L’intelligence collective pyramidale a permis l’essor de l’efficacité industrielle mais elle est peu adaptée aux défis du 21ème siècle, par Anne Versailles
Dans le discours, le réseau est souvent présenté comme un lieu de mise en lien d’acteurs divers. Un lieu très virtuel au sein duquel circule de l’information qui bénéficiera tant à chacun des acteurs reliés qu’à leur action collective. Dans la pratique toutefois, ce n’est pas toujours aussi fluide.
L’idée de flux est pourtant bel et bien l’idée maîtresse des réseaux. Ceux-ci n’existent en effet que pour et à cause de flux : flux de véhicules, (in)flux nerveux, flux d’informations… Ces flux circulent par des canaux, des arcs ou des liens tendus entre des nœuds, des points, des sommets. Ces derniers sont tangibles : ce sont les villes pour un réseau routier ; les gares pour un réseau ferroviaire ; les synapses pour un réseau neuronal ; les ordinateurs pour Internet ; les organisations ou les personnes pour un réseau professionnel ou social. Les liens ou les canaux qui les relient peuvent par contre être tangibles (les routes, les voies de chemin de fer, les fibres nerveuses) ou intangibles (les couloirs aériens, les ondes hertziennes, les relations interpersonnelles) mais ils n’existent que pour permettre la circulation des flux. Un réseau n’a donc pas de valeur par lui-même ni en tant que somme de ses éléments. Sa valeur n’émerge que de l’interaction entre les nœuds ou points qui le constituent. Comment favoriser cette interaction devient donc la question centrale.
A combien de réseaux êtes-vous aujourd’hui connecté ? Faites le compte et vous vous découvrirez tentaculaire… Les réseaux d’associations et d’ONG sont en effet en augmentation exponentielle. Effet de mode ? Cela y ressemble parfois et les motivations avouées pour s’y connecter sont qu’« il faut en être », qu’« on ne sait jamais ». Pour d’autres acteurs associatifs, se connecter répond à un besoin réel. Leurs associations et ONG s’investissent aujourd’hui dans un monde qui est à la fois de plus en plus grand -avec des problématiques complexes et planétaires qui demandent une approche interdisciplinaire- et de plus en plus petit, grâce au village global qu’incarne internet. Un monde qui impose également une réactivité à très grande vitesse. Et seule l’interaction de proche en proche spécifique aux réseaux permet une mobilisation à la hauteur de ces enjeux. Aujourd’hui, on a donc parfois le sentiment que « plus on est connecté, plus on existe ».
Le réseau ne serait-il pas en définitive la forme d’organisation collective qui, aujourd’hui, semble le mieux répondre aux défis du 21ème siècle ? Nous assistons en effet au remplacement de plus en plus explicite de l’ère industrielle par celle de la connaissance. Les matières premières de la production industrielle s’épuisent ; l’enjeu est à la dématérialisation et la machine remplace l’homme dans les chaînes de production. En contrepartie, l’économie de la connaissance fleurit. La connaissance serait la ressource qui, aujourd’hui, fait sens. La bonne nouvelle est qu’il s’agit d’une ressource infinie, qui ne se détériore pas par l’usage, qui se co-crée et qui replace donc l’humain au centre des préoccupations.
Cette mutation n’est pas sans entraîner de profonds bouleversements dans la nature du pouvoir, de l’économie, du management et des échanges. La valeur n’est plus produite par soustraction de matière première, elle est produite par adjonction de connaissance à la connaissance ; elle est co-créée et la compétition fait place à ce que certains nomment « la coopétition ». Dans ce contexte, l’intelligence collective pyramidale qui a permis l’essor de l’efficacité industrielle est bien peu adaptée. Le réseau devient par contre l’outil idéal.
Le travail en réseau prend de plus en plus le pas sur le travail en collaboration, en partenariat ou en co-intervention. Par sa dynamique plus horizontale, informelle et peu instituée, le réseau permet de rompre avec l’approche segmentée, cloisonnée et spécialisée qui montre ses limites face à la complexité actuelle des enjeux.
