Que reste-il d’un projet de développement ? Parfois, un réseau associatif. Dans le cas du Fadoc, un réseau de réseaux ?, par Jacques Bastin
Lorsqu’après quelques années on se pose la question de savoir ce qu’il reste d’un projet de développement, il n’est pas rare de conclure que, de l’activité elle-même il ne subsiste pas grand-chose, même si elle a contribué en son temps au développement du pays ou de la région dans lesquels elle s’insérait, par exemple en créant de l’emploi et de l’activité, en fournissant divers services bien utiles.
Il y a cependant un effet durable qui, même s’il n’est pas aussi visible que des infrastructures qui tournent, est fondamental. Nombre de projets de développement portés par des organisations de la société civile, avec toute la quincaillerie institutionnelle et financière qui les accompagne, ont été une formidable école de formation de cadres, une université de terrain ouverte sur le monde. De nombreuses personnes issues de cette école occupent aujourd’hui des fonctions essentielles dans tous les secteurs de la société : dans l’administration, dans les partis politiques, dans les entreprises, dans le mouvement social et associatif.
Transdisciplinaire et confrontée aux réalités du terrain, de l’injustice et de la pauvreté, leur formation est un atout face à la complexification des mécanismes globaux qui régissent la planète et influencent le développement de plus en plus dual des sociétés humaines.
Le creuset de cette formation est constitué d’une part par ce que l’on pourrait appeler au sens large l’action sociale ou l’éducation populaire et, d’autre part, par les organisations, de tous types et à tous les niveaux, qui poussent comme des champignons, plus ou moins pérennes ou éphémères, plus ou moins informelles.
In fine le développement est le produit de l’action des hommes, des femmes et de leurs organisations. Cela nous amène à regarder le développement à travers le prisme des rapports sociaux, à savoir comment les groupes humains interagissent entre eux, comment les intérêts divergents des uns et des autres se manifestent et les inégalités se créent, comment se modifient les rapports de force dans les processus de négociation.
Le Fadoc [1] s’est inscrit dans cette lecture du développement. Il est en fait né d’une question : comment faire face à une multitude de sollicitations d’appui de la part de petites organisations se créant à la base, des organisations villageoises, de paysans, de femmes, de jeunes, de quartier, d’artisans ? L’équipe de Solidarité socialiste était à ce moment convaincue de la pertinence et de la valeur de nombre de ces groupes, de ces initiatives et des gens qui les portaient. En même temps, elle avait bien conscience de son incapacité à apporter une réponse satisfaisante aux demandes pour des raisons de légitimité - ancrage dans les sociétés locales -, de compétence - une connaissance affinée des contextes socioculturels et économiques pour agir de façon pertinente - et d’efficacité - gérer une multiplicité de petits financements dispersés. Elle faisait l’analyse que seuls des acteurs enracinés dans le contexte local étaient en mesure de relever ce défi.
Ensemble, Solidarité socialiste et sept de ses partenaires du Burkina Faso, du Cap Vert, du Chili, de Colombie, du Congo, de Guinée-Bissau et du Sénégal vont concevoir un dispositif commun visant à institutionnaliser une sorte de pépinière de groupes de base. Des ‘groupes cibles’ ont été définis : des associations de jeunes, de femmes, culturelles, de quartiers et de villages, des syndicats, des associations traditionnelles, des groupes de citoyens victimes d’exclusion, des associations socioprofessionnelles, des organisations paysannes, des associations mixtes de développement durable, des organisations thématiques. Le choix est fait de mettre en place un fonds de subvention plutôt que de crédit. L’option choisie est donc plutôt celle du renforcement institutionnel des groupes que de la promotion d’activités économiquement rentables.
Pour Solidarité socialiste, il s’agit d’un moment charnière qui fait basculer sa pratique d’une logique de projets vers une logique d’acteurs. Le projet en lui-même ne peut avoir des effets que sur le court terme. Ce qui génère des effets à long terme ce sont les gens, les organisations et les changements sociaux qu’ils induisent. Le bailleur de fonds public sollicité à ce moment - l’Administration belge de la coopération au développement - a eu davantage de mal à accepter cette mutation. Un recours aura été nécessaire pour faire accepter le cofinancement du programme ce qui générera dès le démarrage de sérieuses difficultés dans sa mise en place.
