contradictions indépassables.
Ainsi, on admettra sans peine que le développement est impossible sans une politique de croissance : on ne conçoit pas (ou plus, aujourd’hui) un développement sans participation aux échanges mondiaux, sans expansion économique, sans innovation technologique, sans un gouvernement fort, sans une bonne institutionnalisation des conflits et sans une forte mobilisation dans un projet culturel d’avenir. Ce sont bien là, en effet, les conditions minimales de réussite d’un projet de développement. Cependant, même quand ces conditions sont réunies – ce qui est déjà fort rare –, il est habituel que les tentatives s’essoufflent rapidement ou ne produisent que des résultats décevants et provisoires. Pourquoi ? Parce que ces conditions minimales ne résistent jamais très longtemps, si les acteurs ne tiennent pas compte des exigences d’un développent éthique et durable.

C’est en nous servant des six questions que pose cette grille d’analyse que nous pouvons essayer d’évaluer les expériences de développement actuellement en cours dans le monde, et notamment en Amérique Latine, dans ces pays où des gouvernements dits de gauche s’efforcent de rétablir un certain contrôle de l’État sur le marché : le Venezuela, la Bolivie, l’Equateur, le Nicaragua, le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Chili.

Conférence prononcée pour l’ouverture du colloque réalisé à Montes Claros (Brésil) et organisé conjointement par l’Université de l’État de Montes Claros) et le Comité de recherche (CR30) de l’Association internationale des sociologues de langue française).