Les acteurs professionnels expriment habituellement deux types de motivation à travailler en réseau. La première, pour échanger avec d’autres dans le but de s’enrichir soi-même ou son organisation et d’améliorer son propre travail par le biais d’échanges d’information, de pratiques, de ressources, de compétences. Et la seconde, pour se relier pour « ensemble, être plus forts » et gagner une légitimation ou une expertise collective par rapport à des enjeux ou des objectifs communs. Ces deux grandes tendances conduisent à des dynamiques collectives assez différentes.
La première est orientée vers l’intérieur, vers les membres du réseau. Elle n’implique pas forcément une reliance forte entre eux. Il n’est pas nécessaire de se sentir appartenir au réseau pour y échanger. On peut se lier sans se mêler et même garder le contrôle et l’autonomie de ses apports, de son image, de son territoire. Un tel réseau relie par exemple les personnes et organisations intéressées par une même thématique ou une pratique particulière. Elles y échangent informations, trucs et astuces… Le lien se crée dans la relation, presque en dehors de tout objet-lien, et ne dure que le temps de la relation.
La recherche d’une légitimation ou d’une expertise collective crée une dynamique de réseau davantage orientée vers l’extérieur, vers la société dans son ensemble. Elle s’organisera autour d’objets-liens prégnants : se mettre ensemble pour défendre une idée, pour faire du lobbying, pour acquérir une masse critique, pour développer un projet, une action. Elle exige un sentiment de reliance et d’appartenance plus fort. La construction identitaire n’est pas un préliminaire ; elle se noue dans la relation. Elle n’est donc pas acquise une fois pour toutes comme elle peut l’être autour d’un statut commun au sein d’une organisation. Elle se module aussi au gré de l’action : autour d’une telle, ce sont tels et tels nœuds du réseau qui se resserreront et ce pourront être d’autres pour une autre action. Si l’engagement doit être plus fort, le lâcher-prise doit en même temps être plus grand. En effet, cadenassée, contrôlée, la connaissance ne peut créer de la connaissance émergente. Et c’est bien là la difficulté majeure du travail en réseau. Comment s’investir dans le collectif, y engager son énergie, ses idées, ses compétences, ses ressources et en même temps accepter de ne pas (tout) contrôler ?
Sur le plan organisationnel, se pose la question des modalités de participation. Un réseau est par définition une entité aux contours flous. Pas facile dans ces conditions de savoir qui participe, qui peut participer, qui décide, qui porte une responsabilité, qui peut représenter le collectif. Comment tout à la fois faciliter, dynamiser et réguler la circulation des flux d’informations, d’initiatives, de ressources, de compétences, d’idées, de rêves, d’actions ? Faut-il garder le réseau informel ou en faire une personne morale ? Faut-il le garder ouvert, accueillant à toute contribution, ou, au contraire, prévoir des modalités d’inclusion et d’exclusion ? Comment assurer la prise de décision dans cette horizontalité aux contours flous ? Que financer : une structure facilitatrice ou des actions ? Comment miser à la fois sur une nécessaire opérationnalité, qui implique de faire des choix, de structurer, de concrétiser, de passer à l’action, sans tomber dans une rigidité qui nuirait à l’autonomie des acteurs, à la co-élaboration, à cette fluidité nécessaire à la vie en réseau ?
Au-delà des modalités de participation, la vie d’un réseau tient bien davantage aux pratiques d’animation qui y sont déployées : modération, émulation, relance, synthèse, coordination, articulation des outils, aide technique, circulation des signes de la présence, reformulations, encouragements… Les défis et pièges de l’animation sont multiples. Comment partager l’intentionnalité ? Comment articuler les pratiques et intérêts individuels et collectifs ? Comment gérer les inégalités entre membres (de moyens, de compétences, de disponibilité, d’intérêts) ? Comment déjouer l’opportunisme et jouer le jeu de la réciprocité ? Comment instaurer (et conserver) un climat de confiance ? Comment garantir l’investissement de tous ? Comment « faire alliance » avec des personnes ou des organisations qui ne partagent pas nécessairement les mêmes convictions que soi ? Comment valoriser le patrimoine collectif ? Comment faciliter le passage à l’acte ; fluidifier les rigidités ; garder l’humain au cœur des dispositifs ; en bref et en un mot, comment miser sur la production passionnée ?