Dès le départ, le Fadoc est basé sur un partenariat en réseau, même si cette dimension tardera à se concrétiser. La fin d’un programme est bien entendu synonyme de bilan. Le développement n’est pas un long fleuve tranquille. Il est donc important de tirer les leçons de l’expérience de façon à en tenir compte dans l’évolution de nos actions futures.
Cela induit une égalisation de l’accès à la prise de décision sur l’affectation des ressources. Les partenaires fixent ensemble le cadre de l’action. Celui-ci, se démarquant de l’idée de projet, est conçu lors de la rencontre fondatrice 1997 comme un programme visant « à promouvoir et renforcer toutes formes d’organisations de la société civile permettant aux populations défavorisées d’agir sur leurs conditions de vie et de défendre leurs intérêts ».
Il s’agissait ensuite de mettre le réseau en pratique. Les expériences dans chaque pays ont grandi de façon éloignée les unes des autres, et vont connaître des développements à géométrie variable. Tous les trois ans, des rencontres internationales entre tous les partenaires du programme ont permis de le structurer progressivement. En 2000, la réunion de Concepción, au Chili, a été précédée d’une évaluation externe. Celle-ci a pointé, entre autres choses, la nécessité pour le Fadoc de clarifier sa vision et sa stratégie. Quelles organisations voulait-il appuyer et pourquoi, dans l’attente de quels résultats ? Les partenaires ont redéfini l’objectif global qui est devenu « Agir pour le renforcement des organisations sociales de base à travers leurs activités créatrices d’une dynamique de changement social ». Les partenaires ont précisé leur vision du développement en lui donnant une connotation politique marquée autour des droits humains, y compris dans leurs dimensions économique, sociale et culturelle. Les méthodes et critères de travail ont été actualisés. Le besoin d’une communication accrue entre partenaires a été mise en exergue.
Une nouvelle étape est franchie avec la réalisation des premiers échanges de pratiques. Des visites de terrain croisées ont lieu. Entretemps, certains partenaires ont quitté le programme et d’autres l’ont rejoint. L’objectif global y a été reformulé : « Améliorer la performance de ses membres et de leurs partenaires à la base, dans leur action de changement social, politique et économique ».
Les groupes de base doivent maintenant répondre aux critères suivants : avoir un fonctionnement interne démocratique et participatif, être porteurs d’une dynamique locale de changement social, être composés de minimum dix membres fonctionnant ensemble depuis minimum une année. Quatre axes stratégiques La stratégie, affinée, est articulée autour de quatre axes :
1. Le partage d’une vision sociopolitique du développement, ce qui passe par une compréhension et une maîtrise des mécanismes à l’oeuvre, indispensables à la concrétisation de la volonté de transformation de la réalité.
2. Le fait de se doter de compétences et d’outils pour améliorer la performance des acteurs dans leur mission de changement social.
3. La mobilisation des moyens financiers et leur répartition entre les acteurs.
4. Le renforcement des synergies et la valorisation des expériences et des connaissances de tous les acteurs ; il s’agit aussi de stimuler l’apprentissage mutuel, d’unir les forces pour une capacité d’influence accrue.
Depuis le Fadoc a fonctionné dans neuf pays : le Burkina Faso, le Cap Vert, la Colombie, le Congo, la Guinée-Bissau, le Mexique, le Nicaragua, la Palestine et le Sénégal. Dans chaque pays, une organisation ou un groupe d’organisations (le Fadoc a été plus d’une fois un vecteur de renforcement de collaborations entre partenaires) a été chargé de la mise en oeuvre du programme et de l’identification des groupes à appuyer (les organisations communautaires de base) selon les critères établis ensemble et revus tous les trois ans lors des rencontres internationales. Cet appui consistait, selon les quatre axes stratégiques, en un financement des groupes sélectionnés pour une période déterminée, en un accompagnement méthodologique et formatif, et en une mise en réseau entre groupes de base, censés se réunir régulièrement pour des formations et discuter des priorités et choix stratégiques. Ce sont plusieurs centaines d’organisations de base qui ont été appuyées par le Fadoc depuis le début, ce qui d’ailleurs finit par poser un problème en termes de capacité d’accompagnement.
