Le tiers monde, enclos initiatique pour les jeunes
Ma journée est faite ; je quitte l’Europe.
L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront.
Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ;
boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant,
comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux.
Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l’oeil furieux :
sur mon masque, on me jugera d’une race forte. J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal.
Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds.
Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé.
Arthur Rimbaud, Une saison en enfer
L’association entre voyages et rites de passage semble remonter très loin dans l’histoire des sociétés humaines. On retrouve en effet sur tous les continents de grands récits qui mettent en scène des « héros » qui accomplissent de longs périples, au cours desquels ils sont confrontés à des épreuves, tant physiques (Hercule et ses douze travaux) qu’intellectuelles (Œdipe et l’énigme du Sphinx) . Ces épreuves surmontées, les « héros » retournent généralement au lieu du départ, afin d’y être reconnus en tant que tels (Le retour d’Ulysse à Ithaque).
C’est Arnold Van Gennep qui utilisa le premier l’expression rite de passage. Selon lui, tout individu passe par plusieurs statuts au cours de sa vie, ces transitions sont souvent marquées par des rites diversement élaborés selon les sociétés (la naissance, l’accès à l’âge adulte ou à une nouvelle position sociale, le mariage, l’expérience de la maternité ou de la paternité, la mort). De manière plus générale, on peut donc dire que les rites de passage sont des rites qui accompagnent chaque changement de lieu, d’état, de position sociale et d’âge.
Van Gennep a montré que tous les rites de passage sont constitués de trois phases :
Aujourd’hui, que reste-t-il de ces rites de passage dans nos sociétés que l’on dit « désenchantées » ? Comme le souligne Jean-Didier Urbain , la pratique du voyage s’inscrit toujours dans une aventure symbolique, dans l’intensité d’une fiction, où s’enchaînent les séquences essentielles d’un scénario initiatique : histoire d’un sujet qui se transforme, et où se succèdent effectivement, à travers le départ, l’exploration et le retour, ces phases rituelles bien connues des ethnologues : séparation, initiation, et réintégration. Selon Jean-Pierre Urbain, bien des activités touristiques contemporaines peuvent être reconsidérées sous cet angle, notamment comme « rites de passage ».
Jean-Didier Urbain considère donc le tourisme comme un rite moderne, qu’il divise en deux catégories : celle qui relève du voyage d’entretien et de diffusion de la mémoire collective, proche du pèlerinage ; et celle qui relève des rites initiatiques et appartient au tourisme expérimental, tourisme d’aventure et de découverte, que l’on peut qualifier de tourisme « existentiel ».
L’engouement d’une partie de la jeunesse, souvent issue des classes sociales moyennes et supérieures, pour les voyages (« d’initiation ») dans les pays du tiers monde relève le plus souvent de cette deuxième catégorie. Il est d’ailleurs intéressant de relever qu’une des fonctions des rites de passage selon Turner , est justement d’amener les néophytes à découvrir que celui qui est grand ne pourrait pas être grand sans l’existence de petits, et il faut donc que celui qui est grand fasse l’expérience de ce que c’est que d’être petit. Au fond, c’est comme si les jeunes issus des classes moyennes et supérieures devaient aujourd’hui faire l’expérience de la pauvreté, afin d’assumer « légitimement » leur futur position sociale.
A cet égard, il est important de rappeler que les rites de passage ont souvent pour fonction de renforcer l’ordre social, même si pour ce faire, ils doivent justement le transgresser. C’est comme si la société se mystifiait elle-même à travers ces moments de désordre fictifs, qui permettent, en fait, de légitimer et d’intégrer l’ordre social.
Dans le même ordre d’idées, on peut penser que les voyages d’immersion dans les pays du tiers monde, loin de remettre en question les inégalités liées aux relations Nord-Sud, peuvent participer de ce que Pierre Bourdieu a appelé des stratégies de condescendance. Selon Bourdieu, « en abdiquant temporairement et ostentatoirement sa position dominante en vue de se mettre au niveau de son interlocuteur, le dominant profite encore de sa relation de domination, qui continue à exister, en la déniant. La dénégation symbolique (au sens freudien de Verneiung), c’est-à-dire la mise entre parenthèse fictive de la relation de pouvoir, exploite cette relation de pouvoir en vue de produire la reconnaissance de la relation de pouvoir qu’appelle cette abdication » .
En guise de conclusion, on peut se demander si les voyages d’immersion dans les pays en voie de développement, ne sont pas en passe de devenir une (plus ou moins) nouvelle forme de rite de passage entre l’adolescence et l’âge adulte pour les jeunes ? On peut également se demander si ces voyages, loin de diminuer le fossé entre le Nord et Sud, ne constituent pas plus pour les jeunes issus des classes moyennes et supérieures, une (plus ou moins) nouvelle manière de se distinguer et d’investir dans une nouvelle forme de capital symbolique, tout en masquant et en reproduisant l’inégale répartition des richesses et du pouvoir ?