Souvent exercée dans l’ombre, la fonction d’animation est rarement planifiée dans les projets. Non légitimées, les personnes qui l’exercent tant bien que mal sont souvent perçues comme outrepassant leurs rôles et compétences habituels, voire même suspectées de prise de pouvoir. Dans un réseau, la reconnaissance et la légitimité n’est en effet pas liée au statut ou aux diplômes mais à l’investissement, à la présence. Plus on s’investit dans un réseau, plus on est visible et plus on acquiert notoriété et légitimité.
Faut-il alors prévoir une structure associée au réseau, sorte de secrétariat qui hébergerait cette fonction d’animation ? L’impérieuse nécessité de l’animation plaide en effet pour l’organisation de dispositifs de régulation et de dynamisation mais le risque de « rigidification » plaide en contrepartie pour que ces dispositifs soient les plus souples et légers possibles. On peut les imaginer centralisés ou, au contraire, distribués, répartis entre les membres selon leurs compétences, leur investissement ou les objets définis par le réseau. Peu de solutions satisfaisantes existent à l’heure actuelle en termes de structure juridique adéquate par rapport aux spécificités des réseaux.
Dans un réseau, l’identité des « je » prime sur l’identité des « nous » et ce sont bien souvent les freins psychologiques qui font la difficulté du fonctionnement en réseau. Un aspect rarement pris en compte… Si la nature floue du réseau qui intègre le spontané, l’émergent et l’éphémère est gage de souplesse, de flexibilité et d’adaptabilité, elle a aussi souvent de quoi se sentir décontenancé ! Fonctionner en réseau change en effet la donne. Depuis notre petite enfance, on nous a appris à « ne pas copier sur son voisin », à « ne compter que sur soi-même », à « se spécialiser », à « acquérir et défendre un statut » validé par des diplômes, des titres, de l’ancienneté et légitimé par une fonction précisée dans un « job description ». Le fonctionnement en réseau exige au contraire de devenir fluide, de sortir des cases pré-établies, de s’inspirer des autres, de relier pour créer, de se diversifier, voire même de se disperser, et surtout d’être dans l’acceptation, la nuance et la relativité plutôt que dans le refus, la dichotomie et les certitudes.
Dans un réseau, et plus encore avec l’outil internet, on est constamment sous le regard des autres. Comment accepter de faire des apprentissages, de développer sa réflexion sous leur regard, de voir son texte, son idée transformés par d’autres ? Comment faire le deuil d’une forme propriétaire de la maîtrise ? Souvent, les acteurs professionnels hésitent avant de faire circuler leurs idées : « elles ne sont pas encore tout à fait finalisées » ; « il y a encore des erreurs (de contenu, de stratégie, de syntaxe, d’orthographe, que sais-je encore) et on va me juger » ; « on risque de me les piquer »... Autant de peurs qui ne facilitent pas l’investissement et la contribution.
Fertiliser ses enjeux, ses agendas, ses terrains d’action par ceux des autres secteurs associatifs participe aujourd’hui de l’intelligence associative. Mais bien des questions restent encore en suspens et des réponses à tester. Développer notre capacité à nous organiser collectivement, cette intelligence multidimensionnelle, au-delà des intérêts personnels ou sectoriels, est l’un des enjeux d’aujourd’hui. Et peut-être est-ce par cet enjeu là, et principalement par celui-là, que nous résoudrons les grands défis qui attendent notre 21ème siècle : développement durable, pauvreté, épidémies et pandémies, éducation pour tous, changement climatique, accès à l’eau…