Les liens entre partenaires du Fadoc se sont renforcés. Une dimension qui a pris incontestablement de l’ampleur est le travail en réseau. D’abord par l’institutionnalisation des rencontres régionales ; ensuite, par l’intensification des échanges ; enfin par la participation organisée des partenaires aux Forums sociaux mondiaux et aux Forums polycentriques. Des dynamiques liées aux Forums sociaux et au plaidoyer ont été portées principalement par les organisations partenaires de chaque continent.
Le Fadoc aura été un cadre suffisamment structurant pour permettre la convergence des pratiques des différents partenaires impliqués ; il aura également été suffisamment souple pour s’adapter à la spécificité des contextes et des institutions qui l’ont investi. Deux éléments principaux ont motivé la communication, l’échange, et la construction commune entre partenaires : d’une part l’apprentissage mutuel issu de la confrontation des pratiques de terrain, des méthodologies de renforcement des groupes de base, et des résultats obtenus ; d’autre part, le plaidoyer sur des enjeux locaux et globaux autour desquels se cristallise également la communication entre acteurs du programme.
Le réseau du Fadoc s’est construit du local au global. Les différents niveaux d’action et de réflexion se sont nourris mutuellement et se sont articulés entre eux. Les moyens ont parfois manqué pour assurer une communication et un suivi plus réguliers comme pour une systématisation et une coordination qui méritaient d’être renforcées. Les tentatives de se doter d’outils communs de communication très formalisés (comme par exemple une newsletter ou un intranet) ou de coordinations centralisées n’ont pas abouti, faute de moyens ou de réelle nécessité. Chaque partenaire a développé ses outils.
Par contre, ce qui a favorisé de façon déterminante la communication entre partenaires, c’est la multiplication d’espaces de rencontre et d’échange, où l’information circule, mais surtout où elle se discute, se travaille et se transforme en nouveaux savoirs. L’Internet facilite la circulation des informations, la prise d’initiative, la réactivité et l’élaboration de nouveaux projets. Les partenaires africains du Fadoc ont ouvert un groupe de discussion sur l’Internet qui s’est avéré être un instrument de communication pertinent.
La question des ressources est devenue cruciale pour le développement futur du Fadoc et le renforcement de son réseau, surtout à la base. D’année en année, le nombre de groupes associés a augmenté de façon exponentielle. Même s’il y a une rotation dans l’attribution des ressources, l’accompagnement, la formation et la mise en réseau d’un nombre croissant d’organisations exigent chaque fois plus de moyens, or les budgets n’ont pas augmenté en proportion.
La dernière rencontre a confirmé ces leçons. Elles nous ont inspiré dans l’élaboration de notre nouveau programme. Il a ainsi été décidé de généraliser la démarche du Fadoc à toutes les thématiques de ce programme que sont l’accès à la santé, la souveraineté alimentaire et le travail décent pour une vie digne.
Il s’agit en particulier de mettre en place de façon systématique une stratégie de partenariat en réseaux, à savoir privilégier une pratique collective de partenariat dans chaque pays, et internationale au plan thématique ; de renforcer l’appui à des organisations identifiées comme étant porteuses de changement social, pour renforcer la démocratie participative et pour faire progresser l’accès aux droits économiques et sociaux ; de systématiser l’intervention selon trois niveaux (au plan local avec les organisations communautaires de base, au plan régional et national avec les organisations partenaires, et au plan international entre les partenaires et Solidarité socialiste) ; de continuer à s’inspirer des modèles de l’action sociale de Bengoa, qui articulent dans une même intervention les dimensions d’ascension sociale, de participation, d’identité et de changement social ; de mettre en place des moyens comparables pour des résultats comparables entre les différents pays ; last but not least de confirmer les stratégies de sensibilisation, d’éducation et de plaidoyer dans le volet Nord en fonction de la spécificité des publics cibles, en valorisant davantage encore l’apport des partenaires du Sud.
Le Fadoc a ainsi accompli un cycle de dix années. L’expérience qu’il aura générée nourrit le nouveau défi que se sont donné quarante organisations partenaires de Solidarité socialiste pour les six années à venir.
[1] Fonds d’appui à la dynamisation d’organisations communautaires de base